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Full text of "Autour d'un petit livre"

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ALFRED    LOISY 


AUTOUR  D'UN  PETIT  LIVRE^ 

(DEUXIÈME     ÉDITION) 


113594 


PARIS 
ALPHONSE     PICARD     ET     FILS,     ÉDITEURS 

8*2,    RUE    BONAPARTE,    82 

1903 


UBRARY  ST.  MARY'S  COLLEGE 


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.      f 


AUTOUR   D'UN   PETIT   LIVRE 


DU  MEME  AUTEUR 


Histoire  du  Canon  de  l'Ancien  Testament  (1890),  1  v 
in-8,  260  pages.  5 

Histoire  du  Canon  du  Nouveau  Testament  (1891),  1  vc 
gr.  in-8,  305  pages.  15  fi 

Histoire  critique  du  texte  et  des  versions  de  l'Ancie;. 
Testament  (1892-1893),  2  vol.  in-8.  Épuisé. 

Le  livre  de  Jor,  traduit  de  l'hébreu,  avec  une  introduc- 
tion (1892),  1  vol.  in-8.  Épuisé. 

Les  Évangiles  synoptiques,  traduction  et  commentaire. 
Tome  Ier  (1893-1894),  1  vol.  in-8.  Épuisé. 

Les  mythes  raryloniens  et  les  premiers  chapitres  de 
la  Genèse  (1901),  1  vol.  gr.  in-8.  Epuisé. 

La  religion  d'Israël  (1901),  broch.  in-8.  Epuisé. 

Études  rirliques,  troisième  édition  (1903),  1   vol.  in-8, 
240  pages.  3  fr. 

Éi  udes  évangéliques  (1902),  1  vol.  gr.  in-8,  xix-333  pages. 

7  fr.  50 

Le  quatrième  Évangile,  introduction,  traduction  et  com- 
mentaire (1903),  1  vol.  gr.  in-8,  960  pages.         15  fr. 

Le  discours  sur   la  montagne    (1903),    1   vol.  gr.  in-8, 
144  pages.  3  fr. 

L'Evangile  et  l'Église,  deuxième  édition  (1903),  1  vol. 
n-12,  xxxiv-280  pages.  N'est  pas  en  librairie. 


MAÇON,  PROTAT  FRERES,  IMPRIMEURS 


AVANT-PROPOS 


«  Il  y  a  temps  de  se  taire  et  temps  de 
parler  »,  a  dit  l'Ecclésiaste.  L'auteur  d'un 
petit  livre  qui  a  pour  titre  L' Evangile  et 
l'Eglise  croit  avoir  observé  assez  longtemps 
le  précepte  du  silence.  Il  parle  maintenant. 

Ce  qu'il  va  dire  n'est  pas  une  apolo- 
gie ;  car  il  estime  que  ni  lui  ni  son  œuvre 
n'ont  besoin  de  se  justifier.  Mais  quelques 
remarques  semblent  à  faire  touchant  ce  qui 
s'est  passé  à  propos  du  livre,  et  le  livre 
même  peut  être  complété  sur  certains 
points  qu'on  y  a  seulement  effleurés. 

Les  Archevêques  de  Paris  t  et  de  Cam- 
brai 2,  les  Évêques  d'Autun  3,  d'Angers  4,  de 


1.  Mgr  François-Marie-Benjamin,    Cardinal   Richard. 

2.  Mgr  Etienne-Marie- Alphonse  Sonnois. 

3.  Mgr  Adolphe-Louis-Albert,  Cardinal  Perraud. 

4.  Mgr  Joseph  Rumeau. 


VI 


Bayeux  *,  de  Belley  2,  de  Nancy  3  et  de  Per- 
pignan 4,  ont  prohibé  dans  leurs  diocèses  la 
lecture  de  U  Evangile  et  V Eglise.  Comme 
prêtre,  Fauteur  respecte  ces  jugements.  Il 
songe  d'autant  moins  à  les  discuter  que  de 
tels  actes  échappent  par  leur  caractère  à  toute 
discussion.  Par  égard  pour  la  censure  du  Car- 
dinal Richard,  Archevêque  de  Paris,  dans 
le  diocèse  duquel  son  livre  était  édité,  il  en 
a  ajourné  la  seconde  édition,  qui  était  sous 
presse. 

L'ordonnance  archiépiscopale,  datée  du 
17  janvier  4903,  était  motivée  sur  ce  que 
l'ouvrage  avait  été  «  publié  sans  Y  imprima- 
tur exigé  par  les  lois  de  l'Eglise  »,  et  qu'il 
était .«  de  nature  à  troubler  gravement  la  foi 
des  fidèles  sur  les  dogmes  fondamentaux  de 
l'enseignement  catholique,  notamment  sur 
l'autorité   des   Ecritures  et  de  la  tradition, 


1    Mgr  Léon-Adolphe  Amette. 

2.  Mgr  Louis-Henri-Joseph  Luçon. 

3.  Mgr  Charles-François  Turinaz. 

4.  Mgr  Jules-Marie-Louis  de  Carsalade  du  Pont. 


VH 


sur  la  divinité  de  Jésus-Christ,  sur  sa  science 
infaillible,  sur  la  rédemption  opérée  par  sa 
mort,  sur  sa  résurrection,  sur  l'eucharistie, 
sur  l'institution  divine  du  souverain  ponti- 
ficat et  de  l'épiscopat  ».  Gomme  il  eût  été 
superflu  de  faire  valoir  que  le  livre  avait 
pour  objet  de  défendre  toutes  ces  croyances, 
sur  le  terrain  de  l'histoire,  contre  la  cri- 
tique protestante,  l'auteur  écrivit  au  Car- 
dinal Archevêque,  dans  une  lettre  du 
2  février  1903  :  «  Il  va  de  soi  que  je  con- 
damne et  réprouve  toutes  les  erreurs  que 
l'on  a  pu  déduire  de  mon  livre,  en  se 
plaçant,  pour  l'interpréter,  à  un  point  de 
vue  tout  différent  de  celui  où  j'avais  dû  me 
mettre  et  m'étais  mis  pour  le  composer.  » 

D'aucuns  ont  jugé  cette  «  rétractation  » 
insuffisante.  C'est  qu'il  n'y  avait  pas,  il  ne 
pouvait  pas  y  avoir  de  rétractation.  L'auteur 
condamnait  bien  volontiers  tous  les  contre- 
sens que  l'on  commettait  sur  son  texte,  en 
prenant  pour  un  système  de  doctrine  théo- 
logique  ce  oui   était    un    modeste  essai  de 


—    VIII 


construction  historique.  Il  avait  utilisé  les 
Evangiles  comme  documents  d'histoire, 
selon  les  garanties  que  présentent  les  divers 
éléments  qui  y  sont  entrés  :  il  ne  touchait 
pas  au  dogme  de  l'inspiration  biblique,  ni  à 
l'autorité  qui  appartient  à  l'Église  pour  l'in- 
terprétation dogmatique  de  l'Écriture.  Il 
s'était  efforcé  de  peindre  la  physionomie  his- 
torique du  Sauveur  :  il  ne  formulait  aucune 
définition  touchant  le  rapport  transcendant 
du  Christ  avec  la  Divinité.  Il  avait  analysé 
l'enseignement  de  Jésus  touchant  le  royaume 
des  cieux  et  son  prochain  avènement  :  il 
n'en  tirait  aucune  conclusion  par  rapport  à 
la  question  théologique  de  la  science  du 
Christ.  Il  avait  attribué  à  saint  Paul  la  con- 
ception théorique  de  la  rédemption  :  il  se  gar- 
dait bien  de  contester  que  Jésus  fût  le  Sau- 
veur de  l'humanité.  Il  avait  observé  que  la 
résurrection  du  Christ  n'est  pas  un  fait 
d'ordre  proprement  historique  et  qu'elle 
n'est  pas  rigoureusement  démontrée  en 
cette  qualité  :  il  ne  niait  pas  que  le  Christ 


IX    


fût  ressuscité.  Il  avait  tâché  de  marquer  la 
relation  historique  des  sacrements  chrétiens, 
notamment  de  l'eucharistie,  celle  de  la  hiérar- 
chie ecclésiastique,  du  pontificat  romain  et  de 
l'épiscopat,  avec  la  réalité  de  l'Evangile  et 
les  circonstances  dans  lesquelles  le  christia- 
nisme est  né  et  a  grandi  :  il  ne  mettait  aucu- 
nement en  doute  la  légitimité  de  la  doctrine 
catholique  touchant  l'institution  divine  de 
l'Eglise  et  des  sacrements.  Il  s'était  borné  à 
exposer  l'état  et  la  signification  des  témoi- 
gnages, s'occupantde  ce  qui  est  matière  d'his- 
toire, réservant  ce  qui  est  matière  de  foi. 

Sa  lettre  au  Cardinal  Richard  n'était  pas  un 
désaveu  de  ses  opinions  d'historien,  mais  un 
acte  de  déférence  respectueuse,  en  conformité 
avec  la  discipline  ecclésiastique.  Elle  relevait 
discrètementlaméprise  où  étaient  tombés  tous 
ceux  qui  avaient  voulu  prendre  la  description 
historique  de  l'Évangile  pour  une  série  d'ob- 
jections contre  les  dogmes  catholiques,  et  elle 
maintenait  toutes  les  conclusions  du  livre  sur 
ce  qui  était  son  objet  véritable.  Ébauche  d'his- 


X 


toire,  le  petit  livre  était  soumis  à  l'apprécia- 
tion de  toutes  les  personnes  compétentes,  qui 
étaient  libres  de  le  critiquer,  selon  qu'elles 
en  étaient  capables,  et  d'en  faire  le  profit 
qui  leur  convenait.  Si  l'Archevêque  de 
Paris  et  d'autres  Prélats  en  jugeaient  la 
lecture  particulièrement  troublante  pour 
leurs  diocésains,  cette  circonstance  ne  chan- 
geait pas  l'état  des  questions,  et  comme  elle 
n'apprenait  rien  à  l'auteur,  celui-ci  ne  pou- 
vait faire  dépendre  l'amélioration  de  son 
œuvre  que  du  progrès  ultérieur  de  ses 
recherches. 

La  première  condition  du  travail  scienti- 
fique est  la  liberté.  Le  premier  devoir  du 
savant,  catholique  ou  non,  est  la  sincérité. 
L'auteur  de  L'Évangile  et  V Église  avait  traité 
des  origines  chétiennes  selon  son  droit 
d'historien,  et  sous  sa  responsabilité  person- 
nelle. Il  avoue  ne  posséder  point,  dans  le 
chétif  répertoire  de  ses  connaissances,  l'idée 
de  la  science  approuvée  par  les  supérieurs. 
Il  ne  mettait  pas  au  jour  une  Histoire  sainte 


XI 


à  l'usage  des  catéchistes,  ni  un  manuel  de 
théologie  pour  les  séminaires,  sortes  de 
publications  que  l'Eglise  ne  peut  se  dispen- 
ser de  contrôler  directement  ;  mais  il  adres- 
sait, comme  simple  particulier,  depuis 
longtemps  adonné  à  l'étude  historique  de  la 
Bible,  une  réponse,  aussi  critique  et  scienti- 
fique que  possible,  à  un  savant  protestant, 
très  connu,  qui  avait  voulu  définir  par  l'his- 
toire l'essence  du  christianisme.  C'est  pour- 
quoi il  n'avait  pas  vu,  et  il  ne  voit  pas 
encore  ce  qu'auraient  signifié,  en  tête  de 
ce  travail,  le  suffrage  d'un  censeur  théolo- 
gique et  l'approbation  d'un  Evêque. 

Pour  satisfaire  ceux  qui  l'ont  blâmé, 
il  lui  aurait  fallu  détruire  le  caractère  his- 
torique de  son  livre,  c'est-à-dire  le  rendre 
inutile  pour  le  but  qu'il  se  proposait.  Chose 
plus  grave,  il  aurait  dû  remplacer  bien  des 
opinions,  qu'il  croit  historiquement  vraies, 
par  d'autres  qu'il  croit  fausses  et  qui  peut- 
être  le  sont. 

En  novembre  1893,  professeur  à  l'Institut 


XII    

catholique  de  Paris,  il  fut,  sans  autre  expli- 
cation, privé  de  sa  chaire  par  les  Evêques 
protecteurs  de  cet  Institut,  pour  avoir  fait 
paraître,  dans  L'enseignement  biblique,  une 
revue  qui  comptait  environ  deux  cents  abon- 
nés, les  lignes  suivantes  : 

Le  Pentateuque,  en  l'état  où  il  nous  est  par- 
venu, ne  peut  pas  être  l'œuvre  de  Moïse. 

Les  premiers  chapitres  de  la  Genèse  ne  con- 
tiennent pas  une  histoire  exacte  et  réelle  des 
origines  de  l'humanité. 

Tous  les  livres  de  l'Ancien  Testament  et  les 
diverses  parties  de  chaque  livre  n'ont  pas  le  même 
caractère  historique.  Tous  les  livres  historiques 
de  l'Ecriture,  même  ceux  du  Nouveau  Testament, 
ont  été  rédigés  selon  des  procédés  plus  libres 
que  ceux  de  l'historiographie  moderne,  et  une 
certaine  liberté  dans  l'interprétation  est  la  con- 
séquence légitime  de  la  liberté  qui  règne  dans  la 
composition. 

L'histoire  de  la  doctrine  religieuse  contenue 
dans  la  Bible  accuse  un  développement  réel  de 
cette  doctrine  dans  tous  les  éléments  qui  la 
constituent  :  notion  de  Dieu,  de  la  destinée 
humaine,  des  lois  morales. 


—  XIII  — 

A  peine  est-il  besoin  d'ajouter  que,  pour  l'exé- 
gèse indépendante,  les  Livres  saints,  en  tout  ce 
qui  regarde  la  science  de  la  nature,  ne  s'élèvent 
pas  au-dessus  des  opinions  communes  de  l'anti- 
quité, et  que  ces  opinions  ont  laissé  leurs  traces 
dans  les  écrits  et  même  dans  les  croyances 
bibliques. 

Depuis  lors,  on  a  pu  voir  que  ces  proposi- 
tions scandaleuses  étaient  des  vérités  élémen- 
taires. Elles  ont  été  reprises  (Dieu  me  pré- 
serve de  dire  que  quelqu'un  les  a  emprun- 
tées!), sous  une  forme  ou  sous  une  autre, 
en  ces  dix  dernières  années,  par  les  exégètes 
catholiques  les  plus  recommandables,  je 
veux  dire  par  un  bon  nombre  de  ceux  que 
la  confiance  du  Pape  Léon  XIII  a  fait  récem- 
ment entrer  dans  la  commission  pontificale 
des  Etudes  bibliques. 

En  octobre  1900,  l'ex-professeur  com- 
mençait, dans  la  Revue  du  clergé  français, 
une  série  d'articles  sur  la  religion  d'Israël. 
Le  Cardinal  Archevêque  de  Paris  interdit 
cette  publication,   déclarant  que  le  premier 


XIV  — 


article  était  contraire  à  la  Constitution  Dei 
Fîlius,  du  concile  du  Vatican,  et  à  l'En- 
cyclique Providentissimus  Deus,  du  Pape 
Léon  XIII,  sur  les  études  d'Écriture  sainte. 
En  quoi  consistait  cette  contradiction, 
l'auteur  ne  l'a  jamais  su.  L'historicité  des 
premiers  chapitres  de  la  Genèse  était  encore 
en  cause,  et  sans  doute  on  avait  cru  en 
danger  l'autorité  de  l'Ecriture  et  les  fonde- 
ments de  la  révélation,  parce  qu'il  avouait, 
parlant  en  historien,  manquer  d'informations 
sur  tes  premiers  temps  de  l'humanité,  ne 
trouver  dans  la  Bible  que  des  données  fort 
incertaines  et  incomplètes  sur  l'histoire 
d'Israël  avant  les  rois,  reconstituer  par  con- 
jecture et  selon  la  vraisemblance  historique 
le  milieu  où  est  né  le  monothéisme  israélite. 
Cependant  aucun  savant  sérieux,  même 
catholique,  ne  voudrait  dater  la  création  du 
monde,  comme  fait  encore  le  catéchisme  du 
diocèse  de  Paris,  ni  soutenir  que  la  Bible 
contient  réellement  les  annales  de  l'huma- 
nité,    depuis     le    commencement    jusqu'à 


XV 


Abraham  et  jusqu'à  Moïse,  ni  se  vanter  de 
connaître  les  circonstances  historiques  de 
l'exode  des  Hébreux,  ni  contester  que 
les  pratiques  du  culte  israélite,  analogues 
à  celles  des.  peuples  voisins  d'Israël  et  plus 
anciens  que  lui,  en  dépendent  plus  ou  moins 
par  leur  origine. 

Celui  qui  se  permet  de  rappeler  ces  faits 
n'entend  pas  se  plaindre  d'actes  épiscopaux 
qu'il  respecte  et  apprécie  exactement  comme 
la  condamnation  de  E  Evangile  et  l'Eglise  ; 
mais  il  croit  pouvoir  tirer  du  passé  quelque 
lumière  et  quelque  consolation  parmi  les 
difficultés  du  présent.  Il  ne  peut  regret- 
ter de  n'avoir  pas  su  mentir  pour  complaire 
à  une  autorité  qui  semblait  ne  voir  que 
son  droit  et  ne  soupçonner  pas  la  situation 
faite  à  l'exégèse,  à  l'apologétique,  à  la  théo- 
logie catholiques;  par  les  progrès  de  la  cri- 
tique scripturaire  et  le  mouvement  général  de 
la  science  moderne. 

Car,  il  faut  bien  le  dire  une  fois  pour 
toutes,  c'était  un  sort  terrible,  il  y  a  quinze 


—  xvi  — 

ou  vingt  ans,  que  celui  d'un  prêtre  appelé 
à  étudier  et  à  pratiquer  scientifiquement 
l'exégèse  biblique,  si  ce  prêtre  avait  l'es- 
prit ouvert  et  la  parole  sincère.  Ce  qui  se 
révélait  à  lui  était  un  champ  d'études 
immense  et  que  l'enseignement  reçu  lui  avait 
à  peine  laissé  deviner  ;  c'était  le  travail  in- 
complet, mais  énorme  cependant,  qui  a  été 
accompli  déjà  par  l'exégèse  protestante  et 
rationaliste;  c'était  la  résurrection,  confuse 
encore  mais  qui  tendait  à  devenir  de  plus 
en  plus  nette,  d'une  histoire  grandiose,  celle 
des  origines  chrétiennes,  histoire  que  les 
siècles  passés  ne  connaissaient  et  ne 
comprenaient  pas  mieux,  comme  histoire, 
que  celle  de  la  haute  antiquité  orientale, 
grecque  et  romaine;  c'était  la  nécessité, 
pour  les  catholiques,  de  contribuer  à  cette 
résurrection  comme  à  tout  autre  développe^ 
ment  du  savoir  humain,  sous  peine  de 
s'excommunier  eux-mêmes  de  la  société 
intellectuelle  et  de  préparer  pour  l'avenir 
prochain    une    crise    bien   plus   redoutable 


XVII 


que   toutes   celles   que   la  foi   chrétienne  a 
traversées  depuis  qu'elle  existe. 

Les  hommes  les  plus  éclairés  de  la  géné- 
ration précédente  qui  avaient  entrevu  cette 
tâche  difficile  s'étaient  bornés  à  de  timides 
essais.  Il  semble  même  que  quelques- 
uns  aient  désespéré  de  l'avenir  du  catho- 
licisme dans  notre  pays  et  qu'ils  aient 
pris  H  leur  parti  de  mourir,  honorablement 
et  tranquillement,  sur  des  positions  qu'ils 
savaient  n'être  pas  tenables.  Une  difficulté 
les  paralysait.  Le  nom  vénérable  de  tradi- 
tion, presque  synonyme  de  foi  catholique, 
leur  semblait  couvrir,  comme  un  bouclier 
impénétrable,  tout  l'héritage  du  passé,  et  ils 
n'ignoraient  pas  que  les  meneurs  de  l'opi- 
nion ecclésiastique  (je  ne  dis  pas  les  chefs  de 
l'Eglise)  n'étaient  pas  disposés  à  voir  les  exi- 
gences d'une  évolution  intellectuelle  qui  ne 
les  atteignait  en  aucune  façon.  Quel  destin 
avaient  eu  les  représentants  du  libéralisme 
politique?  Quel  accueil  avait  été  fait  aux 
tentatives  de  libéralisme  intellectuel?  Il  ne 

A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  tivre,  B 


« —  xvni 


s^agissait  plus  de  libéralisme  théorique  ; 
il  s'agissait  de  liberté  à  pratiquer,  de 
vérité  à  connaître.  Mais  tout  n'est-il  pas 
libéralisme  et  concession  à  Terreur,  pour 
ceux  qui  ne  peuvent  ou  ne  veulent  rien 
apprendre  en  dehors  de  leur  prétendue  tra- 
dition, rien  comprendre  de  ce  qui  ne  flatte 
pas  leur  insatiable  appétit  de  domination? 
Malgré  tout  et  malgré  tous,  un  mouve- 
ment commença  de  divers  côtés  en  même 
temps,  et  comme  il  était  impérieusement 
commandé  par  les  circonstances,  il  dura  et 
grandit,  à  travers  toutes  les  oppositions. 
Toutes  les  questions  furent  soulevées  Tune 
après  l'autre  :  d'abord  celle  de  l'inspiration 
biblique,  puis  celles  de  l'origine  du  Penta- 
teuque ,  du  caractère  des  livres  histo- 
riques de  l'Ancien  Testament,  de  l'origine  et 
du  caractère  des  Evangiles,  principalement 
de  l'Evangile  selon  saint  Jean,  enfin,  la  ques- 
tion du  dogme,  de  son  origine  et  de  son  déve- 
loppement, le  rapport  de  l'Eglise  à  l'Évan- 
gile, et  la  philosophie  générale   de  la  reli- 


XIX    


gion.  Cette  lutte  pour  la  vérité  n'était  pas 
une  bataille  rangée,  mais  un  combat  de 
francs-tireurs,  où  chacun  payait  de  sa  per- 
sonne et  ne  répondait  que  de  soi.  Seulement 
les  francs-tireurs  n'en  voulaient  qu'à  des 
conceptions  non  scientifiques  et  qui  tom- 
baient d'elles-mêmes,  tandis  que  leurs  adver- 
saires s'attaquaient  à  eux  et,  pour  simplifier 
la  réfutation,  sollicitaient  l'autorité  d'agir 
contre  eux. 

Spectacle  peu  glorieux  pour  l'Eglise 
de  France  que  celui  de  cette  poursuite 
où  les  travailleurs  désintéressés  semblent 
traqués  comme  des  bêtes  dangereuses  ! 
Depuis  une  dizaine  d'années,  sans  appui 
du  côté  du  monde,  qui  aurait  pourtant 
quelque  raison  de  les  soutenir,  ils  lèvent 
les  yeux  vers  les  trônes  où  siègent  les 
Evêques  préposés  par  l'Esprit -Saint  au 
gouvernement  de  l'Église  de  Dieu  :  sous  la 
croix  pectorale  n'y  a-t-il  pas  le  cœur  d'un 
père,  et  sous  la  mitre  d'or  l'intelligence  d'un 
docteur  ?  Ils  se  demandent  si  ces  princes  de 


XX   


la  sainte  cité  ne  compatiront  pas  à  leur  an- 
goisse, s'ils  n'encourageront  pas  leurs  efforts, 
s'ils  ne  comprendront  pas  les  aspirations  du 
siècle  qui  marche,  laissant  l'Église  loin  der- 
rière lui.  A  de  rares  et  honorables  exceptions 
près,  ceux  qui  sont  assis  sur  les  trônes  restent 
immobiles  et  froids,  comme  si  le  prêtre 
homme  de  science  leur  était  devenu  étran- 
ger et  suspect.  Il  ne  leur  vient  même  pas  en 
pensée  de  l'interroger.  «  Un  évêque  ne  dis- 
cute pas,  il  ne  réfute  pas,  il  condamne  », 
disait  naguère  un  des  Prélats  qui  ont  cen- 
suré U  Evangile  et  l'Eglise.  En  effet,  l'on 
voit,  de  temps  en  temps,  l'Evêque  allonger 
sa  crosse,  non  pour  guider  l'exégèle  qui 
peine  et  qui  s'épuise  à  réparer  la  négligence 
des  temps  passés,  mais  pour  le  frapper 
avec  solennité. 

Il  s'est  trouvé  que  celui  qu'on  vou- 
lait surtout  abattre  était  un  exégète  fan- 
tôme, qui  avait  derrière  lui  une  idée. 
Chaque  fois  qu'il  a  mordu  la  poussière, 
l'Idée    s'est    relevée  l'instant    d'après,   sou- 


XXI 


riante  et  forte,  et  l'ombre  d'exég  ète  a  conti- 
nué ses  périlleux  exercices.  On  ne  tue  pas 
les  idées  à  coups  de  bâton. 

Le  Pape  Léon  XIII  avait  pensé  enfin  qu'il 
convenait  de  consulter  les  exégètes  sur  les 
affaires  d'exégèse,  comme  on  consulte  les 
médecins  sur  les  maladies,  et  les  avocats  sur 
les  procès  ;  il  avait  également  compris  qu'il 
était  prudent  maintenant  d'étudier  à  fond  la 
matière,  avant  de  porter  des  jugements. 
Cette  sage  conduite  sera  tôt  ou  tard  imitée 
en  France.  On  s'apercevra  peut-être  un  jour 
que  ce  n'était  pas  pour  avoir  cédé  aux  séduc- 
tions d'une  fausse  science,  ou  pour  être  doués 
d'un  esprit  inquiet  et  mal  équilibré,  ou  par 
manque  de  docilité  aux  instructions  pon- 
tificales, par  défaut  de  respect  envers 
les  Evêques  et  de  dévouement  à  l'Eglise, 
que  des  écrivains  catholiques  ont  osé  trai- 
ter scientifiquement  tous  les  problèmes 
que  la  science  non  catholique  a  soulevés 
à  propos  de  la  religion.  Il  n'était  que 
temps    de   pourvoir  au  besoin    des    intelli- 


XXII 


gences,  et  si  les  efforts  qu'on  a  tentés  n'ont 
donné  encore  que  des  résultats  imparfaits, 
c'est  la  condition  de  toute  œuvre  humaine. 
Le  devoir  était  d'essayer;  si  l'on  considère 
la  nature  de  l'œuvre  à  réaliser,  ce  ne  peut 
pas  être  un  crime  de  n'avoir  réussi  qu'à 
demi. 

La  situation  est  telle  que  le  silence  ou  la 
réserve  des  savants  catholiques  sur  certaines 
questions  particulièrement  délicates  ne  sau- 
raient contribuer  à  la  paix  des  consciences. 
Les  points  d'interrogation  se  posent  d'eux- 
mêmes  devant  l'esprit  de  nos  contemporains. 
C'est,  avant  tout,  cet  état  des  choses  qui 
«  trouble  gravement  la  foi  des  fidèles  sur 
les  dogmes  fondamentaux  de  l'enseignement 
catholique  ».  Si  l'on  n'explique  pas  à  ceux 
qui  sont  capables  de  réflexion  la  réalité  des 
faits,  ils  s'instruisent  dans  les  livres  des 
protestants  et  des  incrédules,  et  l'attitude 
même  de  certaines  autorités  ecclésiastiques 
peut  les  induire  à  penser  que  la  croyance 
officielle  de  l'Eglise  est  en  contradiction  avec 


—  xxui  — 

l'histoire,  que  la  foi  catholique  est  incompa- 
tible avec  la  connaissance  de  la  vérité  sur 
les  origines  du  christianisme.  Ce  qui  inquiète 
l'esprit  de  ces  fidèles  au  sujet  de  l'Ecriture, 
c'est  l'impossibilité  où  un  homme,  jugeant 
selon  le  sens  commun,  se  trouve  de  conci- 
lier ce  qu'on  voit  que  la  Bible  est  comme 
livre,  et  ce  que  nos  théologiens  semblent 
affirmer  de  sa  vérité  absolue  et  universelle. 
Ce  qui  inquiète  l'esprit  de  ces  fidèles  au  sujet 
de  la  tradition,  c'est  l'impossibilité  de  conci- 
lier l'évolution  historique  de  la  doctrine 
chrétienne  avec  ce  que  nos  théologiens 
semblent  affirmer  de  son  immutabilité.  Ce  qui 
inquiète  l'esprit  de  ces  fidèles  sur  la  divinité 
du  Christ  et  «  sa  science  infaillible  »,  c'est 
Timpossibilité  de  concilier  le  sens  naturel  des 
textes  évangéliques  les  plus  certains  avec  ce 
que  nos  théologiens  enseignent  ou  semblent 
enseigner  touchant  la  conscience  et  la  science 
de  Jésus.  Ce  qui  inquiète  l'esprit  de  ces  fidèles 
sur  la  rédemption  opérée  parla  mort  du  Christ, 
c'est  l'impossibilité  de  regarder  comme  adé- 


XXIV    — 


quaie  à  l'économie  du  salut  une  théorie  con- 
çue dans  l'ignorance  de  ce  qu'a  été  l'histoire 
de  l'homme  sur  la  terre  et  celle  de  la  reli- 
gion dans  l'humanité.  Ce  qui  inquiète  l'esprit 
de  ces  fidèles  au  sujet  de  la  résurrection  du 
Christ,  c'est  la  simple  lecture  des  Evangiles,  en 
regard  de  l'assurance  avec  laquelle  nos  apo- 
logistes proclament  l'accord  absolu  des  témoi- 
gnages, le  caractère  et  la  certitude  historiques 
du  fait.  Ce  qui  inquiète  l'esprit  de  ces  fidèles 
au  sujet  de  l'eucharistie,  de  l'institution  pon- 
tificale et  de  l'épiscopat,  c'est  la  violence 
qu'ils  ont  besoin  de  se  faire,  qu'ils  ne 
peuvent  plus  venir  à  bout  de  se  faire,  pour 
voir  dans  les  textes  évangéliques  la  défini- 
tion pleine  et  entière  de  ces  choses,  relati- 
vement à  l'état  présent  de  la  doctrine  ecclé- 
siastique. 

Cette  inquiétude  est  allée  grandissant 
depuis  près  d'un  siècle,  à  mesure  que  pro- 
gressait dans  notre  monde  civilisé  la  con- 
naissance de  l'univers  et  celle  de  l'anti- 
quité. Le  progrès  de  la  science  pose  en  des 


XXV  — 


termes  nouveaux  le  problème  de  Dieu.   Le 
progrès  de  l'histoire  pose  en  des  termes  nou- 
veaux le  problème  du  Christ  et  le  problème 
de  l'Eglise.  C'est  ce  triple  problème  qui  s'im- 
pose à  la  considération  des  penseurs  catho- 
liques. Il  existe  indépendamment  du  malheu- 
reux opuscule  autour  duquel  on  a  fait  tant 
de  bruit.  L'auteur  de  L'Evangile  et  V Eglise 
n'en  a  traité  qu'une  partie,  et  de  cette  par- 
tie il  n'a  esquissé  qu'un  aspect  :  le  rapport 
historique   de    l'Eglise    à   l'Evangile.    Etant 
donné  ce  qu'a  été  l'Evangile  de  Jésus,  com- 
ment apprécier,  au  point  de  vue  de  l'histoire, 
le  développement  chrétien  et  catholique?  Il 
serait  parfaitement  absurde  de  dire  que  le 
livre  a  soulevé  cette    question,    qui    existe 
depuis  Luther  et  qui  a  pris  seulement  une 
forme  nouvelle,  en  ces  derniers  temps,  à  rai- 
son du  travail  critique  sur  les  Evangiles.  Il 
s'agit  maintenant,  en  effet,  de  voir  comment 
l'Evangile,  qui  annonçait  le  prochain  avène- 
ment du  royaume  de  Dieu,  a  produit  la  reli- 
gion chrétienne  et  l'Église  catholique.  Pro- 


—  XXVI  — 

blême  complexe,  qui  ne  peut  comporter  une 
solution  simple. 

Une  réponse  toute  faite  existe  :  Jésus,  au 
cours  de  son  existence  terrestre,  a  positive- 
ment institué  l'Eglise  telle  que  nous  la  con- 
naissons, avec  son  Pape  et  ses  Évêques,  le 
symbole  de  sa  doctrine  et  les  sacrements  de 
son  culte.  Si  cette  réponse  ne  se  trouve 
pas  dans  Lï Évangile  et  V Eglise,  c'est  qu'on 
n'avait  pas  voulu  l'y  mettre  ;  et  on  ne 
Favait  pas  voulu  parce  qu'on  ne  le  pouvait 
pas.  Pour  l'historien,  l'Eglise  fait  suite  à 
l'Evangile  de  Jésus  ;  elle  n'est  pas  formelle- 
ment dans  l'Evangile.  Elle  en  a  procédé  par 
une  évolution  nécessaire  dont  on  a  seule- 
ment à  vérifier  les  conditions.  L'inquiétude 
de  la  foi,  sur  ce  point  particulier,  résulte 
de  l'incompatibilité  qui  apparaît  entre  la 
réponse  toute  faite,  dont  on  vient  de  parler, 

et  la  réalité  de  l'histoire. 

« 

On  avait  essayé  de  montrer  que  l'Eglise 
a  été  réellement  instituée  par  le  Christ, 
parce    qu'elle  n'est,    en  un   sens   très  vrai, 


—  xxvii  — 

que  l'Evangile  continué  et  le  royaume  des 
cieux  réalisé  ;  toute  l'institution  ecclésias- 
tique, hiérarchie,  dogme  et  culte,  se  justifiait, 
à  Tégard  de  la  continuité  historique,  comme 
un  développement  du  service  de  l'Evangile 
et  un  accomplissement  du  royaume  cé- 
leste. Ainsi  l'Église  n'était  pas  seulement  la 
suite  inévitable,  mais  la  suite  légitime  de 
TEvangile.  Quant  à  la  vérité  divine  de  l'Évan- 
gile et  de  l'Église,  l'objet  du  livre  n'était  pas 
de  la  démontrer,  attendu  que  l'histoire,  à 
elle  seule,  ne  fournit  pas  la  preuve  de  cette 
vérité,  qui  n'est  pas  tout  entière  à  la  surface 
des  choses,  dans  ce  qui  s'offre  à  l'expérience 
critique,  mais  principalement  dans  leur  vie 
intime  et  dans  l'action  de  l'Évangile  sur  les 
âmes. 

L'on  proposait  donc  une  explication, 
incomplète  en  soi,  mais  que  l'on  jugeait  suf- 
fisante comme  aperçu  historique,  du  mouve- 
ment chrétien,  à  partir  de  l'Évangile.  Si 
cette  explication  est  défectueuse,  c'est  par 
des  travaux  de  même  ordre  et  plus  satisfai- 


—  XXVIII    — 

sants,  que  ses  imperfections  pourront  être 
corrigées.  Quand  même  elle  serait  radicale- 
ment fausse,  il  resterait  à  trouver  l'explica- 
tion vraie  des  faits  anciens,  et  à  montrer 
comment  la  doctrine  de  l'Eglise  n'y  contre- 
dit pas.  Il  faut  rassurer  la  foi  des  catho- 
liques sur  l'autorité  des  Ecritures,  en 
leur  faisant  connaître  ce  qu'est  la  Bible  et 
quel  genre  de  vérité  l'Eglise  veut  lui  attri- 
buer. IL  faut  rassurer  cette  foi  sur  l'autorité 
de  la  tradition,  en  découvrant  au  croyant  la 
puissante  vitalité  de  la  doctrine  et  la  possi- 
bilité de  son  progrès.  Il  faut  rassurer  la.  foi 
sur  la  divinité  du  Christ,  en  interprétant 
l'Evangile  et  les  documents  de  l'antiquité 
ecclésiastique  selon  les  règles  que  l'on  a 
maintenant  coutume  d'appliquer  à  tous  les 
textes  humains,  eten  tenant  compte  du  mou- 
vement de  la  pensée  contemporaine  dans 
l'ordre  philosophique.  Il  faut  rassurer  la  foi 
sur  la  question  de  la  rédemption  et  du  salut, 
en  cherchant,  derrière  les  formules  et  même 
les  idées    antiques,    le   principe   d'éternelle 


XXIX  


vérité  qu'elles  recouvrent,  une  interpréta- 
tion du  fait  religieux  dans  l'humanité,  une 
idée  intelligible  du  rôle  qui  appartient  au 
Christ  dans  la  révélation  de  Dieu  et  la  régé- 
nération morale  de  l'homme .  Il  faut  rassurer 
la  foi  touchant  la  résurrection  du  Sauveur  et 
sa  présence  eucharistique,  en  pénétrant 
davantage  le  mystère  du  Christ  immortel, 
vivant  en  Dieu  et  dans  son  œuvre.  Il  faut 
rassurer  la  foi  touchant  l'institution  divine  de 
la  papauté  romaine  et  de  l'épiscopat,  en  déter- 
minant leur  place  traditionnelle  et  leur  rai- 
son d'être  permanente  dans  l'Église  du 
Christ. 

Ce  résultat,  sans  doute,  pourra  être  obtenu 
sans  que  l'on  accable  sous  les  censures  et  la 
diffamation  ceux  qui,  voués  à  l'étude  scien- 
tifique de  la  religion  et  soucieux  de  l'avenir 
du  catholicisme  en  France,  tiennent  à  rester 
des  savants  sincères  et  de  loyaux  serviteurs 
de  l'Eglise.  On  a  pu  voir,  il  n'y  a  pas  très 
longtemps,  un  publiciste  vulgaire,  qui 
avait  voulu   prendre  la  mesure  de  la  crédu- 


XXX    — 


lité  catholique,  entretenir,  pendant  des 
années,  le  clergé  et  les  fidèles,  de  fictions 
ineptes  et  ridicules.  La  mystification  dura 
tant  qu'il  plut  au  mystificateur  de  la  prolon- 
ger. Cette  propagande  de  mensonge  et  d'in- 
sanité, a  pu  se  produire  et  se  perpétuer  sans 
que  les  Evêques  de  France  aient  proféré 
publiquement  un  seul  mot  de  réprobation. 
Les  diocésains  du  Cardinal  Archevêque  de 
Paris,  à  qui  la  lecture  de  IJ Evangile  et  V Église 
est  défendue,  ont  toujours  été  et  sont  encore 
autorisés  à  s'édifier  dans  les  œuvres  catho- 
liques de  Léo  Taxil.  Peut-être  serait-il  oppor- 
tun de  ne  pas  trop  donner  à  penser  qu'il  est 
permis  d'exploiter  l'ignorance  et  le  fanatisme 
de  la  masse  croyante,  mais  non  de  vouloir 
y  remédier,  et  qu'un  peu  de  franc  savoir 
rend  un  homme  plus  nuisible  au  catholi- 
cisme de  nos  jours  que  l'audace  la  plus 
effrénée  dans  l'invention  de  rêveries  mal- 
saines. 

Des   attaques  dirigées   contre   son   livre, 
dans  plusieurs  journaux  et  revues  catholiques 


XXXI 


de  notre  pays,  l'auteur  n'a  rien  à  dire,  si  ce 
n'est  qu'il  n'y  répondra  pas.  Autant  qu'il  est 
en  lui,  il  ne  veut  avoir  part  ni  aux  senti- 
ments ni  à  l'esprit  qui  caractérisent  les 
principaux  documents  de  cette  polémique. 

Les  lettres  qui  constituent  le  présent 
volume  tendent  à  éclaircir  soit  la  question 
biblique  en  général,  soit  la  méthode  qui  a 
été  suivie  dans  L'Evangile  et  V Eglise,  soit 
quelques  sujets  importants  qui  ont  été  à  peine 
abordés  dans  ce  livre,  à  savoir  l'origine  et 
l'autorité  des  Evangiles,  la  divinité  de  Jésus- 
Christ,  ou  qui  y  ont  été  sommairement  trai- 
tés, comme  l'institution  de  l'Eglise  et  des 
sacrements,  l'autorité  des  dogmes. 

L'auteur  avait  adressé  L Evangile  et 
V Eglise  au  «  lecteur  de  bonne  foi  ».  Il  fait 
de  même  pour  les  explications  qu'il  publie 
maintenant,  comme  il  a  publié  le  précédent 
livre,  selon  le  droit  qu'il  croit  avoir  de  dire 
sa  pensée,  surtout  après  qu'on  l'a  travestie, 
et  sous  sa  propre  responsabilité.  Il  s'était 
proposé  d'y  joindre  un  examen  critique  des 


XXXII    

récits  de  la  résurrection  du  Sauveur,  dans  les 
quatre  Evangiles.  Mais  il  a  jugé,  à  la  réflexion, 
qu'il  en  avait  dit  assez  sur  ce  point  et  que  ses 
conclusions  n'avaient  pas  besoin  de  commen- 
taire. 

Ecrivant  en  France,  c'est-à-dire  en  un  pays 
de  libre  discussion,  où  la  science  indépen- 
dante a  eu  des  représentants  plus  brillants  et 
plus  écoutés  que  ceux  de  l'exégèse  tradition- 
nelle, il  n'a  pas  à  craindre  de  surprendre  ses 
lecteurs,  même  catholiques,  en  posant  devant 
eux  des  problèmes  nouveaux  et  déconcertants 
pour  leur  foi.  Il  se  ferait  scrupule  et  il  aurait 
honte  d'inquiéter  les  âmes  simples  dansla  pai- 
sible possession  de  leur  croyance.  Mais  il  est 
convaincu,  à  tort  ou  à  raison,  qu'il  y  a,  dans 
le  catholicisme  français,  trop  de  personnes, 
et  depuis  trop  longtemps,  qui  n'ont  pas  assez 
peur  de  scandaliser  les  savants.  A  chacun  sa 
clientèle.  Les  vrais  et  bons  ignorants  ne  le 
lisent  pas.  Si  des  ignorants  qui  devraient 
savoir,  et  qui  veulent  toujours  ignorer, 
viennent  chercher   dans  ces  pages  de  quoi 


XXXIII 


s'étonner  et  s'indigner,  ils  seront  servis  à  sou- 
hait. D'autres  pourront  trouver  cette  publica- 
tion inopportune.  Mais  «  importun  »  et  «  inop- 
portun »  ne  sont  pas  synonymes.  L'on  avoue 
humblement  ici  n'avoir  que  trop  mérité  jus- 
qu'à présent  le  premier  de  ces  qualificatifs  ; 
on  croirait  pouvoir  contester  le  second. 

L'on  n'entend  point,  d'ailleurs,  faire  de  la 
question  biblique  le  problème  religieux  ou 
la  question  catholique  par  excellence. 
D'autres  questions  non  moins  graves,  plus 
directement  pratiques,  sollicitent  l'attention 
des  chefs  de  l'Église  et  celle  de  tous  les  catho- 
liquessincères.  Mais  certainshommes  d'action 
doivent  beaucoup  s'illusionner  en  se  persua- 
dant qu'une  telle  question  est  accessoire  et 
qu'elle  pourrait  être  bien  vite  réglée 
par  des  procédés  analogues  à  ceux  qui  ont 
été  employés  jadis  conlre  Galilée  et  contre 
Richard  Simon. 

Ces  expériences  n'ont  rien  d'encoura- 
geant. La  question  biblique,  disons-le 
puisque  plusieurs  semblent  ne  pas  le  corn- 


XXXIV 


prendre,  la  question  biblique  tient  à  la  ques- 
tion capitale  de  la  formation  intellectuelle 
des  catholiques,  à  la  question  du  régime 
intellectuel  de  l'Eglise .  Pour  subsister  en 
France,  le  catholicisme  a  besoin,  certes, 
de  n'être  pas  un  parti  de  réaction,  soit  dans 
l'ordre  politique,  soit  dans  l'ordre  social. 
Cette  condition,  néanmoins,  ne  suffit  pas,  ou 
plutôt  elle  est  irréalisable,  et  le  catholicisme 
sera,  par  la  force  des  choses,  un  parti,  ce 
qu'il  ne  doit  pas  être,  et  un  parti  réaction- 
naire, voué  à  un  affaiblissement  incurable 
et  à  une  ruine  fatale,  tant  que  l'enseigne- 
ment ecclésiastique  paraîtra  vouloir  imposer 
aux  esprits  une  conception  du  monde  et  de 
l'histoire  humaine  qui  ne  s'accorde  pas  avec 
celle  qu'a  produite  le  travail  scientifique  des 
derniers  siècles  ;  tant  que  les  fidèles  seront 
entretenus  dans  la  crainte  de  mal  penser  et 
d'offenser  Dieu,  en  pensant  simplement,  et 
en  admettant,  dans  Tordre  de  la  philosophie, 
de  la  science  et  de  l'histoire,  des  conclusions 
et  des  hypothèses  que  n'ont  pas  prévues  les 


---Xxxv  *• 

théologiens  du  moyen  âge  ;  tant  que  le  savant 
catholique  aura  l'air  d'être  un  enfant  tenu  en 
lisière  et  qui  ne  peut  faire  un  pas  en  avant 
sans  être  battu  par  sa  nourrice.  Une  forma- 
tion spéciale  et  défectueuse  crée  nécessaire- 
ment une  mentalité  particulière  et  infé- 
rieure, laquelle  entraîne  après  soi  l'es- 
prit de  parti,  la  défiance  à  l'égard  de  ce  qui 
est  vraiment  lumière  et  progrès.  La  plus 
sage  des  politiques,  la  plus  généreuse  sollici- 
tude pour  les  classes  populaires  n'assure- 
raient pas  chez  nous  l'avenir  du  catholicisme, 
si  le  catholicisme  qui,  étant  une  religion,  est 
d'abord  une  foi,  se  présentait  sous  les  appa- 
rences d'une  doctrine  et  d'une  discipline 
opposées  au  libre  essor  de  l'esprit  humain," 
déjà  minées  par  la  science,  isolées  et  iso- 
lantes au  milieu  du  monde  qui  veut  vivre, 
s'instruire  et  progresser  en  tout. 

On  doit  avoir  le  droit  de  dire  ces  choses, 
quand  on  a  employé  sa  vie  à  montrer  que  la 
profession  de  catholicisme  est  compatible 
avec  le  plein  exercice  de  la  raison  et  les  libres 


XXXVI    


recherches  de  la  critique.  On  a  écrit  U Évan- 
gile et  V Eglise  afin  d'expliquer  comment  le 
principe  catholique,  en  vertu  de  son  inépui- 
sable fécondité,  peut  s'adapter  à  toutes  les 
formes  du  progrès  humain.  Mais  l'adaptation, 
dans  le  passé,  ne  s'est  jamais  faite  sans  effort. 
Il  en  sera  de  même  à  l'avenir. 


AUTOUR   D'UN    PETIT   LIVRE 


LETTRE     A     UN     CURE-DOYEN 
si  k    l'origine    et    l'objet    du    petit    livre 

Cher  Monsieur  le  Doyen, 

Vous  souvient-il  de  la  confusion  que  j'éprou- 
vai, un  certain  jour,  il  y  a  bien  longtemps, 
vingt-huit  ans  !  lorsque,  professeur  aussi  curieux 
que  bienveillant,  vous  eûtes  l'idée  de  jeter  les 
yeux  sur  un  papier  que  je  griffonnais  au  moment 
où  vous  pénétriez  dans  ma  chambre  de  sémina- 
riste ?  Je  n'avais  pas  eu  le  temps  de  le  cacher, 
mais  peut-être  en  avais-je  trahi  l'envie  par  un 
geste  imprudent.  Quand  je  pense  à  ce  qu'il  vous 
fut  donné  de  lire,  j'en  rougis  encore.  Cela  com- 
mençait en  manière  de  titre  :  «  Autorité  et 
liberté,  par  A.  L.  »  Vous  eûtes  la  charité  de  ne 
pas  rire,  et  vous  me  dîtes  gravement  :  «  Cet 
ouvrage  est  déjà  fait.  »  Vous  aviez  pressenti 
A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre.  I 


—  2  — 

Técueil  de  ma  vie  et  découvert  mon  péché  domi- 
nant, certain  appétit  naturel  pour  l'encre  d'im- 
primerie et  pour  les  questions  dangereuses. 

L'apparition  de  L'Evangile  et  V Eglise  n'a 
donc  pas  dû  vous  surprendre.  Vous  êtes  tout 
désigné  pour  recevoir  l'aveu  des  motifs  particu- 
liers qui  m'ont  conduit  à  écrire  ce  livre  et  à 
l'écrire  tel  qu'il  est. 


On  parle  peu  de  M.  A.  Harnack  dans  votre 
paisible  paroisse.  Mais  vous  n'ignorez  pas  le 
retentissement  considérable  que  les  conférences 
du  célèbre  professeur  de  Berlin,  sur  L'essence  du 
christianisme,  ont  eu  dans  le  monde  protestant 
et  même  chez  les  catholiques.  Je  vous  sais  fort 
capable  d'avoir  lu  ce  livre,  sans  le  montrer  aux 
curés  de  votre  canton .;  et  si  vous  l'avez  lu,  vous 
n'aurez  pas  manqué  d'y  reconnaître  un  effort 
considérable  et  heureux,  en  un  certain  sens, 
pour  donner  au  protestantisme  une  doctrine 
déiînie  et  un  fondement  solide.  En  tant  qu'ex- 
pression du  christianisme  primitif,  le  système 
du  savant   conférencier   est   tout    à  fait    défec- 


—  3  — 

tueux,  disons  radicalement  faux.  En  tant  que 
formule  du  protestantisme,  il  est  logique,  équi- 
libré, tout  simplement  parce  qu'il  n'a  retenu  de 
l'Evangile  que  ce  qui  peut  s'accorder  avec  le 
principe  de  la  Réforme,  c'est-à-dire  l'individua- 
lisme religieux.  Si  la  foi  au  Dieu  Père,  qui  par- 
donne le  péché  à  l'homme,  est  tout  le  christia- 
nisme, Luther  a  cru  essentielles  à  la  religion 
bien  des  choses  qui  ne  Tétaient  pas  ;  mais  son 
idée  principale,,  la  justification  par  la  foi  seule, 
est  sauvée  en  grande  partie,  la  foi  au  Père  que 
Jésus  révèle  prenant  la  place  de  la  foi  à  la 
vertu  rédemptrice  de  la  mort  du  Christ  ;  et  sur- 
tout le  caractère  individuel  du  christianisme 
luthérien  est  garanti,  on  peut  dire  perfectionné, 
puisque  toute  la  religion  se  passe  entre  Dieu  et 
la  conscience  de  chacun. 

La  nouvelle  théorie  devait  donc  attirer  l'at- 
tention de  tous  les  théologiens  protestants,  sur- 
tout des  luthériens  allemands,  soit  que  les  uns 
l'accueillissent  comme  un  moyen  de  réconcilier  à 
jamais  la  foi  avec  la  science,  soit  que  les  autres, 
hommes  de  tradition  malgré  eux,  la  regar- 
dassent comme  une  tentative  menaçante  pour  ce 
qu'ils   ont   conservé  de   croyances  chrétiennes. 


_  4  — 

Rien  de  plus  facile  à  expliquer  que  cet  enthou- 
siasme, d'une  part,  et  cette  inquiétude,  de 
l'autre.  Il  y  va  de  l'avenir  du  protestantisme 
luthérien,  et  l'on  conçoit  que  les  disciples  de 
Luther  s'y  intéressent.  Pour  les  uns,  L'essence 
du  christianisme  signifiait  le  triomphe  d'une 
certaine  critique,  avec  le  salut  de  la  religion  ; 
pour  les  autres,  c'était  comme  une  prophétie  de 
ruine  et  la  fin  de  toute  orthodoxie.  La  valeur 
de  la  synthèse  historique  qui  supporte  le  sys- 
tème de  M.  Harnack  n'est  pas  ce  qui  a  le  plus 
frappé  ses  coreligionnaires.  Venant  après  YHis- 
toire  des  dogmes,  du  même  auteur,  cette  syn- 
thèse n'avait  de  signification  particulière  que 
relativement  au  système. 

Ce  qui  peut  être  moins  aisé  à  comprendre  que 
l'émotion  du  monde  protestant,  c'est  l'accueil 
favorable  que  la  théorie  théologique  et  la  syn- 
thèse historique  ont  trouvé  dans  une  portion 
très  éclairée  du  monde  catholique.  Non  seule- 
ment des  laïques  intelligents,  qui  cherchent  vai- 
nement, dans  notre  littérature  religieuse,  le  se- 
cours dont  ils  auraient  besoin  pour  se  former 
une  idée  de  la  religion  qui  soit  selon  l'histoire, 
n'ont  pu  s'empêcher  d'admirer  ce  qui  les  instrui- 


-   5  — 

sait,  de  trouver  une  certaine  satisfaction  d'es- 
prit dans  l'équilibre  apparent  de  la  théorie  et 
des  faits,  peut-être  aussi  une  satisfaction  de 
cœur  dans  l'idée  d'une  religion  tout  intérieure 
et  vivante  ;  mais,  même  auprès  des  ecclésias- 
tiques qui  tachent  de  suivre  le  mouvement  des 
idées  et  de  la  science  contemporaines,  l'ouvrage 
de  M.  Harnack  a  rencontré  plutôt  crédit  que 
réserve  et  défiance.  Il  a  été  discrètement  loué 
par  des  personnes  qui  ont  hautement  blâmé 
V Evangile  et  V Eglise. 

Peut-être  le  docte  professeur  a-t-il  bénéficié 
d'un  mot  mal  compris  qui  se  lit  dans  la  préface 
de  sa  Chronologie  de  l'ancienne  littérature  chré- 
tienne. Il  a  écrit  là,  que,  en  ce  qui  regarde 
l'origine  des  livres  du  Nouveau  Testament,  la 
critique  revient  «  vers  la  tradition  ».  La  portée 
de  cette  déclaration  fut  grandement  exagérée 
par  quelques  exégètes  conservateurs,  qui  s'ima- 
ginaient trouver  dans  M.  Harnack  un  allié. 
Ceux-là  se  sont  tus  devant  L'essence  du  chris- 
tianisme. Mais  il  v  a  eu  chez  d'autres  beaucoup 
plus  qu'une  tolérance  bénévole,  plus  que  la  jus- 
tice rendue  à  l'ampleur  et  à  la  solidité  d'infor- 
mation d'un  savant   qui   ne    le  cède  à  personne 


pour  la  connaissance  des  premiers  siècles  chré- 
tiens, plus  que  la  sympathie  légitime  pour  le 
croyant  qui,  ayant  cherché  la  formule  scienti- 
fique de  sa  foi  et  l'ayant  trouvée,  la  propose 
loyalement  à  ceux  qui,  cherchant  aussi,  ne 
savent  pas  trouver  ;  il  y  a  eu  comme  une  sorte 
d'adhésion  contenue  à  un  système  dont  on  ne 
semblait  voir  ni  la  réelle  fragilité,  ni  l'esprit 
foncièrement  anticatholique.  On  aurait  pu  croire 
que  le  refuge  ménagé  au  dernier  débris  de  la 
foi  protestante  servirait  également  d'asile  à  un 
catholicisme  érudit  et  distingué. 

Cependant  les  personnes  qui  se  sont  fait  une 
spécialité  de  dénoncer  les  périls  de  l'Eglise  ne 
semblaient  pas  soupçonner  celui-là.  Peut-être 
ne  voyaient-elles  pas  que  la  diffusion  d'une 
philosophie  générale  qui  ramène  tout  l'Evangile 
et  tout  le  christianisme  à  la  seule  foi  du  Dieu 
Père  était  quelque  chose  de  plus  grave  que  les 
témérités  d'exégètes  qui  croient  devoir  abandon- 
ner l'historicité  de  Judith,  ou  celle  des  premiers 
chapitres  delà  Genèse,  ou  l'authenticité  mosaïque 
du  Pentateuque.  On  pouvait  aussi  se  demander 
si  les  savants  qui  se  considèrent  comme  les 
apologistes  officiels  de  l'Eglise  ne  comprenaient 


pas  la  nécessité  de  remettre  au  point  la  pers- 
pective de  l'histoire  évangélique  et  chrétienne, 
ou  si  la  difficulté  d'opposer  synthèse  à  synthèse 
les  arrêtait,  ou  s'ils  flairaient  quelque  danger 
dans  l'entreprise.  Peut-être  y  a-t-il  une  part  de 
vérité  dans  chacune  de  ces  trois  hypothèses. 

Alors  quelqu'un  eut  honte,  pour  l'Eglise,  de 
ce  silence  humiliant.  Vous  connaissez,  Monsieur 
le  Doyen,  l'histoire  d'un  certain  Firmin,  qui 
avait  commencé,  depuis  1898,  dans  la  Revue  du 
clergé  français,  une  série  d'articles  théologico- 
apologétiques  sur  la  religion,  la  révélation,  le 
culte  israélite,  dont  la  publication  fut  subite- 
ment interrompue,  en  novembre  1900,  par  un 
acte  de  l'autorité  ecclésiastique.  Firmin  avait 
été,  pendant  cinq  ans,  catéchiste  de  jeunes 
filles  ;  c'est  pour  elles  qu'il  s'était  remis  à  l'étude 
de  la  doctrine  et  de  l'apologétique  chrétiennes, 
après  douze  ans  passés  dans  l'enseignement  des 
langues  orientales  et  de  l'exégèse  biblique. 
S 'appliquant  à  l'histoire  des  dogmes,  il  choisit 
pour  guide  le  Cardinal  Newman  et  reprit  son 
idée  du  développement  chrétien,  pour  l'opposer 
aux  systèmes  de  MM.  Ilarnack  et  A.  Sabatier. 
11  fut  amené   ainsi  à  rédiger  un  ouvrage    assez 


étendu  où  il  traitait  des  théories  générales  de  la 
religion,  de  la  religion  en  elle-même  et  de  la 
révélation,  de  la  religion  d'Israël,  de  Jésus- 
Christ,  de  l'Eglise,  du  dogme  chrétien,  du  culte 
catholique.  C'est  aux  premiers  chapitres  qu'il 
avait  emprunté  les  articles  de  la  Bévue  du 
clergé  français.  C'est  dans  les  derniers  qu'il 
puisa  IJ Evangile  et  VEglise.  Comme  les  idées 
condensées  dans  V essence  du  christianisme 
étaient  celles  qui  dominaient  V Histoire  des 
dogmes,  en  vue  de  laquelle  Firmin  avait  écrit 
ses  méditations  théologiques,  la  transposition 
était  facile.  Ainsi  parut  le  petit  livre. 


Il 


Firmin  croyait  avoir  le  droit  de  montrer  que 
la  religion  catholique,  dont  il  fait  profession, 
n'est  pas  étrangère  à  l'Evangile  de  Jésus.  Mais, 
en  matière  d'hypothèses  ou  de  théories  qui 
sont  réclamées  par  un  état  donné  de  la  science, 
on  ne  réfute  véritablement  que  ce  que  l'on  rem- 
place, et  il  n'y  aurait  pas  eu  beaucoup  plus 
d'intérêt  que  de  'profit  à  critiquer  par  le  menu 
toutes   les   assertions  de   M.    Harnack  ;    mieux 


—  9  — 

valait  proposer,  sur  le  sujet  en  discussion,  des 
vues  générales  qui  pussent  à  la  lois  satisfaire 
l'historien  et  le  croyant.  Ou  Firmin  devait  se 
taire,  comme  ont  fait  les  gens  prudents,  ou  il 
devait  faire  ce  qu'il  a  fait,  ébaucher  une  syn- 
thèse historique  du  développement  chrétien,  à 
partir  de  l'Evangile. 

Il  serait  bien  osé  d'affirmer  que  cette  syn- 
thèse est  tout  élaborée  dans  l'enseignement  ordi- 
naire de  l'Eglise,  dans  les  manuels  de  théologie 
et  d'histoire  ecclésiastique,  ou  dans  les  ouvrages 
d'apologétique.  Firmin  ne  connaît  aucun  livre 
catholique  où  soit  exposé,  dans  sa  physionomie 
native,  le  fait  évangélique,  où  soit  exactement 
décrit  le  rapport  historique  de  ce  fait  avec  le 
développement  constitutionnel,  dogmatique  et 
cultuel  du  catholicisme.  Les  livres  de  séminaire 
n'ont  sur  tous  ces  points  que  les  vues  abstraites 
de  la  théologie  scolastique.  Firmin  n'a  pas 
songé  un  seul  instant  à  transporter  dans  son 
petit  écrit  ces  constructions  doctrinales  qui  n'ont 
que  l'apparence  de  l'histoire.  Il  devait  aborder 
le  sujet  en  historien.  C'est  ce  qui  explique  le 
caractère  de  son  essai. 

L'histoire  ne  saisit  que  des  phénomènes,  avec 


-  10  — 

leur  succession  et  leur  enchaînement  ;  elle  per- 
çoit la  manifestation  des  idées  et  leur  évolution  ; 
elle  n'atteint  pas  le  fond  des  choses.  S'il  s'agit 
des  faits  religieux,  elle  les  voit  dans  la  limita- 
tion de  leur  forme  sensible,  non  dans  leur 
cause  profonde.  Elle  est,  à  l'égard  de  ces  faits, 
dans  une  situation  analogue  à  celle  du  savant 
devant  les  réalités  de  la  nature,  petites  et 
grandes.  Ce  que  le  savant  perçoit  n'est  qu'un  infi- 
ni d'apparences,  une  manifestation  de  forces;  mais 
la  grande  force  cachée  derrière  tous  les  phéno- 
mènes ne  se  laisse  pas  toucher  directement  par 
l'expérience.  Dieu  ne  se  montre  pas  au  bout  du 
télescope  de  l'astronome .  Le  géologue  ne  l'ex- 
humera pas  en  fouillant  l'écorce  de  la  terre.  Le 
chimiste  ne  pourra  l'extraire  du  fond  de  son 
creuset.  Bien  que  Dieu  soit  partout  dans  le 
monde,  on  peut  bien  dire  qu  il  n'est  nulle  part 
l'objet  propre  et  direct  de  la  science.  Il  est  aussi 
partout  dans  l'histoire  de  l'humanité,  mais  il 
n'est  pas  plus  un  personnage  de  l'histoire  qu'il 
n'est  un  élément  du  monde  physique.  Est-ce  que 
l'histoire  de  la  religion  se  présente  comme  une 
révélation  immédiate  et  totale  de  l'Etre  divin  ? 
N'apparaît-elle  pas  comme  un  lent  progrès  dont 


—  11  — 

chaque  étape  suppose  celle  qui  la  précède,  et 
prépare  celle  qui  la  suit,  étant  elle-même  condi- 
tionnée par  toutes  les  circonstances  du  présent  ? 
Cette  histoire,  même  dans  l'Evangile,  est  une 
histoire  humaine,  en  tant  qu'elle  se  produit  dans 
l'humanité.  C'est  comme  homme,  non  comme 
Dieu,  que  Jésus  est  entré  dans  l'histoire  des 
hommes. 

Pas  plus  que  la  description  de  la  nature,  la 
description  de  l'histoire  ne  peut  affecter  la  forme 
d'une  oraison  ou  d'un  acte  de  foi.  On  n'écrit  pas 
l'histoire  à  genoux,  les  yeux  fermés  devant  le 
mystère  divin.  Et  comme  le  naturaliste  ne  nie  pas 
Dieu  en  nous  racontant  le  monde,  l'historien  ne 
le  nie  pas  davantage,  il  né  détruit  pas  le  surnatu- 
rel de  la  religion,  ni  la  divinité  du  Christ,  ni  l'Es- 
prit qui  agit  dans  l'Église,  ni  la  vérité  du  dogme, 
ni  la  surnaturelle  efficacité  des  sacrements,  quand 
il  décrit  le  ministère  de  Jésus  dans  les  humbles 
conditions  de  sa  réalité,  le  développement  exté- 
rieur de  l'institution  ecclésiastique,  celui  de  la 
doctrine  chrétienne  et  celui  du  culte  catholique. 
La  représentation  naturelle  des  choses,  selon 
qu'elles  paraissent  au  regard  de  l'observateur,  est 
parfaitement  compatible   avec   leur   explication 


riRPÀRY  ST  MÂRY'S  COLLEGE 


-    12  — 

surnaturelle.  Mais  cette  explication  n'est  pas 
matière  d'histoire.  Firmin  a  cité1  ce  remarquable 
passage  de  Newman 2  :  «  Il  ne  faut  pas  nier 
que  ce  qui  est  humain  dans  l'histoire  puisse  être 
divin  au  regard  de  la  doctrine  ;  il  ne  faut  pas 
confondre  le  développement  extérieur  des  choses 
avec  l'action  intime  de  la  Providence  ;  il  ne  faut 
pas  raisonner  comme  si  l'existence  de  l'instru- 
ment naturel  excluait  l'opération  de  la  grâce.  » 
Entre  M.  Harnack  et  Firmin,  il  ne  s'agissait 
pas  de  l'explication  surnaturelle,  mais  des  faits 
historiques,  du  fait  évangélique,  du  fait  ecclé- 
siastique, et  du  rapport  que  l'historien  per- 
çoit entre  l'un  et  l'autre.  M.  Harnack  soute- 
nait-que  le  fait  ecclésiastique  est  comme  étran- 
ger, hétérogène,  adventice  au  fait  évangé- 
lique ;  Firmin  a  voulu  montrer  que  les  deux 
faits  sont  connexes,  homogènes,  intimement 
liés,  ou  plutôt  qu'ils  sont  le  même  fait  dans  son 
unité  durable.  Tout  le  petit  livre  est  dans  ce 
simple  énoncé. 

Firmin    n'en  faisait    point  mystère  ;   il  avait 


1.  L'Evangile  et  V Eglise,  '  213  ;  -'  257. 

2.  Essays  critical  and  historical,  II,  230. 


—  13  — 

dit  très  clairement,  dans  sa  préface,  qu'il  se 
plaçait,  comme  M.  Harnack,  au  point  de  vue  de 
l'histoire.  Les  personnes  qui  se  sont  jetées  sur 
L Évangile  et  l Eglise,  et  qui,  sans  vérifier  l'ex- 
posé des  faits,  se  sont  appliquées  à  en  déduire 
toutes  sortes  de  conclusions  hétérodoxes,  ne 
semblent  pas  s'être  doutées  que,  si  les  faits  sont 
ce  qu'a  dit  Firmin,  ce  n'est  pas  lui,  mais  ses 
agresseurs  qui  ont  travaillé  à  l'ébranlement  de 
la  foi.  Firmin  était  catholique  aussi  radicale- 
ment que  M.  Harnack  était  radicalement  pro- 
testant ;  il  ne  contestait  aucun  dogme,  et  il  en 
venait  même  à  les  justifier  tous  ;  il  admettait  la 
divinité  du  Christ  aussi  bien  que  l'existence  de 
Dieu,  mais  il  n'avait  à  prouver  ni  l'une  ni  l'autre. 
On  pouvait  discuter  sa  méthode,  mais  comme 
il  n'avait,  en  aucune  hypothèse,  le  droit  de 
mentir,  le  premier  devoir  de  ses  critiques 
aurait  été  d'examiner  l'état  réel  des  questions. 
Tout  le  reste  n'était  que  raisonnements  dans  le 
vide,   déclamation  superflue  et  agitation  stérile. 


—   14 


III 


La  méthode  que  Firmin  a  suivie  s'imposait  à 
lui.  L'argument  d'autorité,  si  familier  aux  théo- 
logiens catholiques,  ne  servait  de  rien  pour  la 
critique  d'un  écrivain  protestant  et  de  vues 
philosophico-historiques  sur  l'origine  et  le  déve- 
loppement du  christianisme.  Toutefois,  si  Fir- 
min n'a  pas  invoqué  la  tradition  dogmatique 
du  catholicisme,  ce  n'est  pas  seulement  parce 
que  M.  Harnack  et  tous  les  protestants  déclinent 
cette  preuve,  c'est  que  celle-ci  n'est  point  rece- 
vahle  dans  l'ordre  de  l'investigation  historique. 

On  peut  éclairer  la  foi  par  l'histoire,  mais 
non  fonder  l'histoire  sur  la  foi.  Démontrer  la 
légitimité  du  développement  catholique  par  l'in- 
faillibilité de  l'Eglise  serait  faire  un  cercle  vi- 
cieux, puisque  l'infaillibilité  fait  partie  du  déve- 
loppement, qu'elle  ne  peut  se  démontrer  par 
elle-même,  et  qu'elle  a  plutôt  besoin  d'être  prou- 
vée et  expliquée.  Il  y  aurait  contradiction  à  sup- 
poser qu'une  définition  ecclésiastique  rendrait 
historiquement  certain  un  fait  de  l'ordre  humain 
qui  serait  indémontrable  par  ailleurs.  La  démons- 


—   15  — 

trabilité  des  faits  historiques  qui  sont  objet  de 
foi  est  présupposée  aux  définitions  ;  faute  de 
quoi,  ce  ne. serait  pas  l'autorité  de  l'Eglise  qui 
garantirait  les  faits,  mais  les  faits  qui  manque- 
raient à  l'autorité  de  l'Eglise,  et  cette  autorité 
reposerait  sur  le  néant.  Si  l'histoire  de  la  reli- 
gion n'est  pas  établie  par  les  moyens  de  la 
recherche  historique,  si  la  tradition  biblique, 
israélite  et  chrétienne,  n'a  pas  de  consistance 
par  elle-même,  il  ne  faut  pas  compter  sur  le 
magistère  de  l'Eglise  pour  lui  en  donner.  Car 
l'Eglise  elle-même  s'autorise  de  l'Ecriture.  Sans 
doute  l'Eglise  aussi  est  un  témoin  historique  et 
îjui  n'est  point  à  négliger  pour  l'interprétation 
du  témoignage  biblique  ;  mais  le  témoignage 
historique  de  l'Eglise  n'a  pas  la  rigueur  d'un 
jugement  dogmatique  ;  avant  d'être  employé,  il 
a  besoin  d'être  analysé,  discuté,  pesé,  comme 
tout  autre  témoignage. 

Si  l'on  veut  reconstituer  l'histoire  évangé- 
lique  et  celle  du  christianisme  primitif,  il  faut 
se  reporter  aux  anciens  documents  de  la  littéra- 
ture chrétienne  et  opérer  sur  leurs  données  une 
sorte  de  triage,  afin  d'utiliser  chacune  d'elles 
selon  son  caractère  et  sa  signification  propre.  On 


—  16  — 

n'alléguera  pas  le  symbole  de  Nicée  pour 
déterminer  le  sens  de  la  formule  «  fils  de  Dieu  », 
dans  les  Evangiles  synoptiques.  Le  sens  des 
textes  évangéliques  est  indépendant  de  l'inter- 
prétation qui  en  a  été  donnée  plus  tard,  au 
moyen  d'une  philosophie  religieuse  qui  n'est 
pas  dans  la  prédication  de  Jésus.  Il  en  va  de 
même  pour  l'idée  du  royaume  de  Dieu,  pour 
l'institution  de  l'Eglise,  pour  l'origine  des  sacre- 
ments. Traduire  l'idée  du  royaume  des  cieux, 
sous  prétexte  de  conformer  cette  espérance  à  la 
réalité,  serait,  pour  l'historien,  la  trahir.  Sup- 
poser que  le  Christ  a  défini  exactement  l'avenir 
de  son  œuvre,  et  interpréter  les  textes  d'après 
ce  qu'on  sait  maintenant  du  passé  de  l'Eglise, 
serait,  en  critique,  un  acte  arbitraire,  et  même 
un  acte  de  faussaire.  Les  définitions  des  derniers 
conciles  sur  l'institution  de  la  hiérarchie  ecclé- 
siastique, de  la  primauté  pontificale,  des  sacre- 
ments, par  le  Christ  lui-même,  sont,  pour  le 
critique,  des  idées,  et,  pour  le  croyant,  des  véri- 
tés générales  dont  l'expression  dogmatique  ne 
détermine  pas  la  modalité  du  lien  qui  rattache 
historiquement  au  ministère  de  Jésus  l'origine 
de  l'Eglise.  Les  réalités  et  les  notions  de  hiérar- 


—  17  — 

chie,  de  primauté,  d'infaillibilité,  de  dogme, 
même  de  sacrement,  correspondent  à  un  accrois- 
sement de  la  communauté  chrétienne  qui  a 
seulement  son  germe  dans  l'Evangile.  Elles  ne 
peuvent  être  que  l'équivalent  agrandi  de  choses 
et  d'idées  plus  rudimentaires  dont  on  discerne 
la  trace  dans  le  Nouveau  Testament.  Ce  sont 
ces  germes  et  ces  rudiments  que  l'on  montrera 
au  lecteur  quand  on  lui  parlera  des  origines  du 
christianisme.  L'historien  croirait  commettre  un 
anachronisme  des  plus  lourds  en  dissertant 
sur  l'infaillibilité  pontificale  de  Simon-Pierre, 
qui  n'a  certainement  jamais  eu  la  pensée  de 
définir  aucun  dogme,  et  qui  ne  concevait  pas 
son  ministère  comme  un  pontificat  supérieur  à 
celui  de  Caïphe.  Les  formes  primitives  de  l'or- 
ganisation, de  l'enseignement  et  du  culte  chré- 
tiens sont  à  étudier  dans  les  écrits  des  premiers 
temps.  La  légitimité  du  développement  catho- 
lique ne  sera  pas  compromise  parce  que  l'on  aura 
constaté  qu'il  a  été  vraiment  un  développe- 
ment, et  qu'il  n'avait  pas,  à  l'état  d'embryon,  les 
proportions  qu'on  lui  voit  dans  sa  maturité. 

Tous   les  esprits  ne   sont  pas  préparés   chez 
nous  à  comprendre  l'histoire  présentée  de  cette 
A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre.  2 


—   18  — 

façon,  c'est-à-dire  comme  histoire.  Mais  qu'y 
faire  ?  Combien  d'autres  attendent  vainement 
et  se  lassent  d'attendre  qu'on  leur  explique  enfin 
ce  qu'on  veut  leur  faire  croire  ? 

Il  est  des  théologiens  catholiques  pour  qui 
tous  les  textes  de  la  Bible  et  de  la  tradition  sont 
un  immense  recueil  de  pièces  uniformes,  qui 
servent  toutes  au  même  usage,  et  qui  disent 
toutes  la  même  chose.  On  croirait  que,  depuis 
Adam  jusqu'à  eux,  la  tradition  religieuse  n'a 
fait  que  ruminer  les  mêmes  pensées.  Toutes  les 
sentences  de  la  Bible  signifient  ce  qui  convient 
aux  thèses  qu'elles  doivent  appuyer.  Les  faits 
montrent  la  même  docilité  ;  ils  n'ont  plus  de 
physionomie  propre  ;  ils  sont  ce  qu'ils  ont 
besoin  d'être  pour  s'accorder  avec  la  théorie. 
Cette  manière  de  traiter  les  documents  et  l'his- 
toire de  la  religion  peut  avoir  sa  vérité  en  tant 
qu'interprétation  générale  des  choses  par  la  foi. 
Mais  si  on  veut  la  prendre  pour  un  panorama 
de  l'histoire,  ce  n'est  plus  qu'un  tableau  sans 
vie,  sans  lumière  et  sans  harmonie  réelle.  L'his- 
toire des  origines  chrétiennes,  en  particulier, 
devient  ainsi  quelque  chose  de  froid,  de  raide, 
d'abstrait,  comme  si  l'Evangile  avait  été  conçu 


—  19  — 

en  dehors  de  l'humanité  ;  comme  si  le  Christ, 
divin  automate,  n'avait  fait  autre  chose  que  pla- 
cer à  chaque  moment  la  parole  et  l'action  que 
lui  dictait  un  programme  fixé  d'avance  en  tous 
ses  détails  et  où  l'avenir  n'était  pas  moins  exac- 
tement défini  que  le  présent  ;  comme  si  les 
apôtres  avaient  été  englobés  dans  le  même 
déterminisme,  et  que  l'Eglise  fût  entrée  dans  le 
monde  par  un  simple  jeu  de  mécanique  surna- 
turelle. Doctrine,  et  non  histoire.  Les  textes 
que  l'on  fait  parler  en  faveur  de  cette  doctrine 
n'ont  plus  d'âge  ;  ils  ne  disent  plus  ce  qu'ont 
pensé  et  senti  ceux  qui  les  ont  écrits  ;  ils  ne  sont 
que  les  éléments  logiques  d'un  système  dont  les 
faits  évangéliques  et  le  Christ  lui-même  font 
aussi  partie. 

Ce  n'est  pas  à  ceux  qui  sont  accoutumés  a 
entendre  ainsi  l'Evangile  que  Firmin  destinait 
son  livre.  Ils  ne  pouvaient  qu'en  méconnaître 
l'objet  et  la  portée.  Mais  le  nombre  va  croissant 
de  ceux  qui,  ayant  reçu  l'éducation  moderne  de 
l'esprit,  souffrent,  quelquefois  inconsciemment, 
de  toutes  les  insuffisances  que  présente,  relati- 
vement à  eux,  l'enseignement  dont  je  viens 
de    parler.    Les  jeunes    intelligences    que   Ton 


-  20  — 

façonne  maintenant  partout  à  une  connaissance 
réelle  de  l'univers  et  de  l'humanité  ont  besoin 
d'une  connaissance  tout  aussi  réelle  de  la  reli- 
gion qu'on  veut  leur  inculquer.  Une  conception 
non  historique  de  l'Evangile  choque  tout  natu- 
rellement des  esprits  qui  ont  quelque  expérience 
de  l'histoire.  Sans  prétendre  à  la  qualité  de  maître 
dans  l'Église,  Firmin  offrait  à  ceux-là  un  modeste 
essai.  Les  conférences  de  M.  Harnack  n'avaient 
pas  été  prononcées  dans  une  réunion  de  vieux 
théologiens  ou  pasteurs  protestants,  mais  devant 
la  jeunesse  universitaire  de  Berlin.  C'étaient 
surtout  aussi,  parmi  les  catholiques,  des  jeunes 
gens  qui  lisaient  Vessence  du  christianisme,  et 
c'est  à  ceux  que  M.  Harnack  avait  pu  et  pouvait 
intéresser,  à  tous  ceux  qu'une  synthèse  de  l'his- 
toire chrétienne  pouvait  instruire,  que  s'adres- 
sait L'Évangile  et  l'Eglise.  Mais  d'autres  ont 
voulu  lire  ce  qu'ils  étaient  disposés  d'avance  à 
mal  interpréter. 

Le  petit  livre  a  résonné  comme  un  glas  fu- 
nèbre aux  oreilles  d'hommes  qui  ne  peuvent  ou 
ne  veulent  se  figurer  le  présent  et  l'avenir  du 
catholicisme  que  sous  la  forme  immobile  et 
convenue   d'un  passé  qui   n'a   point  existé.    Ils 


—  21   — 

ont  imaginé  que  Ton  célébrait  les  funérailles  de  la 
vieille  exégèse  et  que  l'on  se  proposait  même  de 
conduire  à  la  tombe  le  Christ  et  son  Evangile, 
l'Eglise  et  son  autorité,  le  dogme  et  sa  vérité, 
la  théologie  tout  entière,  avec  les  sacrements  et 
l'économie  traditionnelle  du  culte  catholique. 
Mais  bien  loin  d'être  une  œuvre  de  scepticisme 
et  de  mort,  le  petit  livre  était  une  œuvre  d'espé- 
rance et  de  vie.  A  peine  avait-il  un  regard  pour 
ce  qui  décline  et  s'en  va,  pour  des  choses  qui 
ne  sont  ni  l'Evangile  ni  le  catholicisme,  à  savoir 
la  fausse  apologétique  de  la  Bible,  les  Vies  de 
Notre-Seigneur  qui  ne  sont  pas  des  histoires  de 
Jésus,  l'Eglise  politique,  la  superstition  delà  for- 
mule, le  mécanisme  rituel.  Ce  qu'il  contemplait, 
ce  qu'il  montrait  vivant  dans  le  passé  bien  com- 
pris, et  impérissable  dans  l'avenir  que  tout 
croyant  sincère  doit  préparer,  c'était  la  Bible, 
œuvre  divine  dont  une  critique  respectueuse  pé- 
nètre le  secret  et  révélera  de  plus  en  plus  la 
grandeur  ;  c'était  le  Christ,  dans  la  simplicité  de 
son  existence  terrestre,  où  étaient  cachés  les 
trésors  de  la  Divinité,  et  dans  la  puissance  infi- 
nie de  son  action  permanente,  où  ces  trésors 
viennent  successivement  au  jour  ;  c'était  l'Eglise 


—  22  — 

catholique  et  romaine,  cité  spirituelle,  patrie 
des  âmes,  foyer  perpétuel  de  vérité,  de  justice 
et  de  sainteté  ;  c'était  la  foi  des  siècles,  toujours 
la  même  et  toujours  nouvelle,  et  sachant  se 
reconnaître  dans  tout  ce  qui  est  vrai  ;  c'était 
l'immense  vie  du  culte  chrétien,  qu'anime  l'es- 
prit de  Jésus.  Le  petit  livre  était,  malgré  ses 
défauts,  et  dans  son  aridité  didactique,  un  hom- 
mage au  Christ-Dieu,  et  à  l'Eglise,  corps  vivant 
du  Christ  immortel. 

Veuillez  agréer,  cher  Monsieur  le  Doyen,  mes 
sentiments  d'affectueux  respect. 


LETTRE     A     UN     CARDINAL 

SUR    LA    QUESTION   BIBLIQUE 

Monseigneur, 

Toutes  les  gloires  de  la  congrégation  restau- 
rée au  xixe  siècle ',  sous  le  nom  d'Oratoire,  par 
le  P.  Pététot,  pâlissent  devant  la  haute  et  sereine 
figure  de  l'ex-oratorien  Richard  Simon,  le  père  de 
la  critique  biblique  et  la  victime  du  grand  Bossuet. 
C'a  été  pour  moi  une  extraordinaire  surprise  de 
trouver  que  Votre  Eminence,  dans  la  lettre 
qu'Elle  a  voulu  écrire  sur  la  question  biblique, 
à  propos  de  V Evangile  et  ÏEglise,  pensait 
encore  que  Bossuet  avait  dit  le  dernier  mot  tou- 
chant l'application  de  la  critique  à  la  Bible, 
comme  s'il  avait  eu  de  tout  point  raison  contre  le 
savant  qu'il  a  entrepris  d'étouffer,  sans  l'avoir 
vraiment  compris  ni  réfuté.  Richard  Simon 
s'appuyait  sur  les  faits.  Bossuet  lui  a  opposé 
surtout  des  phrases  éloquentes  ;  et  maintenant 
que  les  faits  entrevus  par  le  critique  sont  mieux 


—  24  — 

connus,  les  phrases  de  l'Evêque  de  M  eaux,  tou- 
jours aussi  sonores,  semblent  de  plus  en  plus 
vides.  On  peut  les  répéter  utilement  dans  les 
cours  de  littérature  française  ;  mais  il  y  aurait 
abus  à  en  faire  la  loi  de  l'exégèse  et  de  l'histoire 
bibliques. 

Puisque  Votre  Éminence  a  cru  pouvoir,  écar- 
ter, par  quelques  citations  d'un  auteur  déjà 
ancien,  le  problème  très  grave  et  très  complexe 
que  l'on  désigne  sous  le  nom  de  «  question 
biblique  »,  Elle  me  permettra  de  Lui  exposer 
certaines  considérations  d'ordre  réel  qui  militent 
contre  un  jugement  aussi  sommaire  et  d'inspira- 
tion si  exclusivement,  académique. 


Pour  me  conformer  au  goût  de  Votre  Eminence, 
je  prends  pour  thème  de  mes  réflexions  un 
admirable  passage  du  Discours  sur  Vhistoire 
universelle,  au  chapitre  XXVII  de  la  seconde 
partie  : 

«  Mais  dans  cette  différence  qui  se  trouve  entre 
les    livres    des    deux    Testaments    (relativement    à 


—  25  — 

l'époque  de  leur  composition),  Dieu  a  toujours  gardé 
cet  ordre  admirable,  dé  faire  écrire  les  choses  dans 
le  temps  qu'elles  étaient  arrivées,  ou  que  la  mémoire 
en  était  récente.  Ainsi  ceux  qui  les  savaient  les  ont 
écrites  ;  ceux  qui  les  suivaient  ont  reçu  les  livres  qui 
en  rendaient  témoignage;  les  uns  et  les  autres  les 
ont  laissés  à  leurs  descendants  comme  un  héritage 
précieux  ;  et  la  pieuse  postérité  les  a  conservés.  C'est 
ainsi  que  s'est  formé  le  corps  des  Ecritures  saintes 
tant  de  l'Ancien  que  du  Nouveau  Testament  :  Ecri- 
tures qu'on  a  regardées,  dès  leur  origine,  comme 
véritables  en  tout,  comme  données  de  Dieu  même, 
et  qu'on  a  aussi  conservées  avec  tant  de  religion, 
qu'on  n'a  pas  cru  pouvoir  sans  impiété  y  altérer  une 
seule  lettre.  C'est  ainsi  qu'elles  sont  venues  jusqu'à 
nous,  toujours  saintes,  toujours  sacrées,  toujours 
inviolables  ;  conservées  les  unes  par  la  tradition 
constante  du  peuple  juif,  et  les  autres  parla  tradi- 
tion du  peuple  chrétien,  d'autant  plus  certaine  qu'elle 
a  été  confirmée  par  le  sang  et  par  le  martyre  tant 
de  ceux  qui  ont  écrit  ces  livres  divins  que  de  ceux 
qui  les  ont  reçus.  » 


Ce  que  Bossuet  énonçait  comme  fait,  la  plu- 
part des  théologiens  inclinent  à  l'entendre  comme 
dogme  ;  cette  prétendue  histoire  aurait  été  de 
nécessité  providentielle,  et  ce  serait  la  tradition 
de    l'Eglise.    Au    risque    de    vous    scandaliser 


-     26  — 

encore  une  fois,  Monseigneur,  je  n'hésite  pas  à 
dire  que  cette  belle  thèse  ne  tient  pas  debout 
et  qu'il  faut  du  moins  en  rabattre  beaucoup  sur 
les  garanties  que  présente  à  l'historien  la  trans- 
mission des  textes,  l'origine  des  livres  et  la  repré- 
sentation des  choses. 

Peut-on  soutenir  que  les  Juifs  et  les  chrétiens 
se  seraient  fait  scrupule  de  changer  une  seule 
lettre  au  texte  des  livres  sacrés,  quand  il  est 
avéré  que  le  livre  de  Job,  dans  la  version  des 
Septante  et  dans  l'ancienne  Vulgate  latine,  était 
beaucoup  plus  court  que  dans  l'hébreu  tradi- 
tionnel, suivi  par  la  Vulgate  de  saint  Jérôme  ? 
Les  recensions  grecques  de  Tobie  ne  diffèrent- 
elles  pas  notablement  entre  elles,  et  notre  version 
latine  ne  diffère-t-elle  pas  encore  plus  de  toutes 
les  recensions  grecques  ?  La  comparaison  des 
anciens  manuscrits  entre  eux,  comme  celle  des 
versions  avec  les  textes  originaux,  n'atteste-t-elle 
pas  l'existence  d'un  nombre  infini  de  variantes 
qui  ne  sont  pas  toutes  sans  signification,  et  qui 
ne  proviennent  pas  toutes  de  la  distraction  des 
copistes  ?  Eusèbe  de  Césarée  et  saint  Jérôme 
affirment  que  la  finale  du  second  Evangile  et  la 
section   de   la  Femme   adultère,   en  saint  Jean, 


—  27  -~ 

manquaient  dans  les  plus  anciens  et  les  meil- 
leurs manuscrits  :  elles  y  manquaient  si  bien 
que  l'on  possède  encore  de  ces  manuscrits  où 
elles  ne  se  trouvent  pas.  Ce  sont  des  morceaux 
importants,  où  il  n'y  a  pas  qu'une  «  seule  lettre  ». 
Comment  se  fait-il  que  «  la  pieuse  postérité  » 
les  ait  d'abord  ignorés  ou  suspectés?  Votre  Emi- 
nence  doit  avoir  entendu  parler  du  verset  dit  des 
Trois  témoins  célestes,  dans  la  première  Epître 
de  saint  Jean,  et,  sans  doute,  après  le  décret  que 
la  Congrégation  du  Saint-Office  a  rendu  au  sujet 
de  ce  texte,  en  1897,  Elle  le  tient  pour  très  authen- 
tique. Comment  donc  ce  verset  si  authentique 
a-t-il  été  complètement  inconnu  à  la  tradition 
grecque  depuis  les  origines,  à  la  tradition  latine 
jusque  vers  la  fin  du  ive  siècle,  et  comment  n'a- 
t-il  pu  se  glisser  que  peu  à  peu  et  sournoise- 
ment dans  la  Vulgate,  où  saint  Jérôme,  certes, 
ne  l'avait  pas  mis  ?  Les  textes  bibliques  ont  une 
histoire,  Monseigneur,  et  c'est  temps  perdu  de 
nous  assurer  qu'une  telle  histoire  n'existe  pas,  de 
proclamer  qu'elle  ne  doit  pas  exister.  Nous  autres 
critiques  savons  bien  qu'elle  existe,  puisque  nous 
avons  sous  les  yeux  et  dans  la  main  les  témoi- 
gnages innombrables  de  sa  réalité,   des  modifi- 


—  28  — 

cations  variées  et  plus  ou  moins  profondes  que 
les  textes  n'ont  pas  cessé  de  subir  depuis  le 
commence  ment. 

Juger  de  toutes  ces  divergences  par  leur  rap- 
port avec  notre  Vulgate  et  condamner  ce  qui 
n'est  pas  conforme  à  nos  éditions  de  la  Bible 
latine  serait  un  procédé  fort  commode  au  point 
de  vue  théologique,  mais  non  moins  absurde  au 
point  de  vue  scientifique,  attendu  que  notre  texte 
officiel  n'est  pas  même  exactement  celui  qu'avait 
établi  saint  Jérôme,  et  que  notre  version,  par 
le  seul  fait  qu'elle  est  une  version,  n'est  pas 
une  règle  absolue  pour  le  contrôle  des  textes 
originaux  d'où  elle  procède  et  qu'elle  peut  ne 
pas  représenter  avec  une  entière  fidélité.  Le 
verset  des  Trois  témoins  célestes  est  dans  notre 
Bible  :  cela  ne  prouve  pas  que  saint  Jérôme 
l'ait  connu,  et  il  est  moralement  certain  qu'il  ne 
le  connaissait  pas  ;  cela  ne  prouve  pas  davan- 
tage que  le  verset  ait  été  écrit  en  grec  par  l'au- 
teur de  la  première  Epître  johannique,  et  il  est 
moralement  certain  que  cet  auteur  n'a  jamais 
pensé  à  l'écrire,  puisque  la  tradition  grecque 
n'en  a  gardé  aucune  trace,  que  l'examen  du 
contexte  suggère  l'idée  d'une   interpolation,   et 


-  29  — 

que  Ton  peut  marquer  approximativement  la 
date  où  cette  interpolation  a  été  pratiquée  dans 
la  Vulgate  latine. 

En  ce  qui  regarde  la  conservation  des  textes 
bibliques,  les  décisions  et  renseignement  de 
l'Eglise  ne  garantissent  que  deux  faits  généraux, 
également  reconnus  par  une  critique  impartiale 
ou  qui  échappent  à  son  contrôle,  à  savoir  :  que 
les  Livres  saints  n'ont  pas  été  altérés  dans  leur 
substance,  et  que  les  altérations  accidentelles 
qui  peuvent  se  rencontrer  dans  les  textes  ecclé- 
siastiques n'ont  jamais  eu  pour  effet  d'y  intro- 
duire une  erreur  doctrinale,  une  croyance  étran- 
gère à  la  révélation  contenue  dans  les  Ecritures 
authentiques.  Opposer  à  l'exercice  de  la  cri- 
tique textuelle  les  décrets  du  concile  de  Trente 
touchant  la  canonicité  des  Ecritures  et  l'authen- 
ticité de  la  Vulgate  serait  exagérer  la  portée  de 
ces  définitions,  les  vouer  à  la  risée  des  savants 
non  catholiques  et  condamner  les  exégètes 
catholiques  à  une  besogne  impossible.  La  Vul- 
gate est  authentique  en  tant  que  texte  officiel  de 
l'Eglise,  et  c'est  ce  genre  d'authenticité  que  le 
concile  avait  en  vue.  L'authenticité  réelle,  le  rap- 
port   de    notre    version    latine   avec    les   textes 


—  30  — 

originaux,  est  autre  chose  que  l'authenticité 
entendue  au  sens  que  je  viens  de  dire,  et  Ton  a 
grand  tort  de  confondre  l'une  avec  l'autre,  de 
vouloir  prouver  l'une  par  l'autre. 

La  Vulgate  n'est  pas  seulement  pour  nous  un 
document  biblique,  c'est  aussi  un  document 
ecclésiastique.  En  tant  qu'elle  représente  les 
Ecritures  primitives,  elle  a  pour  le  théologien 
l'autorité  d'un  texte  inspiré  ;  en  tant  que  ver- 
sion composée  sous  le  regard  de  l'Eglise,  par  des 
hommes  pénétrés  de  son  enseignement,  adoptée 
et  approuvée  par  les  conciles  et  les  Papes,  con- 
sacrée par  l'usage  liturgique,  elle  a  de  plus 
l'autorité  d'une  source  traditionnelle.  L'Eglise, 
pour  s'en  servir  en  toute  sécurité,  n'a  pas  besoin 
de  démêler  en  détail  dans  la  traduction  ce  qui 
est  conforme  aux  textes  originaux  et  ce  qui 
s'en  écarte,  par  omission,  addition  ou  modifi- 
cation, ce  qui  a  été  la  pensée  de  l'hagiographe, 
et  ce  que  les  interprètes  ont  pu  y  ajouter  sous 
l'influence  de  sa  propre  tradition.  Mais  ce  n'est 
pas  une  raison,  Monseigneur,  pour  que  les  cri- 
tiques n'aient  pas  le  droit  de  suivre  dans  son 
évolution  très  compliquée  l'histoire  des  textes 
bibliques   et  celle  de  la  Vulgate  elle-même,  de 


-   31    — 

discuter  librement,  selon  les  règles  que  Ton  ap- 
plique à  l'examen  de  tous  les  textes  anciens,  la 
quantité  incalculable  des  menus  problèmes 
qu'ils  rencontrent  sur  leur  chemin. 


II 


La  question  d'authenticité  pour  les  livres 
semble  plus  inquiétante  que  la  question-  d'in- 
tégrité pour  les  textes.  En  réalité,  les  deux  se 
touchent,  et  l'on  passe  presque  insensiblement 
de  la  critique  du  texte  à  la  critique  du  livre,  à 
ce  qu'on  appelle  la  haute  critique.  Bossuet  se 
figurait  l'activité  littéraire  de  Moïse,  d'Isaïe, 
des  évangélistes,  d'après  la  sienne  propre, 
chaque  écrivain  étant  censé  avoir  produit,  sous 
l'inspiration  divine,  une  œuvre  personnelle  et 
définitive,  que  «  la  pieuse  postérité  »  conservait 
ensuite  «  comme  un  héritage  précieux  »,  sans  «  y 
altérer  une  seule  lettre  ».  Richard  Simon  avait 
fort  bien  vu  qu'il  n'en  était  rien  et  que  les  livres 
de  l'Ancien  Testament,  notamment  le  Penta- 
teuque,  n'étaient  pas  l'œuvre  d'individus,  mais 
de  générations  successives  qui  enrichissaient  et 
retouchaient    les    anciennes    Ecritures    en    les 


—  32  — 

copiant.  Ces  libres  procédés  n'étaient  pas  encore 
tombés  en  désuétude  aux  approches  de  l'ère 
chrétienne,  et  Ton  peut  dire  même  que  les 
Evangiles  synoptiques  ont  été  composés  à  peu 
près  de  la  même  façon  que  les  livres  historiques 
de  l'Ancien  Testament.  L'époque  où  le  texte  de 
tels  livres  a  été  relativement  fixé  est  aussi  celle 
où  Ion  peut  dire  que  les  ouvrages  ont  été  défi- 
nitivement composés. 

Nos  manuels  bibliques,  fidèles  à  la  tradition 
de  Bossuet,  continuent  de  traiter  ces  problèmes 
d'origine  avec  une  hardie  simplicité.  Mais,  ic1 
encore,  l'on  est  en  présence  de  faits  qui  sont 
évidents  pour  les  hommes  sans  parti  pris.  Si 
l'on  veut  savoir  comment  écrivaient  les  histo- 
riographes hébreux,  l'on  n'a  qu'à  comparer  la 
Chronique,  ou  livre  des  Paralipomènes,  avec  les 
livres  des  Rois  :  on  verra  comment  l'auteur  plus 
récent  prend,  laisse,  corrige,  explique  les  don- 
nées de  ses  devanciers.  On  n'a  qu'à  regarder 
aussi  la  façon  dont  les  rédacteurs  du  premier 
Evangile  et  du  troisième  ont  exploité  le  second. 
Je  ne  voudrais  pas  sembler  faire  à  Votre  Emi- 
nence  un  cours  d'exégèse  dont  Elle  n'a  pas 
besoin,    et    qu'Elle    ne    me   demande    pas.   Un 


—  33  — 

exemple  sera  néanmoins  utile  pour  justifier  mon 
assertion. 

Lisez,  Monseigneur,  le  récit  de  Marc1  tou- 
chant la  prédication  infructueuse  de  Jésus  à  Naza- 
reth :  vous  constaterez  que  le  fait  se  place  après 
la  résurrection  de  la  fille  de  Jaïr;  que  les  com- 
patriotes du  Sauveur  se  montrent  incrédules  ; 
que,  pour  ce  motif,  Jésus  ne  peut  faire  de 
miracles  chez  eux,  et  qu'il  en  est  étonné.  Con- 
sultez Matthieu2  :  le  même  fait  vient  après  le 
discours  des  paraboles,  et  il  semble  en  dépendre 
chronologiquement,  parce  que  l'évangéliste  a 
déplacé  toutes  les  anecdotes  qui  se  trouvent,  dans 
Marc,  entre  le  discours  des  paraboles  et  la  pré- 
dication à  Nazareth  ;  le  rédacteur  se  contente  de 
dire  que  Jésus  «  ne  fit  pas  beaucoup  de  mi- 
racles »,  à  cause  de  l'incrédulité  de  ses  auditeurs  ; 
il  corrige  ainsi  l'expression  malsonnante  :  «  il 
ne  put  pas  faire  de  miracles  »,  et  l'indication  : 
«  il  était  surpris  de  leur  incrédulité  ».  Prenez 
Luc  3  :  l'incident  est  transposé  tout  au  début  de 


1.  Marc,  vi,  1-6. 

2.  Matth.  xiii,  53-58. 

3.  Luc,  iv,  16-30. 

A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre. 


-  34  — 

la  prédication  galiléenne  ;  Jésus  refuse  for- 
mellement de  faire  des  miracles,  en  donnant 
pour  raison  que  les  prophètes  Elie  et  Elisée  ont 
fait  les  leurs  pour  des  païens,  non  pour  des 
Israélites  ;  et  comme  les  gens  de  Nazareth  se 
fâchent  et  veulent  le  faire  périr,  il  leur  échapp 
et  s'en  va.  Marc  et  Matthieu  ignoraient  ce  dé- 
nouement. Quand  même  Votre  Eminence  ne 
voudrait  pas  admettre  la  priorité  de  Marc  rela- 
tivement à  Matthieu  et  à  Luc,  ni  la  dépendance 
littéraire  de  ceux-ci  à  l'égard  de  celui-là,  Elle 
m'accordera  du  moins  que  les  évangélistes  ont 
une  façon  très  libre  d'interpréter  la  tradition  qui 
leur  tient  lieu  de  source. 

Pour  entendre  quelque  chose  à  l'histoire  de  la 
Bible,  et  surtout  à  l'histoire  de  l'Ancien  Testa- 
ment, il  faut  commencer  par  mettre  de  côté 
l'idée  du  livre  qui  nous  est  familière,  à  savoir 
celle  d'une  composition  homogène,  œuvre  et 
propriété  d'un  individu,  qui  demande  à  rester 
ce  que  l'a  faite  cet  unique  auteur.  Chez  les  Juifs, 
la  gloriole  littéraire  était  inconnue  ;  les  livres 
valaient  par  leur  contenu  et  l'utilité  que  leurs 
possesseurs  se  proposaient  d'en  retirer  ;  ils 
n'existaient  pas  pour  eux-mêmes  ni  pour  l'hon- 


—  35  — 

neur  de  ceux  qui  y  mettaient  la  main.  Tant  que 
Ton  a  cru  pouvoir  les  compléter  et  les  améliorer, 
la  forme  des  anciens  écrits  n'a  pas  été  arrêtée  ; 
ceux  dont  l'histoire  est  la  plus  compliquée  sont 
naturellement  ceux  qui  ont  été  d'abord  lus  et 
copiés  davantage.  Tels  sont  les  documents  de  la 
Loi  ;  tels  les  livres  d'Isaïe  et  de  Jérémie  ;  telles 
les  rédactions  de  F Evang-ile  qui  nous  ont  été 
conservées  sous  les  noms  de  Matthieu,  de  Marc 
et  de  Luc.  On  ne  peut  disserter  sur  l'authenti- 
cité, l'intégrité,  la  valeur  testimoniale  de  ces 
écrits,  comme  s'il  s'agissait  d'œuvres  modernes 
dont  chacune  a,  pour  ainsi  dire,  son  individua- 
lité et  représente  une  personne. 

Que  la  critique  n'aboutisse  pas  toujours  à  des 
^sultats  certains,  les  critiques  le  savent  aussi 
bien  que  leurs  adversaires  ;  car  ils  ont  conscience 
d'opérer  constamment  avec  des  hypothèses  que 
l'examen  des  textes  rend  plus  ou  moins  pro- 
bables, qu'il  peut  rendre  certaines,  autant  que 
la  matière  le  comporte.  L'hypothèse  joue,  dans 
l'investigation  historique,  le  même  rôle  que  dans 
les  recherches  proprement  scientifiques.  La 
meilleure  est  celle  qui  rend  le  mieux  compte  des 
faits  connus  et  qui  s'y  adapte  avec  le  plus  de 


—  36  — 

facilité.  Celle  qui  ne  tient  pas  devant  les  faits 
est  condamnée  par  là  et  n'a  pas  besoin  d'être 
discutée  autrement.  Or,  il  est  des  hypothèses 
qui  ne  résistent  pas  à  l'examen  critique  des 
Livres  saints  :  par  exemple,  l'unité  originelle 
et  l'authenticité  mosaïque  du  Pentateuque, 
l'unité  du  livre  d'Isaïe,  la  composition  intégrale 
du  premier  Evangile  par  un  apôtre,  le  caractère 
strictement  historique  de  l'Evangile  selon  saint 
Jean.  Et  il  est  des  hypothèses  que  l'analyse  cri- 
tique confirme  et  perfectionne  chaque  jour  en 
les  corrigeant  :  par  exemple,  l'hypothèse  docu- 
mentaire et  celle  d'une  compilation  successive- 
ment accrue  au  cours  des  siècles,  pour  le  Pen- 
tateuque et  pour  Isaïe  ;  l'idée  d'une  combinai- 
son de  sources  pour  le  premier  Evangile;  l'idée 
d'une  œuvre  théologique  et  mystique  pour  le 
quatrième. 

On  aurait  tort  de  penser  que  la  tradition  op- 
pose des  certitudes  à  ces  hypothèses.  La  tradi- 
tion ne  leur  oppose  pas  même  des  probabilités. 
Elle  ne  leur  oppose  rien,  et  pour  une  bonne 
raison  :  elle  n'a  jamais  envisagé  les  problèmes 
que  la  critique  a  soulevés,  et  ceux  qui  allèguent 
aujourd'hui  la  tradition    contre  la   critique   ont 


—  37  — 

bien  l'air  de  ne  pas  les  soupçonner  encore.  La 
tradition  chrétienne  ne  savait  pas  comment  le  Pen- 
tateuque  avait  été  écrit,  et  certains  auteurs  ecclé- 
siastiques, entre  autres  saint  Jérôme,  ont  assez 
clairement  entrevu  cette  incertitude.  L'Église  a 
pris  le  Pentateuque  et  les  autres  livres  de  l'Ancien 
Testament  tels  que  la  Synagogue  les  lui  a  trans- 
mis, comme  des  écrits  inspirés  de  Dieu.  Quant 
aux  conditions  particulières  de  leur  rédaction, 
comme  on  n'y  attachait  pas  d'importance,  on 
les  avait  promptement  oubliées.  Les  Juifs  con- 
temporains du  Christ  et  des  apôtres  n'avaient 
que  les  notions  les  plus  vagues  sur  la  prove- 
nance des  Ecritures  ;  ils  attribuaient  tout  natu- 
rellement la  rédaction  du  Pentateuque  à  Moïse, 
parce  que  celui-ci  y  jouait  le  principal  rôle  et 
parce  qu'on  avait  écrit  sous  son  nom  les  docu- 
ments de  la  Loi.  L'attribution  à  Isaïe,  à  Jérémie, 
des  livres  qui  portent  leur  nom,  résultait  de 
causes  analogues  :  un  noyau  d'oracles,  rédigé  ou 
dicté  par  ces  prophètes  eux-mêmes,  avait  fait, 
pour  ainsi  dire,  boule  de  neige  le  long  des  siècles, 
et  le  livre  avait  toujours  gardé  le  nom  du  prin- 
cipal auteur.  Il  paraît  également  certain  que  la 
tradition  chrétienne    n'avait  pas    eu   beaucoup 


—  38  — 

d'égard  aux  circonstances  dans  lesquelles  les 
Evangiles  avaient  été  composés.  La  preuve  en 
est  qu'elle  ignorait  ces  circonstances.  Les  maigres 
indications  du  vieil  auteur  Papias  d'Hiérapolis, 
recueillies  par  Eusèbe  de  Césarée,  ne  concernent 
que  les  Evangiles  de  Matthieu  et  de  Marc  ;  elles 
ne  peuvent  passer  pour  une  tradition  de  l'Eglise; 
elles  ne  sont  qu'un  témoignage  isolé,  dont  la 
portée  même  est  sujette  à  discussion  et  malaisée 
à  définir  ;  tout  le  reste  est  inconsistant,  hypo- 
thétique ou  légendaire  ;  l'Eglise  s'est  contentée 
des  noms,  ayant  l'assurance  intime  de  posséder, 
dans  son  Evangile  quadriforme,  le  véritable 
Evangile  du  Christ. 

La  tradition  de  l'Eglise  sur  l'origine  et  l'his- 
toire humaines  des  Livres  saints  n'a  donc  été  et 
ne  pouvait  être  que  quelque  chose  d'assez  vague, 
d'une  vérité  très  générale,  non  un  ensemble  de 
connaissances  précises  comme  on  essaie  main- 
tenant d'en  mettre  dans  les  manuels  d'histoire 
littéraire.  La  critique  s'est  efforcée  de  créer  ce 
manuel  de  littérature  biblique,  parce  qu'il 
n'existait  pas.  Elle  aurait  pu  s'épargner  souvent 
des  hypothèses  trop  aventureuses;  mais,  nonob- 
stant  de   nombreux  écarts,  et  malgré  l'opposi- 


—  39  — 

tion  qu'on  lui  a  faite,  il  paraît  bien  qu'elle  a 
réussi  à  fixer,  tant  pour  l'Ancien  que  pour  le 
Nouveau  Testament,  les  lignes  essentielles  du 
travail  qui  a  produit  la  Bible. 


III 


Bossuet  pouvait  dire  sérieusement  que  Dieu  a 
toujours  fait  «  écrire  les  choses  dans  le  temps 
qu'elles  étaient  arrivées  ou  que  la  mémoire  en 
était  récente  ».  Il  ne  serait  guère  possible  de  le 
répéter  aujourd'hui  avec  la  même  assurance  sans 
courir  le  risque  d'être  ridicule.  N'insistons  pas 
sur  ces  données  très  positives  et  très  certaines 
que  Moïse,  vivant  aux  environs  de  l'an  1500 
avant  Jésus-Christ,  aurait  eu  facile  de  se  pro- 
curer sur  Noé  et  ses  enfants,  sur  Adam  et  les 
patriarches  antédiluviens.  Il  serait  même  bien- 
séant de  n'en  point  parler,  si  cette  manière  en- 
fantine de  se  représenter  les  premiers  âges  de 
l'humanité  n'était  pas  encore  celle  qui  prévaut 
dans  l'enseignement  ecclésiastique.  Votre  Emi- 
nence  me  dispensera  de  lui  prouver  que  l'espèce 
humaine  était  sur  la  terre  depuis  plus  de  deux 


—  40  — 

mille  cinq  cent  treize  ans  (chiffre  de  Bossuet),  à 
l'époque  de  la  sortie  d'Egypte,  et  que  les  pre- 
miers chapitres  de  la  Genèse  sont  loin  d'être 
une  histoire  exacte  des  origines  de  l'huma- 
nité. Ce  que  je  veux  remarquer  ici  est  l'erreur 
commune  de  ceux  qui  interprètent,  après  Bos- 
suet, comme  rigoureusement  historiques,  des 
livres  qui  n'ont  pas  ce  caractère  et  qui  ne  pré- 
tendent pas  l'avoir. 

Les  livres  de  l'Ancien  Testament,  dans  leur 
ensemble,  n'ont  pas  d'autre  objet  que  l'instruc- 
tion religieuse  et  l'édification  morale  de  leurs 
lecteurs.  L'exactitude  bibliographique  y  est 
inconnue,  le  souci  du  fait  matériel  et  de  1  his- 
toire objective  en  est  absent.  Ils  nous  montrent 
comment  on  interprétait  les  souvenirs  du  passé, 
mais  ils  nous  le  font  connaître  bien  imparfaite- 
ment. L'histoire  du  peuple  hébreu,  telle  qu'ils  la 
décrivent,  serait  plutôt  une  histoire  de  la  Provi- 
dence qu'une  histoire  d'Israël.  Dieu  en  paraît 
être  le  premier  personnage.  Comme  on  l'a  vu 
d'abord  parlant  et  agissant  pour  tirer  le  monde 
du  chaos,  on  le  voit  encore  parlant  et  agissant 
pour  fonder  son  peuple,  l'installer  en  Palestine, 
le  favoriser  ou  le  châtier,  mettre  en  mouvement 


—  41  — 

et  briser  la  puissance  d'Assur,  celle  de  Baby- 
lone,  Antiochus  Epiphane.  L'intervention  divine 
a-t-elle  été  sensible,  à  chaque  moment  de  l'his- 
toire d'Israël,  comme  il  semblerait  qu'elle  ait 
dû  l'être  si  la  perspective  générale  des  récits 
bibliques  et  tous  ces  récits  mêmes  étaient  maté- 
riellement vrais?  On  ne  pourrait  l'allirmer 
qu'en  se  défendant  l'examen  des  documents  à 
interpréter. 

L'histoire  d'Israël  a  été,  comme  celle  de  tout 
autre  peuple,  un  enchaînement  de  faits  très 
variés,  où  les  croyants,  soit  dans  le  temps 
même,  soit  plus  tard,  ont  reconnu  Dieu,  mais 
où  ils  auraient  pu  ne  pas  le  reconnaître,  s'ils 
n'avaient  été  croyants.  Les  commentateurs  les 
plus  orthodoxes  se  demandent  maintenant  si  les 
plaies  d'Egypte  ont  é1é  des  miracles  absolus  ou 
des  accidents  providentiels.  L'historien  n'y  peut 
reconnaître  que  des  souvenirs  idéalisés  par  la 
foi.  On  les  racontait  de  diverses  manières,  et  de 
même  le  passage  de  la  mer  Rouge,  les  aven- 
tures du  désert,  celles  de  l'entrée  en  Palestine, 
les  exploits  de  Josué,  de  Gédéon  et  de  person- 
nages plus  récents.  Tant  s'en  faut  que  la  Bible 
reflète  toujours    l'impression    de    ceux    qui   ont 


—  12  — 

été  témoins  des  faits  racontés.  Supposé  qu'il  en 
fût  ainsi,  l'on  aurait  encore  à  établir  une  distinc- 
tion entre  le  fait  même  et  le  sens  qui  lui  a  été 
attribué.  Les  anciens,  en  général,  et  non  seule- 
ment les  Israélites,  vivaient  dans  une  atmo- 
sphère de  merveilleux.,  qui  influençait  leur  juge- 
ment en  toute  occasion  et  les  empêchait  de 
chercher  l'explication  naturelle  des  choses.  Il 
faut  tenir  compte  aussi  de  la  forme  légendaire 
que  prend  nécessairement  la  tradition  orale  dans 
un  milieu  populaire,  et  des  préoccupations  des 
écrivains  qui  ont  recueilli,  interprété,  amal- 
gamé les  récits  traditionnels.  Les  faits  racontés 
dans  l'Ancien  Testament  ne  sont  pas  des  faits 
simplement  vus  ou  connus  de  génération  en 
génération,  mais  des  faits  commentés  et  jugés 
longtemps  après  leur  accomplissement.  Il  ap- 
partient au  critique  de  discuter  le  témoignage 
biblique,  d'en  examiner  la  véritable  portée,  de 
discerner  ce  qui  est  matière  de  fait  de  ce  qui  est 
interprétation  de  foi,  ce  qui  est  de  tradition  pri- 
mitive de  ce  qui  est  de  tradition  secondaire,  et 
d'utiliser  chaque  élément  selon  sa  nature,  ce 
qui  est  donnée  de  fait,  pour  l'histoire  extérieure, 
et  ce  qui  est  interprétation  traditionnelle,  pour 
l'histoire  de  la  crovance. 


—  43  — 

Ainsi  reconstituée,  l'histoire  d'Israël  ressem- 
blera davantage  à  celle  des  autres  peuples;  mais 
elle  n'y  ressemblera  jamais  entièrement,  parce 
que  la  religion  y  a  toujours  tenu  sa  grande  place, 
qu'elle  a  fini  par  y  tenir  presque  toute  la  place, 
et  que  la  religion  d'Israël  diffère  profondément 
des  autres  religions  de  l'antiquité.  Même  après 
qu'on  a  remis  les  faits,  autant  que  possible,  dans 
ce  qu'il  convient  d'appeler  leur  jour  naturel,  le 
surnaturel  ne  disparaît  pas,  du  moins  il  est 
facilement  reconnaissable  pour  le  croyant,  et 
l'histoire  d'Israël  reste  l'histoire  du  peuple  de 
Iahvé,  on  pourrait  presque  dire  l'histoire  de 
Dieu  même  pendant  de  longs  siècles  de  l'huma- 
nité. Ce  trait  lui  appartient  en  propre.  Le  cri- 
tique impartial  trouvera  que  l'histoire  delà  nation 
israélite  se  ramène  à  une  suite  d'événements 
vulgaires  dans  la  vie  des  peuples,  et  à  l'action 
d'hommes  religieux  dont  le  caractère  n'a  rien 
de  commun,  le  tout,  faits  et  hommes,  con- 
courant à  une  œuvre  plus  grande  qu'eux,  c'est 
à  savoir  la  religion  monothéiste. 

Un  travail  du  même  genre,  aboutissant  à  un 
résultat  semblable,  est  à  faire  sur  les  Evangiles, 
pour  en  dégager  la  physionomie   historique  du 


_  44    - 

Sauveur.  La  tradition  littéraire  de  l'Evangile  a 
suivi  l'évolution  du  christianisme  primitif.  Les 
deux  s'expliquent  l'une  par  l'autre,  et  si  l'analyse 
critique  des  Evangiles  précède  nécessairement 
la  reconstitution  de  l'histoire  évangélique  et 
apostolique,  il  est  également  vrai  que,  par  une 
sorte  de  réciprocité,  l'histoire  du  christianisme 
primitif  explique  la  composition  des  Evangiles 
et  en  éclaire  les  particularités  les  plus  décon- 
certantes pour  les  esprits  étrangers  à  la  critique. 
C'est  parce  que  les  Évangiles  sont,  avant  tout, 
des  livres  d'édification,  que  leurs  auteurs  n'ont 
pas  craint  de  traiter  la  matière  traditionnelle  avec 
une  liberté  qui  rend  bien  inutiles  tous  les  arti- 
fices au  moyen  desquels  une  certaine  exégèse 
s'efforce  de  la  dissimuler.  Les  évangélistes  plus 
récents  n'ont  pas  hésité  à  bouleverser  l'ordre 
que  leurs  devanciers  avaient  suivi  dans  le  clas- 
sement des  récits  et  des  discours.  Le  dernier 
même  a  osé  produire  un  cadre  nouveau  et 
une  forme  nouvelle  de  l'Evangile.  La  prédica- 
tion du  Sauveur  et  les  faits  évangéliques  sont 
légèrement  glosés  dans  les  Synoptiques  ;  ils 
sont  traduits  dans  saint  Jean.  Là  aussi  le  critique 
démêlera  ce  qui  est  souvenir  primitif  de  ce  qui 


—  45  — 

est  appréciation  de  foi  et  développement  de  la 
croyance  chrétienne. 


IV 


La  croyance  chrétienne,  en  effet,  a  eu  un 
développement,  et  ce  développement  faisait  suite 
à  celui  de  la  croyance  israélite.  La  religion  mo- 
nothéiste ne  s'est  pas  implantée  en  un  jour  ni 
par  des  coups  de  force  dans  la  conscience  d'Is- 
raël. Le  principe  de  vie  religieuse  qui  s'est  ré- 
vélé avec  éclat  dans  l'Evangile  est  le  même  que 
celui  qui  inspirait  le  culte  des  tribus  errantes 
que  Moïse  conduisait  dans  le  désert,  mais  il 
n'a  pas  livré  dès  l'abord  tout  le  secret  de  sa  vi- 
gueur et  de  son  avenir. 

On  ne  s'en  douterait  pas  quand  on  lit  super- 
ficiellement la  Bible,  ou  sans  y  chercher  autre 
chose  que  sa  propre  foi.  La  tradition  religieuse, 
toujours  conservatrice,  et  la  foi,  toujours  simple 
et  synthétique  en  ses  jugements,  interprètent  le 
passé  par  le  présent,  et  leurs  souvenirs  d'apTès 
leurs  expériences.  Les  Juifs  des  derniers  siècles 
avant  l'ère  chrétienne  reconnaissaient  leur  Dieu 


—  46  — 

dans  le    Iahvé  des  vieux  cantiques  et   des  an- 
ciennes   légendes,    et  ils  ne   remarquaient    pas 
que,  dans  le  temps  où  ces  cantiques  furent  com- 
posés,  où  ces  légendes  furent  mises  par  écrit, 
Tidée  qu'on  se  faisait  de  Iahvé  n'égalait  pas  en 
hauteur   morale  celle  qu'ils  avaient  reçue    des 
derniers  prophètes.  Le  point  de  vue  général  de 
l'Ecriture,   l'effet  de  perspective  que  créent  les 
documents  plus    récents  et  le   cadre  où  l'on   a 
voulu  placer   les  textes  anciens,    sont   dominés 
par  la  notion  d'une  vérité  qu'on  pourrait  appe- 
ler statique,  d'une  religion  immuable  depuis  la 
création  du   monde   et   des   premiers   hommes, 
et  qui  n'aurait  guère  eu  d'autre  développement 
que  celui  des  institutions  cultuelles.   Espèce  de 
mirage  qui  se  rencontre  plus  ou  moins  partout 
où  l'homme  n'a  pas  encore  essayé  de  faire  la  cri- 
tique de  ses  connaissances  et  de  sa  propre  pen- 
sée. Il  s'est  perpétué  dans  l'Eglise,  et  il  existe 
encore  dans  la  théologie  catholique  ;  on  le  ren- 
contre   dans    Bossuet,    Monseigneur,    relative- 
ment   aux   écrits    du   Nouveau    Testament,    où 
l'on  s'est  accoutumé  à  retrouver  toute  la  doc- 
trine et  toute    la  vie  de   l'Eglise,   sans   s'aper- 
cevoir  que    le    catholicisme    est    dérivé  seule- 


ment  de  l'Evangile  par  un  long  travail  de  l'his- 
toire et  de  la  pensée  chrétiennes.  L'esprit  du 
Christ  a  dominé  cette  grande  œuvre  ;  mais  l'Evan- 
gile n'en  contenait  que  le  germe  initial. 

N'est-il  pas  vrai  que  tout  est  mouvement 
dans  une  religion  vivante  :  croyance,  discipline 
morale  et  culte  ?  La  tradition  tend  à  la  stabi- 
lité, mais  la  vie  pousse  au  progrès.  Puisque  la 
religion  d'Israël,  depuis  ses  origines  jusqu'à 
l'apparition  du  christianisme,  et  le  christianisme, 
depuis  sa  fondation,  ont  été  plus  vivants  qu'au- 
cune autre  religion,  on  ne  devra  pas  s'étonner 
qu'ils  aient  changé  davantage,  non  par  la  simple 
combinaison  d'éléments  nouveaux,  et  même 
étrangers,  avec  leurs  éléments  primitifs,  comme 
les  historiens  qui  se  bornent  a  faire  un  relevé  des 
idées  et  coutumes  religieuses,  pour  les  compa- 
rer entre  elles,  sont  trop  enclins  à  l'admettre, 
mais  par  l'intensité  même  dune  puissance  vitale, 
d'un  dynamisme  qui  a  trouvé  dans  les  rencontres 
de  l'histoire  les  occasions,  les  excitants,  les  ad- 
juvants, la  matière  de  son  propre  développe- 
ment. 

La  critique  entreprend  donc  ce  que  la  théolo- 
gie traditionnelle  n'avait  pas  songé  à  faire,    et 


—  48  — 

ce  qui  n'importe  pas  directement  à  la  définition  de 
la  croyance  :  le  discernement  des  progrès  accom- 
plis par  l'idée  religieuse,  la  moralité  religieuse, 
le  culte  religieux  en  Israël,  depuis  les  temps  les 
plus  reculés  jusqu'au  couronnement  de  cette 
évolution  par  le  christianisme  ;  l'analyse  de 
l'Evangile  dans  sa  forme  initiale,  et  la  descrip- 
tion de  ses  premiers  efforts  pour  s'organiser  en 
religion  universelle.  Travail  délicat,  sans  doute, 
mais  légitime  et  nécessaire.  Ni  la  foi,  ni  la  Bible, 
ni  l'Eglise  ne  peuvent  nous  interdire  d'apprendre 
l'histoire  de  notre  religion.  Les  Ecritures  ne 
laisseront  pas  d'être  «  toujours  saintes,  toujours 
sacrées,  toujours  inviolables  »,  quand  on  saura 
dans  quelles  conditions  elles  ont  été  rédigées  et 
conservées,  quand  on  comprendra  mieux  la 
pensée  de  ceux  qui  les  ont  composées.  La  cul- 
ture générale  de  notre  époque  ne  permet  pas 
que  l'esprit  du  croyant  catholique  puisse  être  en 
repos  sur  une  conception  non  réelle  de  l'histoire 
sainte.  Ce  n'est  pas  seulement  un  intérêt  de 
curiosité  scientifique,  nullement  répréhensible 
d'ailleurs,  qui  impose  au  théologien  de  nos  jours 
l'examen  critique  des  Livres  saints  ;  c'est  l'inté- 
rêt même  d'une  foi  trop  auguste  et  qui  se  res- 


—  49  — 

pecte     trop    elle-même    pour    s'endormir    dans 
l'ignorance   ou  dans  une  fausse  simplicité  d'es- 

La  foi  n'a  point  ici-bas  de  demeures  perma- 
nentes, mais  elle  a  constamment  besoin  d'abris. 
En  vain  essaierait-on  de  la  retenir  dans  ce  qui 
fut  un  palais,  l'architecte  eût-il  nom  Bossuet, 
si  ce  palais  n'est  plus  logeable,  et  si,  aménagé 
pour  d'autres  occupants,  il  n'est  plus  qu'un  monu- 
ment du  passé,  respectable  encore  et  toujours 
admirable,  mais  comme  témoin  d'un  temps  à 
jamais  disparu. 


Y 


Puisque  j'ai  commencé  d'importuner  Votre 
Eminence,  j'ajouterai  à  cette  lettre  déjà  trop 
longue  quelques  considérations  sur  un  sujet 
devant  lequel  nos  exégètes  prennent  un  air  cir- 
conspect, et  que  le  grand  Bossuet  n'a  point 
traité,  je  veux  dire  l'autonomie  nécessaire  de  la 
critique  biblique. 

L'étude  historique  de  la  Bible,  Monseigneur, 
ne  peut  être  conduite  par  une  autre  méthode 
que  la  méthode  critique.  Elle  peut  fournir  des 
A.   Loisy.  '*-  Autour  d'un  petit  livre.  4 


—  80.— 

matériaux  à  la  théologie  et  à  l'apologétique  ; 
mais,  par  elle-même,  elle  n'est  ni  une  partie  de 
la  théologie,  ni  une  démonstration  de  la  vérité 
chrétienne.  Autre  est  le  travail  du  théologien  et 
autre  celui  du  critique.  Le  premier  se  fonde  et 
se  règle  sur  la  foi.  Le  second,  môme  quand  il 
s'agit  de  la  Bible,  se  fonde  sur  une  expérience 
scientifique  et  se  règle  comme  une  recherche  de 
science.  C'est  au  commentaire  théologique  de  la 
Bible  que  se  rapportent  les  prescriptions  offi- 
cielles de  l'Eglise  touchant  l'interprétation  des 
Ecritures,  et  l'on  y  chercherait  en  vain  des  indi- 
cations pour  l'analyse  historique  des  Livres 
saints. 

L'Eglise  défend  et  nul  ne  peut  l'en  blâmer, 
qu'un  catholique  se  serve  de  la  Bible  pour  établir 
des  dogmes  autres  que  les  dogmes  catholiques.  On 
ne  conçoit  pas  qu'elle  dispense  le  théologien,  le 
prédicateur  ou  le  catéchiste,  d'expliquer  l'Ecri- 
ture conformément  à  la  tradition.  Mais  quantité 
de  gens  étudient  maintenant  la  Bible  et  la  com- 
mentent sans  intention  de  prouver  quoi  que  ce 
soit,  et  à  seule  fin  de  déterminer  la  signifi- 
cation primitive  et  la  portée  originelle  des 
textes.    Il  est  possible,   en  effet,  de  regarder  la 


—  <>l  — 

Bible,  non  plus  comme  la  règle  ou  plutôt  la 
source  permanente  de  la  foi,  mais  comme  un 
document  historique  où  Ton  peut  découvrir  les 
origines  et  le  développement  ancien  delà  religion, 
un  témoignage  qui  permet  de  saisir  l'état  de 
la  croyance  à  telle  époque,  qui  la  présente  dans 
des  écrits  de  telle  date  et  de  tel  caractère.  L'his- 
toire des  textes  bibliques,  de  la  littérature 
biblique,  du  peuple  et  de  la  religion  d'Israël, 
de  la  théologie  biblique,  tous  ces  travaux  qui 
ne  disent  rien  aux  métaphysiciens  du  dogme 
sont  précisément  les  seuls  qui  intéressent  le 
critique.  Toutes  ces  recherches  historiques  ne 
tendent  qu'à  constater  et  à  représenter  des  faits, 
qui  ne  peuvent  être  en  contradiction  avec  aucun 
dogme,  précisément  parce  qu'ils  sont  des  faits, 
et  que  les  dogmes  sont  des  idées  représentatives 
de  la  foi,  laquelle  n'a  pas  pour  objet  le  connais- 
sable  humain,  mais  l'incompréhensible  divin. 

L'exégèse  théologique  et  pastorale,  et  l'exé- 
gèse scientifique  et  historique  sont  donc  deux 
choses  très  différentes,  qui  ne  peuvent  être 
réglées  par  une  loi  unique.  Bien  que  la  matière 
en  paraisse  identique,  l'objet  n'en  est  pas  réel- 
lement le  même.   La  loi  de   l'exégèse  ecclésias- 


—  52  — 

tique,  qui  est  d'enseigner,  au  moyen  delà  Bible, 
la  foi  et  la  morale  catholiques,  ne  saurait  être 
la  loi  de  l'exégèse  simplement  historique  ;  et 
réciproquement  la  loi  de  l'exégèse  historique, 
qui  est  la  détermination  des  faits  et  du  sens 
primitif  des  textes,  ne  saurait  être  la  loi  de  1  exé- 
gèse ecclésiastique.  Celle-ci,  en  imposant  ses 
conclusions  à  celle-là,  comme  si  c'étaient  des 
faits  ou  des  opinions  du  passé,  l'étoufferait  ;  et 
l'exégèse  historique,  en  imposant  les  siennes  à 
l'exégèse  ecclésiastique,  comme  des  dogmes  à 
croire  maintenant,  la  ruinerait.  Le  travail  cri- 
tique peut  être  coordonné  par  le  croyant  à  l'in- 
terprétation dogmatique,  et  il  doit  l'être  par 
celui  qui  enseigne  au  nom  de  l'Eglise  ;  mais,  en 
tant  qu'historique  et  critique,  il  a  en  lui-même 
sa  raison  d'être,  sa  méthode,  et  il  ne  peut  tenir 
que  de  lui-même  les  conclusions  qui  conviennent 
à  sa  nature  propre. 

Il  me  semble,  Monseigneur,  que  l'on  n'a  pas 
suffisamment  distingué  jusqu'à  présent  les  rôles 
et  les  droits  respectifs  du  théologien  et  du  cri- 
tique. Que  celui-ci  reste  sur  son  terrain;  qu'il 
n'empiète  pas  sur  le  domaine  de  la  foi  et  de  son 
interprétation  dogmatique.  Ce  n'est  pas  à  l'his- 


—  53  — 

torien,  s'il  est  seulement  historien,  qu'il  appar- 
tient de  se  prononcer  sur  le  fond  de  la  religion 
et  sur  l'objet  de  la  révélation.  Il  n'a  pas  à  déci- 
der, par  exemple,  si  Jésus  est  ou  non  le  Messie 
promis  à  Israël,  la  révélation  humaine  de  Dieu, 
la  manifestation  personnelle  de  la  Sagesse 
incréée.  Cette  question  ne  se  posera  pas  seule- 
ment devant  l'intelligence  du  critique,  mais 
devant  la  conscience  de  l'homme,  et  ce  n'est 
pas  uniquement  par  le  témoignage  de  l'histoire 
qu'elle  pourra  être  résolue.  L'historien  n'a  pas 
à  y  répondre  au  nom  de  la  critique,  parce 
qu'il  ne  saurait  le  faire  par  le  seul  moyen 
de  l'exégèse  scientifique  ;  et  l'homme  qui  vou- 
dra l'aborder  avec  prudence,  la  trancher  avec 
sécurité,  jugera  que  le  témoignage  de  la  cons- 
cience chrétienne  dans  l'Eglise  est  à  écouter 
avec  celui  de  l'Evangile,  qu'il  continue  et  inter- 
prète sans  se  confondre  avec  lui. 

Que  le  théologien,  de  son  côté,  cesse  d'iden- 
tifier l'histoire  avec  la  théologie  et  de  considérer 
ses  spéculations  comme  la  forme  unique,  adé- 
quate et  immuable,  de  la  connaissance  religieuse 
et  de  la  science  de  la  religion.  Qu'il  comprenne 
enfin  que  l'histoire  des  origines  chrétiennes  est 


—  54   — 

autre  chose  que  la  définition  actuelle  de  la  vérité 
chrétienne.  Les  dogmes  aussi  ont  une  histoire.  Ils 
n'en  auraient  pas  s'ils  existaient  dans  la  Bible 
tels  qu'ils  se  présentent  dans  la  tradition.  On 
peut  dire,  sans  paradoxe,  que  pas  un  chapitre 
de  l'Ecriture,  depuis  le  commencement  de  la 
Genèse  jusqu'à  la  fin  de  l'Apocalypse,  ne  con- 
tient un  enseignement  tout  à  fait  identique  à  celui 
de  l'Eglise  sur  le  même  objet;  conséquemment, 
pas  un  seul  chapitre  n'a  le  même  sens  pour  le 
critique  et  pour  le  théologien.  Le  critique  ne 
peut  pas  voir  clairement,  dans  le  premier  verset 
de  la  Genèse,  que  le  monde  a  été  tiré  du  néant, 
et  le  théologien,  à  propos  de  ce  verset,  doit 
l'affirmer.  Le  critique  ne  peut  pas  ne  pas  recon- 
naître, à  la  fin  de  l'Apocalypse,  une  annonce  de 
la  venue  prochaine  du  Christ  pour  le  jugement 
de  tous  les  hommes,  et  le  théologien  doit  inter- 
préter, de  manière  ou  d'autre,  cette  prophétie 
comme  un  symbole  dont  la  portée  dépasse  le 
sens  littéral.  Si  le  théologien  veut  imposer  ses 
explications  au  critique  et  l'obliger  à  les  prendre 
comme  sens  originel  du  texte,  le  critique  ne 
pourra  que  se  dérober  aux  injonctions  du  théo- 
logien,  qui    lui  demande,    inconsciemment,    de 


.).) 


proclamer  vrai  ce  qui,  au  point  de  vue  de  l'his- 
toire, est  faux,  à  savoir  que  le  rédacteur  élohiste 
de  la  Genèse  possédait  nettement  l'idée  philoso- 
phique de  la  création  absolue,  et  que  l'auteur 
de  l'Apocalypse  ne  croyait  pas  à  la  fin  prochaine 
du  monde. 

Le  principe  du  critique  ne  lui  permet  pas  de 
formuler  des  conclusions  de  foi.  Nul  principe 
du  théologien  ne  l'autorise  à  formuler  des  con- 
clusions d'histoire.  Le  théologien  peut  émettre 
des  conclusions  à  propos  de  l'histoire,  mais  ce 
ne  sont  pas  des  conclusions  historiques  ;  et 
pareillement  l'historien  peut  émettre  des  con- 
clusions à  propos  de  croyances,  mais  ce  ne  sont 
pas  des  conclusions  de  foi.  Il  est  de  foi,  par 
exemple,  que  le  Christ  est  mort  sur  la  croix. 
Cet  article  est  de  foi  en  tant  qu'il  appartient 
à  renseignement  de  l'Eglise  touchant  le  Christ. 
Mais  le  crucifiement  de  Jésus,  en  tant  que  fait 
et  matière  d'histoire,  est  simplement  certain. 
Ce  n'est  pas  sur  la  foi  que  l'historien  s'appuiera 
pour  soutenir  que  Jésus  a  été  crucifié  à  Jérusa- 
lem, par  l'ordre  de  Ponce  -Pilate,  mais  sur  la 
solidité  du  témoignage  traditionnel.  L'Eglise 
assurément  pourrait  définir  le   caractère  histo- 


—  56  — 

rique  d'un  texte  ou  d'une  donnée  biblique,  mais 
ce  caractère  serait  antérieur  à  la  définition  et 
ce  n'est  pas  par  la  définition  que  l'historien 
pourrait  et  devrait  le  prouver. 

L'autorité  historique  de  la  Bible  ne  se  fonde 
pas  sur  l'inspiration  divine,  et  ne  se  prouve  pas 
non  plus  par  elle.  Le  sens  historique  de  la  Bible 
ne  résulte  pas  de  l'interprétation  ecclésiastique, 
et  ne  se  prouve  pas  non  plus  par  l'autorité  de 
l'Eglise.  S'il  en  était  autrement,  la  démonstra- 
tion chrétienne  et  l'enseignement  chrétien  n'au- 
raient pas  de  fondement  réel,  puisque  l'Eglise 
entend  bien  s'autoriser  du  témoignage  his- 
torique de  la  Bible,  et  que  si  la  Bible  n'avait 
ni  autorité  ni  sens  historiques  que  par  l'Eglise, 
elle  ne  serait  plus  un  témoignage  valable  par 
lui-même.  La  raison  exige,  comme  la  tradition 
sainement  comprise  l'admet,  que  le  témoignage 
biblique  ait  une  valeur  propre,  indépendante  du 
témoignage  ecclésiastique  et  supportant  celui-ci, 
faute  de  quoi  tout  l'édifice  serait  fondé  sur  le 
vide.  Pour  que  l'harmonie  subsiste  entre  ces 
deux  témoignages,  qui  n'en  sont  qu'un,  mais 
saisi  à  des  moments  différents,  il  suffit  de  les 
prendre  pour  ce  qu'ils  sont,   le  premier  comme 


—  57  — 

la  racine  du  second,  et  celui-ci  comme  le  déve- 
loppement du  premier. 

Bien  que  peu  des  nôtres  s'en  aperçoivent. 
Monseigneur,  il  est  de  toute  évidence  que  l'étude 
historique  des  Livres  saints  est  à  distinguer  du 
travail  de  la  pensée  théologique  et  de  la  médi- 
tation religieuse.  On  ne  conçoit  pas  que  la 
critique  puisse  suivre  à  l'égard  '  de  l'Ecriture 
une  méthode  différente  de  celle  qu'elle  ap- 
plique aux  autres  documents  de  l'antiquité  ; 
que  ses  conclusions  puissent  lui  être  dictées 
d'avance,  et  qu'elle  puisse  être  moralement  con- 
trainte à  voir  dans  les  textes  autre  chose  que 
ce  qu'ils  contiennent,  à  leur  supposer  un  carac- 
tère et  des  garanties  autres  que  ceux  qu'ils  pré- 
sentent d'eux-mêmes  à  l'observateur  impartial. 
Avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  un  esprit 
rompu  aux  méthodes  historiques  ne  pourrait 
s'abstenir,  en  lisant  la  Bible,  de  prendre  le  sens 
que  suggère  la  Bible  même,  selon  toutes  les 
limitations  et  les  conditions  qui  se  révéleraient 
à  lui;  et  il  ne  réussirait  pas  à  y  trouver  un 
autre  sens  que  celui-là. 

Le  devoir  de  regarder  la  Bible  comme  une 
source  autorisée  de  la  foi   et  un  témoignage  que 


Dieu  se  rend  à  lui-même  n'est  pas  logiquement 
9  antécédent,  mais  bien  conséquent  à  la  considé- 
ration historique  ;  il  ne  crée  aucune  entrave  à 
l'exercice  critique  de  l'intelligence  sur  la  Bible 
envisagée  comme  document  d'histoire.  Cette 
obligation  qui  s'adresse  an  croyant  ne  saurait 
être  incompatible  avec  le  simple  travail  de  la 
raison  naturelle  sur  un  texte  qui  appartient  à 
l'histoire  de  l'esprit  humain.  Elle  concerne 
beaucoup  moins  la  science  de  la  Bible  que 
l'emploi  religieux  de  l'Ecriture.  Elle  est  une 
direction  très  autorisée  que  la  foi  traditionnelle 
de  l'Eglise  fournit  à  l'individu  croyant,  pour  la 
juste  appréciation  de  la  Bible  comme  code  reli- 
gieux, et  de  l'histoire  biblique  comme  histoire 
religieuse.  Elle  fera  subsister  entre  le  critique 
catholique  et  le  critique  protestant  ou  incrédule 
une  différence  essentielle,  parce  que  le  critique 
catholique,  à  la  différence  de  l'incrédule,  admet- 
tra que  la  Bible  est  un  livre  de  vérité,  que  la 
religion  biblique  est  la  vraie  religion  ;  et,  à  la 
différence  du  critique  protestant,  que  la  vérité 
salutaire  n'est  pas  à  extraire  de  l'Ecriture  par  le 
seul  effort  de  la  raison  individuelle,  mais  que 
la  Bible,    en  tant  que  livre  de  la  foi  et  témoi- 


—  59  — 

gnage  de  la  révélation  divine,  a  son  interprète 
autorisée     dans    l'Eglise,    c'est-à-dire    dans    la 
I  conscience   collective    et  permanente  du  chris- 
tianisme vivant. 

Aussi  libre  dans  ses  recherches  et  dansl'analyse 
historique  des  Livres  saints  que  le  plus  indépen- 
dant des  savants  non  catholiques,  et  plus  exempt 
peut-être  de  tout  préjugé,  le  critique  catho- 
lique, pour  ce  qui  regarde  l'interprétation  doc- 
trinale de  la  Bible  en  vue  des  besoins  présents 
de  l'humanité,  acceptera  plus  humblement  que 
le  théologien  le  plus  traditionnel,  les  indications 
de  la  tradition  ;  il  sera  facilement  plus  catholique 
d'esprit,  ayant  une  perception  plus  nette  du  pro- 
grès divin  qui  s'est  fait  dans  l'humanité  par 
l'évolution  du  monothéisme  juif  et  du  christia- 
nisme catholique.  Il  s'éclairera  de  la  doctrine 
ecclésiastique  pour  s'approprier  la  substance 
religieuse  de  la  Bible,  et  il  pourra,  d'autre  part, 
venir  en  aide  à  la  tradition  actuellement  ensei- 
gnante, par  la  science  qu'il  aura  acquise  de 
son  passé  le  plus  lointain  et  de  ses  incessantes 
transformations. 


-  60  — 

Ainsi,  Monseigneur,  il  n'y  a  pas,  à  propre- 
ment parler,  de  question  biblique,  et  vous  l'avez 
fort  bien  senti,  en  écrivant  que  cette  question 
était  réglée  depuis  deux  cents  ans.  Il  y  a  seule- 
ment des  questions  -Bibliques,  un  vaste  sujet 
d'études  que  nous  avons  eu  le  tort  de  négliger  trop 
longtemps.  Il  s'agit  d'apprendre  ce  que  nous 
ignorons.  Quand  nous  connaîtrons  à  fond  cet 
ensemble  de  questions,  elles  ne  troubleront 
plus  personne.  Osera i-je  ajouter,  en  finissant, 
que  ceux  qui  les  étudient  sincèrement  et  qui, 
sans  se  piquer  de  littérature,  même  sans  faire 
étalage  de  science,  travaillent,  sachant  bien 
qu'on  ne  leur  en  aura  pas  de  gré,  à  instruire  le 
clergé  français  sur  cette  matière  capitale,  n'ont 
pas  le  moindre  titre  au  mépris  des  princes  de 
1  Eglise? 

Daigne  Votre  Eminence  agréer  l'hommage  de 
mon  très  profond  respect. 


LETTRE  A  UN  ÉVÊQUE 

SUR    LA    CRITIQUE    DES    ÉVANGILES 
ET    SPÉCIALEMENT     SUR    L 'ÉVANGILE    DE    SAINT    JEAN 

Monseigneur, 

A  quelle  marque  spéciale  peut-on  distinguer, 
en  exégèse,  la  vérité  de  Terreur?  C'est  ce  que 
je  me  suis  longtemps  demandé,  en  méditant 
la  très  savante  lettre  que  vous  avez  adressée,  à 
propos  de  mon  livre,  aux  directeurs  de  votre  grand 
séminaire.  Toute  réflexion  faite,  comme  j'ai  cru 
trouver  que  la  «  vraie  exégèse  »,  c'est-à-dire  la 
votre,  n'était  pas  tout  à  fait  une  exégèse  vraie, 
et  comme  la  «  fausse  exégèse  »,  c'est-à-dire  celle 
de  L Evangile  et  l' Eglise,  garde  encore  toutes 
mes  préférences,  j'ai  renoncé  à  découvrir  la  clef 
de  cette  délicate  énigme. 

Votre  Grandeur  a  écrit  avec  beaucoup  de  rai- 
son que  les  problèmes  de  science  religieuse 
s'éclaircissent  moins  par  des  censures  officielles 
que  par  une  discussion  loyale.  Mais  y  a-t-il  dis- 
cussion   quand  celui   qui    entame    le   débat    se 


—  62  — 

donne  tous  les  avantages,  déclarant  que  sa 
méthode  et  ses  conclusions  sont  les  seules 
bonnes,  se  faisant  juge  de  celui  qu'il  prend  pour 
adversaire,  et  le  traitant  en  égaré  dont  on  aura 
pitié  s'il  s'empresse  d'abjurer  ses  erreurs? 
Vous  n'avez  pas  réellement  fait  la  critique  de 
mon  livre,  je  ne  ferai  pas  non  plus  la  critique 
de  votre  lettre.  Je  n'examinerai  avec  vous,  si 
vous  le  voulez  bien,  qu'un  seul  point,  la  façon 
dont  un  historien  doit  traiter  les  documents 
évangéliques. 

Selon  vous,  Monseigneur,  les  exégètes  catho- 
liques ne  sont  pas  aussi  libres  que  les  autres 
dans  la  critique  des  textes  bibliques  ;  spéciale- 
ment en  ce  qui  regarde  les  Evangiles,  s'ils 
peuvent  admettre  l'existence  de  certaines  con- 
tradictions que  l'ancienne  exégèse  réduisait  par 
des  interprétations  subtiles  et  arbitraires,  ils 
devraient  maintenir,  sur  la  foi  de  la  tradition 
ecclésiastique,  avec  l'authenticité  des  livres,  le 
caractère  historique  de  leur  contenu,  en  son 
entier,  et  dans  le  quatrième  Evangile  aussi 
bien  que  dans  les  trois  premiers.  C'est  en  vertu 
de  ce  postulat  que  vous  avez  réfuté,  avec 
une    aisance  que  je  me  plais  à  reconnaître,   les 


—  63  — 

deux  premiers  chapitres  de  L Evangile  et  l' Eglise. 
Votre  Grandeur  paraît  ignorer  que  M.  Harnack 
ne  se  sert  pas  du  quatrième  Evangile,  et  que  je 
pouvais  avoir  aussi  quelques  raisons  de  ne  pas 
l'utiliser  comme  un  témoignage  historique  sur 
renseignement  et  la  carrière  terrestre  du  Sau- 
veur. 

Voyons  donc  jusqu'à  quel  point  les  Evan- 
giles synoptiques  sont  des  livres  d'histoire,  et 
dans  quelles  conditions  se  présente  à  nous  l'Evan- 
gile selon  saint  Jean.  Je  n'avais  pas  abordé  ce 
sujet  dans  mon  livre,  et  je  m'étais  placé  sim- 
plement sur  le  terrain  de  M.  Harnack,  pour 
qu'on  ne  m'accusât  point  de  soulever  à  la  légère, 
devant  notre  public  français,  des  questions  que 
l'on  croit  troublantes.  Mais  puisque  je  me  trouve 
téméraire  parce  que  j'ai  voulu  être  prudent,  je 
renonce  maintenant  à  la  sagesse,  aiin  de  mon- 
trer que  je  ne  suis  pas  tout  à  fait  un  insensé. 

I 

Pour  commencer,  Monseigneur,  je  déclare 
franchement  que  je  ne  comprends  pas  votre  posi- 
tion exégétique.  Je  ne  vois  pas  comment  un  cri- 


—  64  — 

tique  catholique  pourrait  être  moins  libre  qu'un 
critique  protestant  et  qu'un  incrédule  dans  l'exa- 
men des  questions  d'authenticité  ou  dans  le  com- 
mentaire historique  de  F  Ecriture.  Notre  foi  ne 
détermine  pas  l'attribution  des  écrits  ni  le 
sens  primitif  des  textes  bibliques.  Ce  qu'elle 
règ-le  directement  est  l'instruction  religieuse 
qu'il  convient  d'extraire  de  l'Ecriture,  en  s'ai- 
dant  des  lumières  qu'y  apporte  l'expérience 
séculaire  et  actuelle  de-  la  tradition.  Mais  l'ori- 
gine des  écrits,  si  on  la  considère  comme 
une  question  d'histoire,  ce  qu'elle  est  en  réalité, 
n'est  pas  plus  claire  ni  autrement  g-arantie  pour 
nous  que  pour  les  non-catholiques.  L'appré- 
ciation des  témoignages  anciens,  l'examen  des 
livres  relèvent  de  la  critique,  et  les  lois  de 
celle-ci  sont  les  mêmes  pour  tout  le  monde,  à 
moins  qu'on  ne  veuille  se  mettre  en  dehors  de 
la  critique  ou  au-dessus.  Dans  ce  cas,  l'on  tom- 
berait facilement  au-dessous.  Autant  vaudrait 
avouer  qu'on  n'est  pas  en  état  de  prendre  part  au 
commerce  scientifique.  C'est  ce  que  disent  de 
nous  certains  savants  non  catholiques,  et  je 
regrette  que  Votre  Grandeur  leur  donne  raison. 
Même   pour  l'interprétation    des   textes,    une 


^  65  - 

exégèse  raisonnable  n'est-elle  pas  impossible  si 
l'on  n'admet  d'abord  que  l'enseignement  actuel 
de  l'Eglise,  qui  est  la  règle  du  théologien  et  du 
prédicateur  catholiques,  se  distingue  du  sens 
historique  de  l'Ecriture  ?  N'est-il  pas  vrai  que, 
si  on  le  prend  dans  l'ensemble,  cet  enseignement 
n'est  même  pas  renfermé  dans  la  Bible  comme 
la  conclusion  d'un  raisonnement  est  contenue 
dans  les  prémisses.  La  doctrine  catholique  est 
l'expression  intellectuelle  d'un  développement 
vivant,  non  la  simple  explication  d'un  vieux 
texte,  ni  l'élaboration  purement  logique  d'un 
ancien  symbole.  Elle  correspond  substantielle- 
ment à  la  doctrine  évangélique,  comme  celle-ci 
correspond  substantiellement  à  la  foi  des  pro- 
phètes ;  mais  elle  n'en  est  pas  que  l'expression 
étudiée  ;  le  lien  qui  l'y  rattache  est  un  lien 
vital,  moyennant  lequel  toutes  les  formes  essen- 
tielles de  la  pensée  ecclésiastique  procèdent  d'un 
même  principe  que  les  formes  essentielles  de  la 
pensée  évangélique  et  se  dégagent  de  celle-ci 
comme  un  effort  pour  atteindre,  dans  des  condi- 
tions différentes,  à  la  représentation  du  même 
objet  vivant  et  diversement  exprimé,  Dieu, 
l'homme  et  sa  destinée,  l'économie  du  salut. 
A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre.  5 


—  66  — 

Demander  à  l'historien  de  retrouver  dans  les 
textes  bibliques  toute  la  doctrine  actuelle  de 
l'Eglise,  c'est  lui  demander  de  voir  dans  un 
gland  les  racines,  le  tronc  et  les  branches  d'un 
chêne  séculaire. 

Je  lis,  dans  une  Vie  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ  qui  en  est  à  sa  sixième  édition,  un  com- 
mentaire tout  à  fait  surprenant  des  paroles  évan- 
géliques  *  :  «  Deux  hommes  travailleront  aux 
champs  :  l'un  sera  pris,  et  l'autre  sera  laissé. 
Deux  femmes  moudront  à  un  moulin  :  on  prendra 
celle-ci,  on  laissera  celle-là.  Veillez  donc,  car 
vous  ne  savez  à  quelle  heure  le  Maître  viendra.  » 
La  leçon  que  Jésus  voulait  donner  à  ses  disciples 
aurait  été  la  suivante  :  «  En  leur  recommandant 
des  dispositions  si  visiblement  personnelles,  il 
entendait  les  préparer  à  un  événement  qu'ils 
devaient  voir  de  leurs  yeux,  et  qui,  par  consé- 
quent, ne  pouvait  être  ni  la  fin  du  monde,  ni  le 
jugement  général,  mais  bien  la  mort,  saisissant 
chaque  homme  à  son  heure,  pour  le  jeter  aux 
pieds  de  son  Juge  et  fixer  son  éternité.  »  Hélas  ! 
Monseigneur,  à  qui  le  ferez- vous  croire?  N'avez- 

1.  Matth.  xxiv,  40-41  ;  Luc,  xvu,  34-35. 


—  67  — 

vous  donc  pas  remarqué  que  le  Sauveur  parle 
du  «jour  du  Fils  de  l'homme  »,  de  l'avènement  du 
Christ  glorieux,  et  qu'il  compare  l'arrivée  de  ce 
jour  à  celle  du  déluge  qui  surprit  le  genre  hu- 
main tout  entier,  sauf  Noé  avec  sa  famille?  Dieu 
prit  Noé,  comme  les  anges  prirent  Lot  pour  le 
tirer  de  Sodome  ;  et  les  anges  prennent  de  même 
tal  homme  et  telle  femme,  tandis  que  les  autres 
sont  abandonnés  au  jugement  qui  s'exerce  sur 
l'humanité  coupable.  Certes,  Votre  Grandeur  a 
le  droit,  quand  elle  prêche  dans  sa  cathédrale, 
d'interpréter  ce  texte  de  la  préparation  à  la  mort, 
c'est-à-dire  d'en  tirer  la  meilleure  application 
qu'il  comporte  aujourd'hui.  Mais  il  est  évident, 
pour  tout  homme  sans  parti  pris,  que  le  Christ 
n'avait  pas  en  vue  que  cette  leçon  purement 
m  >rale  ;  il  parlait  du  prochain  avènement  mes- 
sianique; les  disciples  n'ont  pas  pu  l'entendre 
autrement,  et  l'historien  doit  le  comprendre 
ainsi. 

L'ouvrage  que  je  viens  de  citer  me  fournirait 
une  série  interminable  de  pareils  exemples. 
Celui-ci  suffît  pour  caractériser  votre  méthode 
et  pour  me  justifier  de  ne  la  point  suivre. 
Je  crois    voir   très   clairement  que   votre    exé- 


—  68  — 

gèse,  légitime  comme  adaptation  ecclésiastique 
de  l'Evangile,  très  vraie  à  sa  manière,  est  fausse 
comme  explication  historique  du  texte,  comme 
détermination  de  la  pensée  du  Christ  et  de  la 
tradition  évangélique.  Libre  à  vous,  Monsei- 
gneur, de  défendre  l'idée,  tout  individualiste  et 
protestante,  que  M.  Harnack  se  fait  du  royaume 
des  cieux.  D'autres  grands  exégètes  catholiques 
vous  appuient  de  leur  suffrage,  et  ils  insinuent, 
comme  vous,  que  l'attente  de  laparousie,  du  pro- 
chain avènement  du  Christ  dans  la  gloire,  fut  une 
«  erreur  »  de  la  génération  apostolique.  Mais  cette 
erreur,  si  erreur  il  y  a ,  est  dans  l'Evangile,  et  vous 
serez  obligé  d'admettre,  ou  que  Jésus  l'a  profes- 
sée, ou  que  la  majeure  partie  de  son  enseigne- 
ment dans  les  Synoptiques  est  dépourvue  d'au- 
thenticité. Ce  sont  là  deux  extrémités  fort  graves, 
et  je  ne  vous  cacherai  pas  que  la  seconde,  qui 
aurait  peut-être  vos  préférences,  et  quia  celles 
des  apologistes  catholiques  de  M.  Harnack,  me 
paraît  infiniment  plus  périlleuse  que  la  première. 
Il  y  a  beau  temps  que  l'on  sait  à  quoi  s'en 
tenir  sur  Yinerrance  de  l'Ecriture,  comme  nous 
disons  dans  notre  patois  théologique.  L'idée  du 
royaume   céleste    était    un    symbole   religieux, 


—  69  — 

l'image  concrète  de  réalités  indéfinissables.  La 
notion  de  relativité,  appliquée  à  l'enseignement 
de  Jésus,  peut  rendre  compte  de  ce  que  vous 
appelez  erreur.  Mais  s'il  faut  que  tout  ce  qui, 
dans  l'Evangile,  exprime  ou  suppose  l'immi- 
nence du  jugement  de  Dieu,  ne  remonte  pas  au 
Sauveur,  presque  toute  la  tradition  synoptique 
devra  être  abandonnée.  La  prédication  du  Christ, 
dans  les  trois  premiers  Evangiles,  n'est  guère 
qu'un  avertissement  à  se  préparer  au  jugement 
universel  qui  va  s'accomplir  et  au  royaume  qui 
va  venir.  Tout  cela  est  dépourvu  de  sens,  s'il  ne 
s'agit  que  de  se  préparer  par  une  pieuse  vie  à 
une  sainte  mort.  Tout  cela  est  étranger  à  l'Evan- 
gile du  Christ,  si  le  Christ  n'a  point  annoncé  le 
prochain  avènement  du  royaume.  Mais  l'Evan- 
gile, Monseigneur,  et  je  m'étonne  un  peu  qu'un 
homme  aussi  versé  que  vous  dans  l'exégèse 
biblique  ne  s'en  soit  pas  aperçu,  l'Evangile 
n'était  l'Evangile,  n'était  «  la  bonne  nouvelle  » 
que  parce  qu'il  annonçait  cet  avènement.  Je  vais 
plus  loin,  et  j'affirme  sans  crainte  que  Jésus  n'a 
été  condamné  à  mort  que  pour  ce  motif.  S'il 
n'avait  prédit  que  le  règne  delà  charité,  Pilate 
n'y  aurait  pas  trouvé  grand  inconvénient.  Mais 


—  70  — 

l'idée  du  royaume  messianique,  toute  spiritua- 
lisée  qu'elle  était  dans  l'Evangile  de  Jésus,  ne 
laissait  pas  d'impliquer,  dans  un  prochain  avenir, 
une  révolution  générale  des  choses  humaines 
et  la  royauté  du  Messie.  Otez  de  l'Evangile 
l'idée  du  grand  avènement  et  celle  du  Christ- 
Roi,  je  vous  défie  de  prouver  l'existence  his- 
torique du  Sauveur  ;  car  vous  aurez  enlevé 
toute  leur  signification  historique  à  sa  vie  et  à 
sa  mort.  Et  voilà  le  danger  dune  critique  con- 
servatrice comme  la  vôtre,  Monseigneur.  Sous 
prétexte  de  sauver  la  vérité  de  l'Evangile,  elle 
en  sacrifie  la  réalité.  Elle  ne  mène  pas  au  doute, 
comme  on  prétend  que  ma  critique  radicale  y 
conduit,  mais  elle  pourrait  mener  très  vite  à  l'in- 
crédulité ceux  qui  penseraient  trouver  que  le 
catholicisme  a  besoin,  pour  subsister,  de  fermer 
les  yeux  sur  son  point  de  départ. 

Vous  mettez,  Monseigneur,  une  sorte  de  coquet- 
terie à  relever  certaines  contradictions  des  évan- 
gélistes,  et  vous  lancez  de  légères  pointes  aux 
théologiens  trop  rigides  sur  la  doctrine  de  l'inspi- 
ration biblique.  Quand  on  prend  de  la  critique, 
on  n'en  saurait  trop  prendre,  et  peut-être  serait-il 
plus  sage  de  n'en  pas  prendre  du  tout  que  d'en 


T-    71    — 

prendre  si  peu.  A  quoi  sert-il  d'embarrasser  les 
théoriciens  de  l'inspiration  sur  la  guérison  de 
l'aveugle  de  Jéricho  *,  en  observant  que,  d'après 
Luc,  Jésus  guérit  l'aveugle  avant  d'entrer  dans 
la  ville,  que,  d'après  Marc,  il  le  guérit  en  sor- 
tant, et  que,  d'après  Matthieu,  il  ne  guérit  pas 
seulement  un  aveugle,  mais  deux,  si  l'on  ne 
fournit  aucune  explication  plausible  de  ces  diver- 
gences, et  si  Ton  préfère  comme  plus  complète 
la  narration  de  Matthieu,  sauf  à  dire,  en  note, 
que  cet  évangéliste  a  pu  «  mettre  au  pluriel  » 
l'unique  aveugle  qui  ait  recouvré  la  vue  en  cette 
occasion?  A  quoi  bon  signaler  aussi  les  variantes 
de  rédaction  dans  les  discours,  si  l'on  n'en 
cherche  pas  l'origine  et  la  signification?  Il  y  a 
toute  une  psychologie  des  évangélistes,  toute 
une  histoire  de  la  rédaction  des  anecdotes  et  des 
sentences  évangéliques,  qui  se  révèle  au  critique 
attentif.  Si  l'on  n'a  pas  fait  soi-même  ce  travail 
de  minutieuse  analyse,  on  n'est  pas  autorisé  pour 
autant  à  l'interdire  aux  autres,  ni  à  en  contes- 
ter les  résultats  au  nom  d'un  principe  dogma- 
tique dont  on  ne  saurait  d'ailleurs  justifier  l 'ap- 
plication. 

i.  Marc,  x,  46-52;  Matth.  xx,  29-34;  Luc,  xvm,  35-43. 


—  72 


II 


Votre  Grandeur  ne  doit  pas  ignorer  que  les 
critiques  contemporains  ne  résument  pas  le  pro- 
blème de  l'origine  et  du  rapport  des  trois  pre- 
miers Evangiles,  dits  synoptiques,  dans  la  for- 
mule :  «  Un  seul  Évangile  oral,  recueilli  çà  et 
là  dans  des  feuilles  volantes  et  aboutissant  fina- 
lement à  trois  formes  principales  écrites.  »  La 
plupart  n'admettent  pas  davantage  l'authenticité 
apostolique  du  quatrième  Evangile.  Pas  un  ne 
voudrait  souscrire  à  cette  assertion  :  que  nos 
quatre  Évangiles  «  possèdent  tous,  au  même 
degré,  les  meilleures  garanties  de  vérité  histo- 
rique et  de  parfaite  fidélité  ».  Ce  seraient  donc 
des  livres  comme  on  n'en  aurait  jamais  vu, 
puisqu'il  est  impossible  que  quatre  écrivains, 
traitant  du  même  sujet  avec  une  certaine  indé- 
pendance, aient  identiquement  les  mêmes  qua- 
lités et  le  même  mérite.  Et  quand  on  songe  aux 
innombrables  divergences  des  évangélistes  sur 
des  points  qui  sont  parfois  très  importants 
pour  Thistoire,  l'affirmation  d'une  égale  valeur 
historique    pour     tous     les     quatre    n'apparaît 


—  73  — 

plus  comme  paradoxale,  mais  l'on  se  demande 
ce  qu'elle  peut  bien  signifier.  Ne  niez-vous  pas, 
au  moins  partiellement,  le  caractère  historique 
du  quatrième  Evangile,  en  reconnaissant  que 
l'auteur,  afin  de  remplir  le  plan  qu'il  s'est 
tracé,  glane  «  dans  la  mémoire  du  cœur  ou  dans 
l'inspiration  permanente  de  l'Esprit  tout  ce  qui 
peut  mettre  en  relief  sa  théorie  du  Verbe  »  ? 
Est-ce  que  la  «  théorie  »  du  Verbe  incarné  appar- 
tient à  la  tradition  historique  de  l'Evangile,  et 
les  suggestions  de  l'Esprit  peuvent-elles  se  ran- 
ger dans  la  même  catégorie  que  les  souvenirs 
des  témoins  oculaires? 

De  ce  que  le  second  Evangile,  qui  ne  dépend 
pas  des  deux  autres  Synoptiques,  est  passé 
presque  tout  entier  dans  ceux-ci,  les  critiques, 
en  très  grand  nombre,  concluent  qu'il  est  primi- 
tif relativement  à  eux.  Cette  opinion  est  infini- 
ment vraisemblable.  Matthieu  et  Luc  ont  eu  sous 
les  yeux  Marc  ou  un  Evangile  très  semblable  à 
Marc,  qu'ils  ont  exploité  assez  librement  ;  quand 
ils  corrigent  l'ordre  de  leur  source,  on  voit  géné- 
ralement les  raisons  de  la  transposition,  et  les 
effets  très  fâcheux  qui  s'ensuivent  quelquefois, 
pour  l'enchaînement  des  faits,   trahissent  leurs 


—  74  — 

combinaisons  rédactionnelles.  Les  motifs  de  ces 
combinaisons  n'ont  rien  à  voir  avec  la  critique. 
Matthieu,  par  exemple,  se  propose  de  montrer 
alternativement  ce  que  Jésus  enseignait  et  les 
miracles  qu'il  faisait  ;  il  place  de  loin  en  loin 
des  collections  de  sentences  qui  ont  forme  de  dis- 
cours suivis,  et,  dans  l'intervalle,  il  loge  les  faits 
de  Marc  ;  mais  comme  il  a  voulu  donner,  entre 
le  discours  sur  la  montagne1  et  le  discours  sur 
la  mission  des  apôtres-,  un  choix  de  dix  miracles, 
il  a  été  amené  à  briser  plusieurs  fois  la  suite  du 
second  Evangile  et  à  créer  des  transitions  arti- 
ficielles pour  constituer  sa  série  de  prodiges.  Luc 
a  transposé  de  même  la  prédication  de  Jésus  à 
Nazareth,  et  ce  déplacement  a  entraîné  celui  de 
la  vocation  des  quatre  premiers  disciples  ;  par 
sa  façon  de  traiter  la  première  de  ces  anecdotes, 
il  la  transforme  en  une  sorte  de  tableau  prophé- 
tique où  l'on  peut  lire  l'avenir  de  l'Evangile 
auprès  des  Juifs  et  auprès  des  Gentils  ;  c'est 
pourquoi  il  la  met  en  tête  du  ministère  galiléen  ; 
mais  il  n'a   pas  cherché  autrement  à  dissimuler 


1.  Matth.  v-vii. 

2.  Matth.  x. 


—  75  — 

son  procédé  ni  à  corriger  les  incohérences  qui  en 
résultent  dans  sa  narration,  où  l'on  parle  des 
miracles  de  Capharnaùm  avant  que  Jésus  soit 
allé  dans  cette  ville,  et  où  le  Sauveur  va  chez 
Simon,  guérir  la  belle-mère  de  celui-ci,  avant 
d'avoir  fait  connaissance  de  son  disciple.  De 
semblables  écarts  sont  une  preuve  de  la  dépen- 
dance de  Matthieu  et  de  Luc  à  l'égard  de  Marc, 
tout  comme  leur  conformité  générale  à  l'écono- 
mie et  à  la  teneur  des  récits  dans  le  second 
Evangile. 

Les  critiques  ont  pareillement  conclu  à  l'exis- 
tence d'une  source  autre  que  Marc,  pour  les  par- 
ties communes  entre  Matthieu  et  Luc  dans  les 
discours  du  Christ  que  ne  possède  pas  Marc.  Ils 
ont  identifié  hypothétiquement  cette  source  à 
l'Evangile  hébreu  de  Matthieu,  aux  Logia  dont 
parle  Papias  d'Hiérapolis.  Plusieurs  pensent 
que  les  deux  évangélistes  ont  dû  travailler  sur 
des  recensions  différentes  de  ces  Logia,  le  recueil 
ayant  subi  diverses  modifications  avant  de  par- 
venir entre  leurs  mains.  Il  est  certain  qu'ils  dif- 
fèrent bien  plus  entre  eux  dans  la  manière 
de  traiter  les  discours  que  pour  les  récits, 
où    ils   s'appuient    l'un    et    l'autre    sur    Marc. 


—  76  - 

Néanmoins,  il  est  encore  assez  facile  de  recon- 
naître un  fond  commun  de  sentences  écrites, 
qui  ont  subi,  depuis  leur  première  rédaction,  un 
travail  fort  complexe  de  remaniement  dans 
leur  distribution,  et  de  retouches  ou  d'additions 
interprétatives  dans  leur  texte.  Matthieu  se  plaît 
à  les  donner,  pour  ainsi  dire,  par  paquets.  Luc 
les  disperse  volontiers.  Toujours  est-il  que,  si 
le  recueil  de  sentences  a  été  rédigé  d'abord  par 
l'apôtre  Matthieu,  ce  n'est  certainement  pas  le 
même  apôtre  qui  a  combiné  les  discours  du  Sei- 
gneur avec  les  récits  de  Marc,  pour  constituer 
notre  premier  Evangile  ;  et  le  rédacteur  qui  a 
procédé  à  cette  compilation  n'a  pas  écrit  avant 
Fan  70. 

Le  fait  de  la  compilation  semble  exclure  l'ori- 
gine apostolique  :  un  compagnon  du  Christ 
aurait-il  eu  besoin  de  s'assimiler  une  relation 
historique  dont  l'auteur  présumé  n'avait  pas  été 
lui-même  disciple  de  Jésus  ?  La  façon  dont  le 
rédacteur  distribue  les  sentences  et  les  récits 
n'est  pas  d'un  témoin  oculaire,  mais  d'un  écri- 
vain qui  opère  avec  les  données  de  la  tradition 
écrite  ou  orale,  non  avec  des  souvenirs  per- 
sonnels. Les  détails  de  récits  ou  les  récits  com- 


J)lets  qui  lui  appartiennent  en  propre  sont  loin  dé 
présenter  le  caractère  d'informations  directes. 
Quand,  abrégeant  le  récit  de  Marc,  il  dit  que  la 
fille  de  Jaïr  était  déjà  morte  lorsque  son  père  vint 
trouver  le  Sauveur,  il  altère  sensiblement  la 
physionomie  historique  de  cette  importante  anec- 
dote. Quand  il  raconte  l'apparition  du  Christ 
ressuscité,  il  s'exprime  visiblement  comme  un 
homme  quin'a  eu  aucune  part  aux  événements  qui 
ont  produit  la  foi  des  apôtres,  et  il  semble  même 
n'avoir  à  ce  sujet  que  des  renseignements  assez 
vagues.  La  seule  analyse  des  paraboles  montre- 
rait qu'il  n'était  pas  apôtre  et  qu'il  écrivait  après 
la  ruine  de  Jérusalem.  La  comparaison  de  Mat- 
thieu et  de  Luc,  dans  certains  morceaux,  notam- 
ment dans  la  parabole  du  Festin,  accuse  des 
modifications  et  des  additions  qui  dérangent 
l'économie  religieuse  des  narrations  parabo- 
liques, et  qui  y  ont  été  introduites  pour  en  élargir 
l'application  au  moyen  d'interprétations  allégo- 
riques. C'est  ainsi  que,  dans  le  Festin1,  le  roi, 
mécontent  des  gens  qui  ont  refusé  son  invita- 
tion,   détruit    leur    ville,  qui  était  pourtant   sa 

1.  Matth.  xxu,  12-14. 


—  78  — 

propre  capitale,  et  envoie  ensuite  chercher  dans 
les  rues  les  gens  qui  doivent  profiter  du  repas 
préparé.  Luc  ignore  ce  trait  de  la  ville  détruite, 
qui  rend  la  fable  incohérente  et  qui  l'aurait 
faite  ridicule  pour  les  auditeurs  de  Jésus.  Il  est 
bien  évident  que  le  glossateur  de  la  parabole  a 
eu  en  vue  la  destruction  de  Jérusalem,  qui 
était  pour  lui  un  fait  accompli.  Ce  n'était  pas 
un  apôtre,  mais  un  chrétien  de  la  seconde  ou 
de  la  troisième  génération,  très  préoccupé  de 
la  discipline  intérieure  des  communautés  chré- 
tiennes, à  une  époque  où  elles  étaient  déjà  for- 
tement constituées;  et  c'est  pour  cela  que,  seul 
entre  tous  les  évangélistes,  il  parle  de  «  l'Eglise  ». 
Luc  non  plus  n'a  pas  dû  écrire  avant  l'an  70. 
Gomme  il  déclare  que  plusieurs  ont  écrit* avant 
lui,  et  que  les  critiques  ne  vérifient  cette 
assertion  que  pour  deux  sources,  Marc  et  les 
Logia,  ils  supposent  volontiers  qu'une  partie  au 
moins  des  matériaux  qui  lui  sont  propres  vient 
dune  troisième  source,  ignorée  de  Matthieu.  Il 
est  probable  que  Matthieu  a  négligé  délibéré- 
ment certaines  paraboles  que  Ton  trouve  dans 
Luc.  Mais  l'hypothèse  d'une  troisième  source, 
ou  dun  plus  grand  nombre,  ou  de  recensions 


—  79  — 

particulières  des  deux  sources  principales,  n'en 
est  pas  moins  vraisemblable.  Toujours  est-il  que 
le  troisième  Evangile  suppose  derrière  lui  un 
assez  long  développement  de  la  littérature  évangé- 
lique.  L'Evangile  a  été  écrit  avant  les  Actes  des 
apôtres.  Mais  de  ce  que  la  mort  de  Paul  n'est  pas 
racontée  dans  les  Actes,  peut-on  inférer  que  ce 
livre  et  conséquemment  l'Evangile  ont  été  com- 
posés avant  la  mort  de  l'Apôtre  des  Gentils? 
L'évangéliste  vivait,  lui  aussi,  après  la  ruine  de 
Jérusalem  dont  il  décritle  siège1  ;  il  a  ligure  dans 
la  parabole  des  Mines2  le  châtiment  des  Juifs,  à 
l'instar  de  Matthieu  dans  la  parabole  du  Festin. 
Si  l'on  contrôle  les  Mines  de  Luc  par  les  Talents 
de  Matthieu,  on  s'aperçoit  que  tout  cequiconcerne 
le  prince  royal  qui  s'en  va  prendre  possession  de 
son  trône  est  adventice  au  récit  ;  que  l'auteur  a 
pensé  à  Jésus  montant  au  ciel,  et  que  l'extermi- 
nation de  ceux  qui  ont  protesté  contre  l'avène- 
ment de  leur  roi  est  la  punition  de  Jérusalem  et 
des  Juifs  qui  ont  rejeté  le  Christ.  Dans  le  préam- 
bule   de    la    parabole3,    l'auteur    a  eu    soin  de 

1.  Luc,  xxi,  20-24. 

2.  Luc,  xix,  12-27. 

3.  Luc,  xix,  11. 


—  80  — 

faire  entendre  qu'il  allait  expliquer  le  retard 
apporté  à  l'avènement  du  Christ  glorieux,  et 
il  fournit  cette  explication  dans  le  développe- 
ment allégorique  du  thème  traditionnel  :  con- 
formément à  son  interprétation  du  grand  dis- 
cours apocalyptique1,  il  signifie  que  la  punition 
des  Juifs  et  la  prise  de  Jérusalem,  dont  il 
parle  comme  en  ayant  la  connaissance  his- 
torique, devaient  précéder  le  retour  du  Sau- 
veur. 

Mais  ce  ne  sont  pas  seulement  ces  résultats 
de  la  critique,  admis  par  les  principaux  exégètes 
protestants,  qui  sont  supposés  dans  les  deux 
premiers  chapitres  de  L Evangile  et  V Eglise. 
Quand  on  poursuit  la  critique  de  Marc,  il  n'est 
pas  difficile  de  voir  que,  s'il  est  primitif  rela- 
tivement aux  deux  autres  Synoptiques,  il  n'est 
point  tel  absolument.  L'on  y  reconnaît  les 
mêmes  phénomènes  de  sutures,  de  combinai- 
sons et  de  superpositions  qui  ont  été  signalés 
dans  Matthieu  et  dans  Luc.  La  discussion  avec 
les  pharisiens  à  propos  de  Belzéboul2  est  comme 

1.  Cf.  Luc,  xxi,  20,  24. 

2.  Marc,  m,  22  30. 


—  81  — 

interpolée  dans  le  récit  de  la  démarche  que  les 
parents  de  Jésus  avaient  faite  pour  le  ramener 
chez  eux.  Dans  le  chapitre  des  paraboles,  on  dis- 
tingue comme  trois  étapes  de  la  tradition  et  de 
la  rédaction  :  les  fables  primitives  *,  qui  étaient 
très  claires  en  elles-mêmes  et  n'avaient  pas 
besoin  d'explication  ;  l'interprétation  sollicitée 
par  les  disciples  après  la  première  parabole  2;  la 
réflexion  générale  sur  le  but  de  l'enseignement 
parabolique3,  qui  vient  en  surcharge  avant  l'ex- 
plication allégorique  du  Semeur.  Il  est  peu 
croyable  que  les  deux  récits  de  la  multiplication 
des  pains  4  soient  dus  à  une  même  tradition  : 
l'un  des  récits  aura  été  ajouté  par  un  rédacteur 
qui  avait  rencontré  une  seconde  version  du 
miracle.  La  prédiction  concernant  la  passion  et  la 
mort  du  Fils  de  l'homme5  semble  intercalée  entre 
la  confession  de  Pierre  6  et  la  promesse  relative 
au  prochain  avènement  du  règne  de  Dieu  7.  Une 

1.  Marc,  iv,  2-9,  21-32. 

2.  Marc,  iv,  10,  13-20. 

3.  Marc,  iv,  11-12.  Cf.  Études  évangéliques,  71-83. 

4.  Marc,  vi,  30-44;  vin,  1-9. 

5.  Marc,  vin,  31-38. 

6.  Marc,  vin,  27-30. 

7.  Marc,  ix,  1. 

A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre.  6 


-  82  — 

parole  sur  les  souffrances  du  Fils  de  l'homme  1 
coupe  également  ce  qui  est  dit  de  la  venue 
d'Elie  en  la  personne  de  Jean-Baptiste  2.  La 
parabole  des  Mauvais  vignerons3  a  été  introduite 
entre  la  réplique  faite  par  Jésus,  dans  le  temple, 
aux  chefs  des  prêtres  qui  l'interrogent  touchant 
l'autorité  qu'il  s'attribue  4,  et  la  retraite  des 
questionneurs  déconfits  par  la  demande  que 
Jésus  lui-même  leur  adresse  5.  L'annonce  des 
apparitions  du  Christ  en  Galilée  après  sa  résur- 
rection 6  sépare  mal  à  propos  ce  que  Jésus  dit 
du  scandale  que  sa  passion  va  causer  à  ses  dis- 
ciples 7,  de  ce  que  Pierre  y  répond  pour  protes- 
ter de  sa  fidélité  8.  Il  paraît  donc  incontestable 
que  le  second  Evangile  a  été  composé  par  les 
mêmes  procédés  que  le  premier  et  le  troisième  : 
source  par  rapport  à  ceux-ci,  il  a  eu  lui-même 
des  sources,  et  il  n'a  pas  acquis  du  premier  coup 

1.  Marc,  ix,  12  b. 

2.  Marc,  ix,  12  a,  13. 

3.  Marc,  xii,  1-12   ah. 

4.  Marc,  xi,  27-33. 

5.  Marc,  xii,  12  c.  Cf.  Études  évangéliques,  53. 

6.  Marc,  xiv,  28. 

7.  Marc,  xiv,  27. 


—  83  — 

sa  forme  définitive  :  c'est  une  œuvre  composite, 
dont  le  plus  ancien  fond  peut  représenter  les 
souvenirs  de  l'apôtre  Pierre,  mais  qui  a  été  com- 
plétée au  moyen  d'autres  traditions,  ou  par  des 
développements  interprétatifs  de  la  tradition 
première. 

Vous  m'accorderez,  Monseigneur,  que  de  tels 
écrits  ne  sont  pas  à  employer  sans  discerne- 
ment. L'historien  ne  peut  les  utiliser  que  selon 
la  consistance  qu'ils  présentent  au  point  de  vue 
de  l'histoire.  Si  l'on  a  tourné  peu  à  peu  les  para- 
boles en  allégories  ;  si  l'on  a  constamment 
adapté  l'enseignement  du  Sauveur  au  besoin  des 
Eglises  naissantes  ;  si  un  travail  d'idéalisation 
progressive,  d'interprétation  symbolique  et  dog- 
matique, s'est  opéré  sur  les  faits  mêmes,  l'histo- 
rien doit  s'en  rendre  compte  ;  faute  de  quoi  il  ne 
percevra  dans  les  Evangiles  qu'un  ensemble  con- 
fus d'idées  parfois  incohérentes  et  de  faits 
dont  la  réalité  se'  confondra  avec  la  leçon  que 
les  évangélistes  ont  voulu  en  déduire.  Au  cours 
de  son  ministère,  Jésus  ne  parlait  pas  pour 
enseigner  sa  qualité  de  Messie,  et  les  miracles 
qu'il  faisait  n'étaient  pas  pour  la  démontrer. 
Mais  la  tendance  naturelle  de  la  tradition  devait 


—  84  — 

être  et  elle  fut  bientôt  à  découvrir,  dans  sa  vie 
et  dans  sa  mort,  des  traits  caractéristiques  et  des 
preuves  péremptoires  de  sa  dignité  messianique. 
La  gloire  du  Sauveur  ressuscité  rej  aillit  sur  les  sou- 
venirs de  sa  carrière  terrestre,  comme  pour  les 
proportionner  à  la  condition  du  Christ  immortel. 
Cette  perspective,  qu'on  peut-  appeler  messia- 
nique, a  recouvert  le  fond  proprement  historique 
de  l'Evangile.  Elle  ne  l'a  point  altéré  substantiel- 
lement ;  au  point  de  vue  de  la  foi,  elle  montre 
même  l'œuvre  de  Jésus  dans  un  jour  plus  vrai 
que  celui  de  la  réalité.  Il  n'en  reste  pas  moins 
qu'elle  n'est  plus  la  réalité,  qu'elle  n'est  pas  l'his- 
toire, et  que,  si  elle  donne  lieu,  sur  certains 
points,  à  des  développements  symboliques,  ou  à 
une  façon  moins  exacte  de  présenter  les  faits, 
l'historien  ne  peut  que  le  constater.  De  même,  si 
l'influence  des  premières  spéculations  christolo- 
giques  se  fait  sentir  sur  la  tradition  des  discours 
du  Christ,  il  ne  doit  point  se  contraindre  à 
n'en  rien  voir.  Etant  données  les  conditions  dans 
lesquelles  s'est  transmis  le  témoignage  évangé- 
lique,  tout  ce  que  la  critique  observe  devait  iné- 
vitablement se  produire.  Ni  les  prédicateurs 
chrétiens  ni  les  évangélistes  n'avaient  souci  de 


—  85  — 

Inexactitude  historique  ;  ils  visaient  à  produire  la 
foi,  et  ils  interprétaient  l'Evangile  en  le  racon- 
tant. L'allégorisation  des  paraboles,  la  tendance 
à  entendre  symboliquement  certains  faits,  la 
préoccupation  de  démontrer  le  Christ  par  son 
œuvre,  en  un  mot  l'évolution  de  la  tradition 
didactique  et  littéraire  qui  aboutit  aux  Synop- 
tiques n'a  rien  de  surprenant.  Il  est  d'autant 
plus  indispensable  de  l'étudier  et  de  la  com- 
prendre qu'elle  explique  l'apparition  et  le  carac- 
tère du  quatrième  Evangile. 


III 


Je  ne  me  dissimule  pas,  Monseigneur,  la 
gravité  de  la  question  que  j'aborde  mainte- 
nant. Mais  si  cette  question  ne  me  paraissait 
pas  très  claire  sur  le  point  le  plus  important, 
je  n'aurais  pas  publié  un  livre  où  le  quatrième 
Evangile  n'est  pas  considéré  comme  un  témoi- 
gnage historique  touchant  la  vie  et  l'enseigne- 
ment du  Sauveur.  Tant  que  je  n'ai  pas  exa- 
miné par  moi-même  et  à  fond  l'Évangile  de  saint 
Jean,  j'inclinais  à  en  admettre  l'origine  aposto- 


—  86  — 

lique  ;  l'affirmation  ecclésiastique  me  semblait 
être  d'un  grand  poids,  et  l'existence  d'une  tra- 
dition spéciale  me  paraissait  la  meilleure  expli- 
cation des  divergences  que  Jean  présente  à 
l'égard  des  Synoptiques.  A  mesure  que  j'ai 
pénétré  davantage  l'esprit  de  cette  œuvre,  et 
je  l'ai  étudiée  de  près  pendant  plusieurs 
années,  j'ai  cru  voir  de  plus  en  plus  sûrement 
que  l'auteur,  quel  qu'il  fût,  n'écrivait  pas  d'après 
ses  souvenirs,  mais  qu'il  avait  conçu  et  rédigé 
une  interprétation  théologique  et  mystique  de 
l'Evangile. 

La  tradition  sur  l'origine  apostolique  du  livre 
est  beaucoup  moins  ferme  et  précise  qu'on  ne  le 
suppose  communément.  Saint  Irénée,  dont  on 
voit  l'autorité  invoquée  jusque  dans  l'apologé- 
tique des  romans  honnêtes,  ne  possédait,  à  ce 
qu'il  semble,  aucun  renseignement  particulier 
sur  l'origine  du  quatrième  Evangile,  dont  il 
ne  fait  qu'attester  la  diffusion  et  le  crédit  aux 
environs  de  l'an  180.  Il  connaît  des  gens  qui  ne 
veulent  pas  recevoir  cet  écrit  comme  aposto- 
lique, et  il  ne  leur  objecte  pas  la  certitude  de  la 
tradition,  il  leur  reproche  seulement  de  chasser 
le  Saint-Esprit,  puisqu'ils  repoussent  l'Evangile 


—   87    — 

du  Paraclet.  Comme  ces  adversaires  de  Jean 
doivent  être  les  mêmes  qui  ont  attribué  l'Evan- 
gile et  l'Apocalypse  à  l'hérétique  Cérinthe,  Irénée 
dit  que  Jean  a  écrit  pour  réfuter  Cérinthe;  mais 
cette  assertion  paraît  également  dépourvue  de  fon- 
dement historique.  Qui  était  Jean  l'Ancien,  dont 
parle  Papias,  et  dans  quel  rapport  se  trouve-t-il 
avec  l'apôtre  Jean  et  le  quatrième  Évangile  ?  Il 
semble  que  Jean  l'Ancien  n'était  pas  l'apôtre 
Jean,  et  que  l'Evangile  a  été  attribué  à  Jean  l'An- 
cien, bientôt  confondu  avec  l'apôtre,  sans  que 
cette  attribution  soit  autrement  garantie.  Le 
problème  est  un  des  plus  obscurs  qui  soient 
dans  l'histoire  du  Nouveau  Testament,  et  l'opi- 
nion traditionnelle  bénéficie  de  cette  obscurité. 
Mais  la  personnalité  de  l'auteur  est  un  point 
accessoire.  Le  point  essentiel,  pour  l'historien, 
est  la  nature  même  du  livre. 

En  effet,  si  le  témoignage  du  quatrième  Evan- 
gile est  historiquement  recevahle  pour  la  vie  de 
Jésus,  il  ne  viendra  pas  compléter  celui  des 
Synoptiques,  il  le  corrigera  de  manière  à  le 
détruire  presque  entièrement.  Ce  sont  deux 
représentations  de  la  carrière  et  de  l'enseigne- 
ment du  Christ,  entre  lesquelles  on    est  obligé 


-88- 

de  choisir.  Si  Jésus  a  parlé  et  agi  comme  on  le 
voit  parler  et  agir  dans  les  Synoptiques,  il  n'a 
point  agi  et  parlé  comme  on  le  voit  faire  en 
saint  Jean  ;  réciproquement,  si  Jean  est  une 
relation  historique  de  l'Evangile,  les  Synop- 
tiques en  seront  une  relation  artificielle  et  où  le 
Christ  aura  été  défiguré.  Une  exégèse  complai- 
sante, qui  se  croit  historique  et  qui  reste  pure- 
ment théologique,  peut  se  faire  illusion  sur  l'in- 
compatibilité des  deux  tableaux  et  maintenir 
qu'ils  sont  de  même  genre.  L'exégèse  critique 
ne  le  peut  ni  ne  le  doit. 

Je  ne  fatiguerai  pas  Votre  Grandeur  par  une 
discussion  détaillée  des  rapports  de  Jean  avec 
les  Synoptiques.  Il  faut  un  commentaire  pour 
établir  que  le  quatrième  Evangile  dépend  des 
premiers  là  même  où  il  a  l'air  de  s'en  écarter  le 
plus,  et  que  l'on  n'a  pas  besoin  de  supposer 
derrière  lui  une  tradition  particulière.  Je  me 
contenterai  de  montrer  que  la  suite  des  récits, 
la  physionomie  du  Sauveur  et  la  forme  de 
son  enseignement  dans  les  Synoptiques  offrent 
des  conditions  d'historicité  qu'ils  n'ont  pas  dans 
saint  Jean. 

Certes,  les  Synoptiques  sont  déjà  des  livres  de 


-  S9  - 

prédication  chrétienne  et  non  des  histoires  pro* 
prement  dites  ;  mais  la  tradition  populaire  qui  les 
supporte  est  encore  dominée  par  l'impression  de 
la  réalité  ;  le  Christ  y  est  encore  un  personnage 
vivant.  On  y  voit  Jésus  de  Nazareth,  en  pleine 
conscience  de  sa  mission  providentielle,  com- 
mencer à  prêcher,  dans  son  milieu  galiléen,  le 
prochain  avènement  du  royaume  des  cieux  ;  la 
simplicité  originale  de  sa  parole  attire  d'abord 
la  foule;  le  prestige  de  sa  haute  piété  envers  le 
Père  céleste  qui  l'envoie,  et  sa  profonde  commi- 
sération pour  le  peuple  qui  souffre  dans  l'âme  et 
dans  le  corps  lui  font  une  clientèle  des  pauvres 
gens  à  qui  il  s'adresse  d'abord  ;  les  miracles  se 
produisent  comme  spontanément  et  se  multi- 
plient presque  malgré  lui  ;  cependant  les  gar- 
diens officiels  de  la  religion  ne  tardent  pas  à 
s'émouvoir;  les  pharisiens  critiquent  l'attitude 
du  nouveau  docteur  à  l'égard  de  la  Loi,  des 
traditions,  des  gens  mal  famés  ;  le  peuple  même 
ne  trouve  bientôt  plus  son  compte  à  la  promesse 
d'un  règne  de  Dieu  qui  ne  tend  pas  d'abord  à 
relever  l'indépendance  d'Israël  ;  Jésus  sait  qu'il 
doit  porter  l'Evangile  à  Jérusalem,  mais  l'expé- 
rience faite  en  Galilée  l'avertit  de  l'issue  funeste 


—  90  — 

que  peut  avoir  cetle  démarche  nécessaire;  il 
obéit  à  la  loi  de  sa  destinée,  il  vient  à  Jérusalem 
pour  la  Pâque;  il  y  enseigne  pendant  quelques 
jours,  sous  l'œil  inquiet  des  prêtres  et  sous  le 
regard  jaloux  des  scribes  ;  il  est  livré  comme 
perturbateur  et  faux  Messie  à  l'autorité  romaine  ; 
le  gouverneur  s'aperçoit  que  l'accusé  n'est  pas 
un  agitateur  politique  ;  mais  l'espèce  d'équi- 
voque, impossible  à  dissiper,  que  créait  le  nom 
de  Messie,  de  «  roi  des  Juifs  »,  avoué  enfin 
devant  les  juges,  fait  que  Pilate  cède  à  la  pres- 
sion des  accusateurs  ;  Jésus  meurt  sur  la  croix, 
et  son  rôle  proprement  messianique,  sa  gloire 
de  chef  préposé  à  la  société  des  justes  élus,  ne 
commence  qu'avec  sa  résurrection.  Dans  cette 
perspective,  l'enchaînement  des  faits,  la  con- 
duite des  personnes,  celle  de  Jésus  depuis  son 
baptême,  celle  des  pharisiens  et  des  prêtres, 
celle  de  Pilate,  n'ont  pas  besoin  d'être  expli- 
quées :  tout  s'explique  de  soi-même  et  par  un 
mutuel  rapport  de  circonstances  et  d'action  ;  la 
grandeur  du  Christ  est  sensible,  mais  sous  de 
modestes  apparences,  et  sa  carrière  se  déroule 
à  la  façon  des  choses  qui  arrivent  en  ce  monde. 
Il  en  va   tout  autrement  dans    le   quatrièmp 


—  91   — 

Évangile,  où  le  Christ  étonne  dès  l'abord  la  Gali- 
lée et  surtout  Jérusalem  par  les  prodiges  les  plus 
extraordinaires,  en  même  temps  qu'il  les  stupéfie 
par  une  doctrine  que  nul  ne  peut  comprendre. 
Le  Christ  johannique  se  présente  comme  un  être 
transcendant,  qui  n'est  pas  de  la  terre,  mais  du 
ciel  ;  qui  semble  ne  parler  et  n'agir  jamais  que 
pour  satisfaire  aux  termes  de  sa  définition,  pour 
prouver  qu'il  est  de  Dieu,  qu'il  est  un  avec  Dieu. 
De  ses  rapports  communs  avec  les  hommes  de 
son  temps,  même  avec  son  entourage,  on  ne  dit 
rien.  Les  gens  qu'on  met  en  relations  avec  lui 
n'interviennent  que  pour  lui  fournir  l'occasion 
de  déclarations  qui  roulent  toujours  dans  le 
même  cercle  et  affirment  la  divinité  de  son  ori- 
gine. On  lui  épargne  le  contact  des  lépreux,  des 
possédés  et  des  pécheresses  *,  la  familiarité 
avec  les  pharisiens  et  avec  les  publicains,  même 
avec  ses  disciples.  Il  connaît  d'avance  les  dispo- 
sitions des  hommes  et  le  programme  de  sa  vie  ; 
il  marche  d'un  pas  qu'on  pourrait  dire  auto- 
matique   vers    le  terme   fatal    de    sa    destinée, 

1.  L'histoire  delà  femme  adultère,  au  c.  vin,  est  une 
pièce  rapportée  qui  appartient  par  son  origine  à  la  tra- 
dition synoptique,  non  au  quatrième  Évangile. 


-9â  - 

jamais  ému,  si  ce  n'est  qu'il  le  veuille,  jamais 
affecté  du  sort  qui  l'attend,  si  ce  n'est  qu'il  lui 
plaît  une  fois  de  se  dire  inquiet,  pour  ajouter 
aussitôt  qu'il  ne  doit  pas  l'être  et  qu'il  ne 
l'est  pas  1.  Et  comme  son  enseignement  n'a 
d'autre  objet  que  la  divinité  de  sa  personne 
et  de  sa  mission,  il  n'opère  de  miracles 
que  pour  faire  valoir  ce  qu'il  enseigne,  pour 
«  manifester  sa  gloire  2  »,  comme  il  est  dit  dès 
le  miracle  de  Gana  ;  ces  miracles  sont  des  argu- 
ments de  sa  toute-puissance,  en  même  temps 
que  des  symboles  transparents  de  son  œuvre 
spirituelle,  c'est-à-dire,  encore  et  toujours,  de 
sa  mission  telle  que  la  définit  son  enseigne- 
ment ;  ce  sont  comme  de  grandes  allégories 
en  action  qu'il  institue  lui-même  devant 
tout  un  peuple.  11  va  au-devant  de  la  mort, 
et  les  soldats  peuvent  l'arrêter  parce  qu'il  le 
permet  ;  il  n'est  pas  seulement  ferme  devant 
Caïphe  et  devant  Pilate,  il  les  domine  de  toute 
sa  divinité  ;  il  est  sur  la  croix  comme  sur  un 
trône  royal;  il  demande  à  boire  pour  réaliser 
une  prophétie  ;  après  quoi,  «  sachant  que    tout 

1.  Jean,  xii,  27-28. 

2.  Jean,  ii,  11. 


—  93  — 

est  accompli  4  »,  prophéties  anciennes  et  volon- 
tés du  Père,  il  rend  l'esprit. 

Ce  Christ,  sans  doute,  n'est  pas  une  abstrac- 
tion métaphysique,  car  il  est  vivant  dans  l'âme 
de  l'évangéliste.  Mais  ce  Christ  de  la  foi,  tout 
spirituel  et  mystique,  c'est  le  Christ  immortel 
qui  échappe  aux  conditions  du  temps  et  de 
l'existence  terrestre.  Les  hommes  que  le  récit 
amène  autour  de  lui  sont  devenus  des  types  figu- 
ratifs et  tiennent  leur  place,  en  cette  qualité, 
dans  la  synthèse  théologique  et  apologétique  de 
l'auteur.  La  vie  qui  se  dégage  de  tout  cet  en- 
semble est  celle  de  la  foi  chrétienne,  vers  la  fin 
du  premier  siècle  chrétien.  Les  récits  de  Jean 
ne  sont  pas  une  histoire,  mais  une  contemplation 
mystique  de  l'Évangile  ;  ses  discours  sont  des 
méditations  théologiques  sur  le  mystère  du  salut. 

Tel  est,  Monseigneur,  autant  que  je  puis  le 
voir,  le  véritable  rapport  du  quatrième  Evangile 
avec  les  trois  premiers.  Je  me  suis  servi  unique- 
ment des  Synoptiques  pour  écrire  mes  chapitres 
du  ((  royaume  des  cieux  »  et  du  «  Fils  du  Dieu  », 
parce  que  je   pense  que  les   Synoptiques   seuls 

1.  Jean,  xix,  28-30. 


—  94  — 

ont  gardé  limage  historique  de  Jésus  et  de  son 
enseignement.  Je  n'ai  parlé  de  Jean  qu'au  cha- 
pitre du  dogme  chrétien,  parce  que  je  pense 
que  le  quatrième  Evangile  ne  raconte  pas  réel- 
lement la  vie  du  Christ  et  qu'il  appartient  au 
développement  de  la  christologie.  Mais  Votre 
Grandeur  me  demandera  peut-être  quelle  idée  je 
me  fais  de  ce  livre  et  comment  je  l'interprète. 
C'est  ce  que  je  vais  brièvement  exposer. 


IV 


Le  témoignage  traditionnel  n'est  pas  plus 
précis  quant  au  caractère  du  quatrième  Evan- 
gile que  pour  tout  autre  document  biblique.  En 
fait,  l'ancienne  Eglise  a  surtout  cherché  dans 
l'Evangile  johannique  ce  qu'il  lui  apportait,  une 
christologie  intelligible  pour  la  science  du 
temps,  et  elle  ne  s'est  pas  demandé  s'il  conte- 
nait plus  ou  moins  d'histoire  que  les  précédents. 
L'Eglise  chrétienne,  qui  allégorisait  l'Ancien 
Testament,  ne  se  défendait  pas  d'allégoriser  les 
récits  évangéliques  ;  elle  n'eut  jamais  souci  de 
fixer,  d'après  les  règles  de  la  critique  moderne, 


—  95  — 

la  nature  propre  des  livres  dont  elle  se  servait 
pour  nourrir  la  foi.  L'interprétation  allégorique 
des  paraboles  et  des  faits  évangéliques  est 
commencée  dans  les  Synoptiques.  On  ne  doit 
donc  pas  être  surpris  que  l'exégèse  critique 
découvre  des  allégories  dans  le  quatrième  Evan- 
gile. L'invraisemblable  serait  qu'il  n'y  en  eût 
pas,  puisque  cet  Evangile,  venant  après  les 
Synoptiques,  a  dû  plutôt  abonder  dans  l'idéali- 
sation que  rétrograder  vers  la  simple  histoire. 
L'allégorie  n'était-elle  pas,  pour  Philon 
d'Alexandrie,  la  clef  de  l'Ancien  Testament, 
la  forme  naturelle  de  la  révélation  divine,  et 
l'influence  du  philonisme  sur  Jean  n'est-elle  pas 
incontestable  ? 

L'analyse  critique  du  livre  permet  seule  de 
reconnaître  en  quelle  mesure  le  principe  de 
l'allégorie  y  a  été  appliqué.  Mais  quand  même 
l'ouvrage  entier  serait  symbolique  jusque  dans 
ses  moindres  détails,  il  ne  serait  pas  un  cas 
inexplicable  dans  la  littérature  évangélique, 
puisque,  d'un  côté,  cette  allégorisation  com- 
plète serait  préparée  par  l'allégorisation  partielle 
des  Synoptiques,  et  que,  d'autre  part,  la  volati- 
lisation absolue  de  la  tradition   historique  dans 


—  96  — 

les  systèmes  gnostiques ,  est  l'aboutissant  hété- 
rodoxe de  la  même  tendance.  Jean  ne  serait 
isolé  ni  à  droite  ni  à  gauche.  Il  serait  resté  dans 
la  ligne  de  la  tradition  chrétienne,  parce  qu'il 
a,  en  toute  hypothèse,  subordonné  la  philoso- 
phie à  la  religion,  et  l'allégorie  au  maintien  de 
la  réalité  fondamentale  du  christianisme,  l'ap- 
parition historique  de  Jésus.  Par  là  il  diffère 
essentiellement  de  la  gnose,  qui  substituait  à 
l'Evangile  un  système  philosophique  où  la  vie 
et  la  mort  du  Sauveur  s'évanouissaient  en  un 
rêve  transcendant. 

L'auteur  du  quatrième  Evangile  a  conçu  le 
Christ  comme  une  manifestation  temporelle  de 
l'Etre  divin,  et  son  livre  même  est  une  osten- 
sion  :  comme  le  Christ  johannique  est  le  Verbe 
incarné,  l'Evangile  johannique  est  une  incarna- 
sion,  la  représentation  figurée  du  mystère  de 
salut  qui  s'est  accompli  et  se  poursuit  par  le 
Verbe-Christ.  Discours  et  récits  contribuent  à 
cette  révélation  du  Sauveur,  les  récits  comme 
signes  expressifs  des  réalités  spirituelles,  les 
discours  comme  explication  des  signes  et  de 
leur  sens  profond.  Ces  discours  même  expriment 
en  figure  la  vérité  invisible  ;    ils  sont  constitués 


par  des  séries  de  métaphores  ou  d'allégories  qui 
font  tableau,  tout  comme  les  récits,  et  qui  ont 
pareillement  une  signification  profonde,  cachée 
sous  le  vêtement  d'une  image  sensible.  Les  faits 
avec  les  instructions  qui  les  commentent  sont 
des  «  signes  »,  c'est-à-dire  des  preuves  du  Christ, 
non  des  arguments  proprement  démonstratifs, 
mais  des  arguments  qui  expliquent  et  révèlent 
la  vérité  qu'ils  veulent  confirmer.  Les  miracles 
du  Christ  johannique  n'ont  pas  besoin  d'être 
multipliés  ;  aussi  n'y  en  a-t-il  qu'un  de  chaque 
sorte,  avec  un  total  de  sept,  nombre  parfait  ;  ils 
sont  durables  comme  symbole,  et  l'action  spi- 
rituelle du  Sauveur,  dont  ils  sont  la  figure,  est 
la  vraie  preuve,  indiscutable  et  permanente,  de 
sa  divinité.  Ainsi  l'Evangile  est  constitué, 
comme  le  Christ,  par  un  esprit  divin  sous  un 
extérieur  humain  ;  et  c'est  l'esprit  intérieur 
qu'il  faut  chercher,  auquel  on  doit  croire.  On 
pourrait  dire  du  Christ  qu'il  est  une  allégorie 
personnelle  et  divine,  et  de  l'Evangile  qu'il  est 
le  Verbe  incarné. 

Le   fond  des  allégories    se   résume    dans  les 
deux  idées  maîtresses  du  livre   :   le  Christ  vie, 
le  Christ  lumière,    qui  donne  la  lumière  et  la 
A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre.  7 


—  98  — 

vie.  L'application  aux  réalités  de  l'histoire  et 
du  culte  chrétien  y  met  de  la  variété.  La  préoc- 
cupation des  prophéties  et  des  types  de  l'An- 
cien Testament  y  introduit  quelque  complica- 
tion. Il  arrive  assez  fréquemment  que  le  texte 
présente  un  triple  sens,  c'est-à-dire  un  sens 
extérieur,  qui  en  figure  un  autre,  lequel  est 
en  rapport  avec  un  troisième,  plus  profond 
encore.  La  prophétie  ou  le  type  de  l'Ancien 
Testament  viennent  comme  étage  intermédiaire 
dans  cette  construction  allégorique.  Par  exemple, 
le  type  de  l'agneau  pascal  intervient,  dans  l'his- 
toire de  la  passion,  entre  le  sens  littéral  et  l'idée 
du  Christ  mourant  pour  ôter  le  péché  des 
hommes  et  devenant  pour  eux  un  aliment  de  vie 
éternelle.  Même  dans  la  parole  :  «  Tout  est 
consommé  '  »,  l'idée  de  toutes  les  prophéties 
accomplies  se  place  entre  le  sens  apparent,  de 
la  vie  terminée,  et  le  ...sens  fondamental,  du 
salut  réalisé. 

Un  intérêt  apologétique  et  polémique  apparaît 
souvent  dans  ces  constructions.  Certains  traits 
des  récits  figurent  une  idée,  qui  répond  à  une 

1.  Jean,  xix,  28,  30. 


—  99  — 

difficulté.  Tout  ce  qui  est  dit  de  Jean-Baptiste 
tend  à  faire  de  lui  le  témoin  du  Verbe  fait  chair 
et  à  figurer  le  rapport  de  la  Loi  ou  de  la  révé- 
lation mosaïque  avec  l'Evangile.  Les  noces  de 
Gana  et  le  second  témoignage  de  Jean  !  figurent 
le  même  rapport  de  l'Evangile  et  de  la  Loi. 
Jean,  le  baptême  d'eau,  le  judaïsme  légal  et 
prophétique  sont  des  termes  qui  s'opposent 
allégoriquement  à  Jésus,  au  vin  de  la  nouvelle 
alliance,  au  baptême  d'Esprit-Saint  et  au  chris- 
tianisme. 

L'expulsion  des  vendeurs  du  temple  est  rap- 
portée au  premier  voyage  du  Sauveur  à  Jérusa- 
lem, parce  que  c'était,  selon  la  tradition  synop- 
tique, le  premier  acte  accompli  par  lui  dans  la 
ville  sainte  :  l'évangéliste  y  figure  l'avenir  du 
Christ  et  de  son  œuvre.  Il  signifie,  dans 
l'histoire  de  la  Samaritaine,  l'universalité  du 
salut  et  la  conversion  des  Gentils.  La  guérison 
du  fils  de  l'officier  royal  figure  également  cette 
conversion  et  fait  valoir  la  théorie  de  la  foi  véri- 
table :  on  ne  doit  pas  réclamer,  comme  les 
Juifs,    de    miracles  pour  croire,  mais   adhérer, 

1.  Jean,  m,  22-36. 


**  ioô  — 

sans  l'avoir  vu  dans  sa  manifestation  historique  j 
au  grand  miracle  de  salut  qui  s'est  opéré  et 
s'opère  par  le  Christ.  Le  paralytique  de  Bét- 
hesda,  qui  attend  inutilement,  depuis  des 
années,  sa  guérison  dans  la  piscine  aux  cinq 
portiques,  figure  spécialement  le  peuple  juif, 
qui  a  cherché  en  vain  son  salut  dans  la  Loi. 
Par  le  discours  qui  s'y  rattache,  on  voit  que 
cette  histoire  est  un  symbole  de  la  grande 
œuvre  '  que  le  Christ  est  venu  accomplir  en  ce 
monde.  Le  caractère  durable  de  la  rédemption, 
la  permanence  du  don  divin  sont  encore  signifiés 
dans  la  multiplication  des  pains.  Le  miracle  de 
Jésus  marchant  sur  les  eaux  complète  la  leçon 
des  pains  multipliés,  en  faisant  entendre,  con- 
formément à  ce  qui  sera  dit  après  le  discours 
du  pain  de  vie  2,  que  le  Christ  vivifiant  est  le 
Christ  glorieux,  le  Christ  esprit,  le  Verbe  ren- 
tré dans  la  gloire  de  l'éternité.  L'histoire  de 
l'aveugle-né  prêche  le  Christ  lumière  ;  celle  de 
Lazare,  le  Christ  vie.  Tous  ces  miracles  révèlent 
une  fonction  du  Sauveur,  un  aspect  de  sa  mis- 

1.  Jean,  v,  17. 

2.  Jean,  vi,  63. 


—  10J  — 

sion.  Si  certains  détails  ont  pour  objet  de  con- 
server aux  descriptions  l'apparence  d'une  histoire 
réelle,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  narra- 
tion ne  va  jamais  plus  loin  qu'il  ne  convient 
pour  le  symbolisme,  au  risque  de  paraître  sus- 
pendue ou  incomplète.  Le  récit  du  paralytique 
se  perd  dans  le  discours  qu'il  introduit  ;  de 
même  celui  de  l'aveugle-né  ;  on  ne  sait  où  va 
Lazare  sortant  du  tombeau.  L'évangéliste  laisse 
là  son  symbole  quand  il  en  a  tiré  ce  qu'il  vou- 
lait. 

L'onction  de  Jésus  par  Marie  de  Béthanie 
figure  en  même  temps  la  sépulture  du  Sauveur 
et  le  triomphe  de  l'Evangile,  qui  est  la  consé- 
quence de  sa  mort.  L'entrée  solennelle  à  Jérusa- 
lem anticipe  également  la  gloire  du  Christ  res- 
suscité, prêché,  exalté  au  ciel  et  dans  son  Église, 
Tous  les  incidents  de  la  passion  tendent  à  mani- 
fester sa  royauté,  la  liberté  de  son  sacrifice,  la 
divinité  de  sa  personne,  le  caractère  tout  surna- 
turel de  sa  mission.  Les  péripéties  du  jugement 
devant  Pilate  signifient  la  royauté  spirituelle  du 
Christ  et  la  renonciation  aveugle  des  Juifs  au 
Messie  qu'ils  avaient  attendu.  Plus  d'injures  si 
d'ignominies  ;   plus   même    d'abaissement  ;    len 


—  102  — 

moqueries  sont  pour  les  Juifs,  condamnés  à 
subir  les  affronts  que  leur  fait  Pilate  au  sujet  de 
leur  roi  ;  et  dans  la  raillerie  du  gouverneur  on 
sent  celle  de  l'évangéliste  sur  ce  peuple  messia- 
nique, qui  ne  veut  plus  d'autre  roi  que  César. 
Le  tirage  au  sort  des  vêtements  est  rapporté 
pour  la  prophétie1,  et  pour  figurer,  dans  la 
robe  sans  couture,  l'unité,  dans  les  quatre  parts, 
l'universalité  de  l'Eglise.  La  recommandation 
que  Jésus  fait  de  sa  mère  au  disciple  et  du 
disciple  à  sa  mère  est  un  autre  symbole  de 
l'unité  ecclésiastique,  fondée  sur  la  réunion  des 
croyants,  Juifs  et  Gentils.  La  présentation  du 
vinaigre  accomplit  encore  une  prophétie 2  et 
figure  le  calice  de  la  mort.  L'intégrité  garantie 
au  corps  du  Christ,  lorsqu'on  brise  les  jambes 
de  ses  compagnons,  réalise  la  typologie  de 
l'agneau  pascal 3  et  signifie,  encore  et  toujours, 
l'unité  qui  appartient  au  corps  mystique  du  Sei- 
gneur, tandis  que  l'eau  et  le  sang  qui  jaillissent 
du  côté  percé  figurent  les  sacrements  chrétiens, 


1.  Jean,  xix,  24  (Ps.  xxu,  19). 

2.  Jean,  xix,  29  (Ps.  lxix,  22). 

3.  Jean,  xix,  36  (Ex.  xn,  46). 


—  103  — 

le  baptême  et  l'eucharistie,  les  signes  de  l'Esprit, 
qui  communiquent  aux  fidèles  la  vie  du  Christ 
immortel.  Les  circonstances  de  la  sépulture  en 
font  un  hommage  rendu  à  Jésus  par  le  judaïsme 
officiel.  Les  récits  de  la  résurrection  font  connaître 
le  Sauveur  glorifié  et  enseignent  la  foi  ;  pas  un 
trait  n'y  est  conçu  en  vue  de  la  simple  représen- 
tation historique  ;  Pierre  et  le  disciple  bien-aimé, 
Marie  de  Magdala,  le  groupe  apostolique,  Tho- 
mas sont  différents  types  de  croyants  auxquels 
se  proportionne  la  manifestation  du  Christ,  pour 
aboutir  à  la  profession  de  foi  :  «  Mon  Seigneur 
et  mon  Dieu  !  {  » 

Le  réalisme  apparent  des  tableaux  n'est  pas 
une  marque  particulière  d'historicité  ;  il  tient  à 
l'imagination  mystique  de  l'auteur  et  à  l'énergie 
de  sa  conviction,  qui  ne  lui  permettent  pas  de 
distinguer  nettement,  dans  ses  méditations  reli- 
gieuses, l'idéal  du  réel,  la  théorie  de  l'histoire, 
le  symbole  de  son  objet.  Il  voit  la  vérité  dans 
le  symbole,  et  la  vision  allégorique  lui  est  si 
familière  que    rien   n'accuse   le   moindre   effort 


1.  Jean,  xx,  28. 


-  104  — 

d'esprit  pour  l'adaptation  de  l'image  à  l'idée. 
Même  la  chronologie  doit  rentrer  dans  le  sym- 
bolisme général  du  livre  ;  elle  paraît  fondée  sur 
le  nombre  mystique  de  sept  semaines  d'années, 
qui  conviendrait  à  l'âge  du  Messie,  une  demi- 
semaine,  autre  chiffre  messianique,  étant  réser- 
vée pour  la  carrière  publique  de  Jésus. 

Il  me  semble,  Monseigneur,  que  les  récits  du 
quatrième  Evangile  sont  entièrement  symbo- 
liques, et  que  les  données  historiques  qui  y  ont 
trouvé  place  n'y  sont  pas  à  raison  de  leur  carac- 
tère primitif,  mais  à  raison  du  sens  qui  y  a  été 
rattaché.  Si  l'on  veut  rester  dans  l'esprit  de 
l'évangéliste,  il  ne  faut  pas  vouloir  trop  distin- 
guer la  doctrine  théologique,  la  tradition  histo- 
rique et  l'interprétation  symbolique,  comme  si 
ces  trois  éléments  étaient  juxtaposés.  La  théo- 
logie de  l'incarnation  et  le  principe  du  symbo- 
lisme, étroitement  associés,  dominent  tout. 
Quelque  départ  que  le  commentateur  soit  tenté 
de  faire  dans  les  matériaux  de  l'allégorie, 
l'Evangile  n'est  pas  à  prendre  comme  une  œuvre 
mêlée  d'histoire  et  de  fiction  :  c'est  la  révélation 
sensible,  parfaitement  une,  du  Verbe-Christ. 

Dans  son  enseignement,  le  Christ  johannique 


—  105  — 

est  censé  dire  toujours  des  paraboles  *.  L'évan- 
géliste,  qui  interprétait  en  allégories  les  para- 
boles synoptiques,  n'a  probablement  pas  vu  que 
les  siennes  appartenaient  à  un  genre  tout  diffé- 
rent. Chez  lui,  Jésus  énonce  des  vérités  célestes 
sous  des  symboles  terrestres  2.  Toute  l'économie 
des  discours  et  l'artifice  des  dialogues  sont  fon- 
dés sur  cette  idée  de  la  parabole  à  double  sens. 
Chaque  fois  que  le  Christ  johannique  se  met  à 
enseigner,  qu'il  s'adresse  à  Nicodème,  à  la  Sama- 
ritaine, à  la  masse  des  Juifs,  ou  bien  à  ses  dis- 
ciples, il  commence  par  énoncer  une  proposition 
qui  contient,  sous  une  image  sensible  et  symbo- 
lique, une  vérité  religieuse  ;  l'auditeur  se  méprend 
sur  la  signification  du  symbole,  qu'il  prend  à 
la  lettre  ;  au  lieu  de  dissiper  l'équivoque,  Jésus 
poursuit  le  développement  de  son  allégorie, 
si  bien  que  ses  interlocuteurs  n'en  savent  pas 
plus,  d'ordinaire,  à  la  fin  de  l'entretien  qu'au 
début  ;  mais  le  lecteur  a  reçu  toute  l'instruction 
que  l'évangéliste  se  proposait  de  lui  donner. 
Le  thème  de  ces  instructions  est  le  même  qui 


1.  Jean,  xvi,  25,  27. 

2.  Jean,  m,  12. 


-  106  — 

est  signifié  par  les  récits  :  vie  et  lumière,  le 
Christ  apporte  aux  hommes  la  lumière  et  la  vie. 
Ceux  qui  sont  de  Dieu  reçoivent  cette  lumière 
du  salut  et  la  vie  éternelle.  Ceux  qui  ne  sont  pas 
de  Dieu,  ceux  qui  sont  enfants  du  diable,  les 
repoussent.  Explication  perpétuelle  de  la  répro- 
bation d'Israël  ;  déclaration  perpétuelle  touchant 
l'origine  céleste  du  Christ,  Verbe  fait  chair  ;  des- 
cription perpétuelle  de  la  vie  du  Christ  dans 
l'Eglise.  C'est  l'Évangile  avec  une  expérience  de 
trois  quarts  de  siècle,  l'Evangile  de  l'Eglise 
organisée  en  royaume  de  Dieu  sur  la  terre  et 
présidée  par  le  Sauveur  invisible  et  glorieux, 
qui  l'anime  de*  son  esprit. 

Je  ne  crois  pas,  Monseigneur,  qu'il  y  ait  un 
livre  dont  le  caractère  soit  mieux  défini  que 
celui  du  quatrième  Evangile.  L'ouvrage  est 
clair  pour  quiconque  réussit  à  se  mettre  dans 
les  dispositions  d'esprit  et  d'âme  où  se  trouvait 
l'écrivain  lui-même.  Ce  qui  fait  depuis  longtemps 
obstacle  à  l'intelligence  de  ce  chef-d'œuvre  de 
théologie  mystique,  c'est  qu'on  l'interprète  à  la 
fois  comme  une  histoire  et  comme  un  traité  de 
théologie  scolastique  ;  le  prenant  ainsi,  on  ne 
peut  s'empêcher  de  le  trouver  bizarre  dans  ses 


—  107  — 

indications,  obscur  dans  son  langage,  et  défec- 
tueux dans  sa  logique.  Son  symbolisme  étonne, 
dans  la  mesure  où  on  l'entend  ;  il  déconcerte  et 
déroute,  dans  la  mesure  où  on  ne  l'entend  pas. 
Le  temps  n'est  pas  encore  venu  où  l'on  se 
résoudra  à  voir  dans  l'auteur  du  quatrième 
Evangile  le  premier  et  le  plus  grand  des  mys- 
tiques chrétiens,  non  le  dernier  des  historiens 
de  Jésus.  Mais  tant  qu'on  n'aura  pas  pris  ce 
parti,  les  sept  sceaux  de  l'Apocalypse  resteront 
posés  sur  a  l'Evangile  spirituel  ». 

Le  quatrième  Evangile  est  surtout  un  livre  de 
foi.  La  foi  de  l'Eglise,  qui  l'avait  inspiré,  s'y  est 
reconnue.  Je  ne  le  considère  nullement  comme 
une  altération,  mais  comme  une  interprétation 
de  l'histoire.  C'est  la  perle  du  Nouveau  Testa- 
ment. L'auteur  ne  nous  a  pas  trompés  en  nous 
le  donnant  comme  une  œuvre  de  l'Esprit.  Il  est 
bien  dans  l'esprit  de  Jésus.  J'oserai  dire  seule- 
ment qu'il  représente  l'esprit  en  transfigurant  le 
corps.  Il  complète  admirablement  les  Synop- 
tiques, et  il  contribue  peut-être  autant  qu'eux, 
mais  autrement,  à  faire  connaître  le  Christ.  Je 
prends  dans  les  Synoptiques  l'histoire  de  Jésus, 
et  chez  Jean   l'idée  de  sa  mission  universelle, 


—  108  — 

de  son  action  permanente,  de  sa  vie  dans  l'Eglise 
immortelle.  J'emploie  les  trois  premiers  Evan- 
giles pour  raconter  le  Sauveur,  et  le  quatrième 
pour  l'expliquer. 

Je  ne  me  flatte  pas,  Monseigneur,  d'avoir  dit 
tout  ce  qu'il  faudrait  pour  vous  gagner  à  mes 
opinions.  Du  moins  pensé-je  avoir  suffisamment 
exposé  les  motifs  sérieux  que  j'ai  de  ne  me 
point  rallier  aux  vôtres.  Je  ne  dis  rien  de  ce 
progrès  des  études  bibliques  dont  Votre  Gran- 
deur parle  si  volontiers.  Soyez  persuadé  que 
mes  témérités  n'y  seront  point  trop  nuisibles. 
Le  passé,  à  cet  égard,  peut  répondre  de  l'avenir, 
Ce  mouvement,  d'ailleurs,  est  encore  si  faible  et 
si  incertain  que  nous  n'avons  pas  lieu  d'en  être 
fiers  ;  il  résulte  si  nécessairement  de  la  situation 
présente  de  l'Eglise  en  France  que  nul  ne  peut  se 
vanter  d'en  avoir  eu  l'initiative  ;  il  touche  à  tant  de 
questions  qu'aucun  homme  de  sens  et  de  science 
ne  doit  avoir  la  présomption  de  s'en  constituer 
l'arbitre  souverain. 

Veuillez  agréer,  Monseigneur,  l'expression  de 
mes  sentiments  profondément  respectueux. 


LETTRE    A    UN    ARCHEVEQUE 
sur  la  divinité  de  jésus-christ 

Monseigneur, 

Lorsque  vous  avez  lu  pour  la  première  fois 
IJ  Évangile  et  V Église ,  vous  ne  pensiez  pas  qu'on 
pût  suspecter  la  pensée  de  Fauteur  sur  la  divi- 
nité du  Christ.  L'objet  du  livre  n'était-il  pas 
bien  déterminé  dans  la  préface  ?  «  On  ne  s'est 
nullement  proposé,  disais-je,  d'écrire  l'apologie 
du  catholicisme  et  du  dogme  traditionnel.  Si 
l'on  avait  eu  cette  intention,  le  présent  travail 
serait  très  défectueux  et  incomplet,  notamment 
en  ce  qui  regarde  la  divinité  du  Christ  et  l'au- 
torité de  l'Église.  On  n'entend  pas  démontrer 
ici  la  vérité  de  l'Evangile  ni  celle  du  christia- 
nisme catholique,  mais  on  essaie  seulement 
d'analyser  et  de  définir  le  rapport  qui  les  unit 
dans  l'histoire.  Le  lecteur  de  bonne  foi  ne  s'y 
trompera  pas.  »  Et  comme  vous  étiez  un  lecteur 


LIBRARY  ST.  MÀRY'S  COLLEGE 


—  110  — 

de  bonne  foi,  Monseigneur,  vous  ne  cherchiez 
pas  dans  mon  livre  autre  chose  que  ce  que  j'y 
avais  voulu  mettre.  Vous  saviez  qu'un  livre 
d'histoire  n'est  pas  un  livre  de  théologie,  et 
qu'esquisser  la  physionomie  historique  de  Jésus 
n'est  pas  analyser  les  définitions  des  conciles 
touchant  la  consubstantialité  du  Fils  et  du  Père, 
l'union  hypostatique  et  Funité  de  la  personne 
du  Christ  en  deux  natures,  la  divine  et  Fhu- 
maine. 

D'autres  ne  l'ont  pas  compris,  et  Votre  Gran- 
deur a  bien  voulu  médire  que,  si  j'avais  le  droit 
de  dédaigner  les  commentaires  malveillants,  je 
pouvais  donner  d'utiles  éclaircissements  aux  per- 
sonnes qui  n'ont  connu  mon  livre  que  par  le 
fâcheux  tapage  dont  il  a  été  l'occasion.  «  Tout 
chrétien,  disait  Fénelon,  loin  d'entrer  dans  des 
disputes,  doit  au  contraire  s'expliquer  de  plus  en 
plus,  pour  tâcher  de  contenter  ceux  qui  ont  eu 
de  la  peine  sur  ses  premières  explications.  » 
Vous  pensez,  Monseigneur,  qu'une  explication 
sur  la  divinité  de  Jésus-Christ,  sans  raison  d'être 
dans  le  mauvais  petit  volume,  est  opportune 
maintenant.  Je  me  rends  à  votre  conseil. 


111 

I 


Saint  Paul  dit,  dans  l'Épître  aux  Philip- 
piens  *,  que  le  Sauveur,  qui  existait  au  ciel  «  en 
forme  de  Dieu,  s'est  »,  pour  ainsi  dire,  «  vidé 
lui-même  en  prenant  la  forme  de  serviteur  et 
devenant  semblable  aux  hommes  ».  L'Apôtre 
conçoit  ainsi  comme  deux  Christs  :  celui  delà  foi, 
qui  était  de  toute  éternité  «  en  forme  divine  », 
et  celui  de  l'histoire,  qui  a  paru  «  en  forn\e 
humaine  ».  On  lit,  au  livre  des  Actes2,  dans  le 
premier  discours  que  l'apôtre  Pierre  adresse  au 
peuple  de  Jérusalem  :  «  Jésus  de  Nazareth, 
homme  recommandé   de    Dieu    auprès  de  vous 

par  des  miracles,...  Dieu  l'a  ressuscité Sache 

bien  toute  la  maison  d'Israël  que  Dieu  a  fait  Sei- 
gneur et  Christ  ce  Jésus  que  vous  avez  crucifié.  » 
Ces  paroles  établissent  aussi  une  distinction 
fort  nette  entre  Jésus  de  Nazareth,  «  homme  » 
que  les  Juifs  ont  vu  et  entendu,  dont  ils  ne  peu- 
vent avoir  oublié  les  miracles,  et  le  Seigneur 
Christ,  que  Dieu  a  exalté  en  le  ressuscitant.  Le 

1.  Phil.  ii,6-7. 

2.  Act.  ii,  53-24,  36.  Cf.  x,  38-40. 


*~  112  — 

<(  Seigneur  Christ  »,  glorifié  dans  la  résurrection, 
est  l'objet  de  la  foi  chrétienne,  comme  le  Christ 
préexistant  «  en  forme  de  Dieu  ».  Jésus  de  Naza- 
reth est  le  prédicateur  et  le  thaumaturge  que 
tout  le  monde  a  connu. 

C'est  cette  distinction  très  simple,  faite  dès 
l'origine  par  Pierre  et  par  Paul,  mais  souvent 
négligée  depuis,  qui  est  à  la  base  de  L  Evangile 
et  V Eglise.  J'ai  voulu  exposer  la  forme  historique 
de  l'apparition  du  Christ  ;  et  cette  forme  est 
celle  du  «  serviteur  »  et  de  «  l'homme  ».  J'ai 
voulu  la  chercher  et  la  montrer  telle  que  le 
Prince  des  apôtres  l'avait  vue,  telle  que  l'Apôtre 
des  Gentils  se  la  représentait.  Comme  Jésus  ne 
marchait  pas  sur  la  terre  dans  l'appareil  de  la  divi- 
nité, je  n'ai  pu,  parlant  en  historien,  anticiper 
dans  l'Evangile  toute  la  gloire  de  l'avenir.  Je 
n'avais  qu'à  interroger  les  témoignages  les  plus 
certains  concernant  l'action  et  l'enseignement 
du  Sauveur.  Or,  pour  ce  qui  est  de  l'action  et  des 
faits  extérieurs,  l'impression  des  premiers 
croyants,  très  facile  encore  à  reconnaître  dans 
l'Evangile  et  dans  les  Actes,  a  été  celle-ci  :  Jésus 
a  passé  en  faisant  le  bien,  guérissant,  parce  que 
Dieu  était  avec  lui,  ceux  que  le  démon  opprimait 


—  113  — 

parles  maladies  ;  crucifié  par  jugement  de  Ponce- 
Pilate,surla  dénonciation  des  prêtres, il  est  ressus- 
cité le  troisième  jour  après  sa  mort,  et  il  est  ainsi 
devenu  Christ  et  Seigneur  ;  la  preuve  de  sa 
dignité  messianique  est  dans  cette  résurrection 
même,  et  la  gloire  dont  il  jouit  se  manifestera 
dans  son  prochain  avènement.  Quant  à  rensei- 
gnement, Jésus  avait  prêché  la  pénitence  en  vue 
du  royaume  des  cieux,  c'est-à-dire  en  vue  d'un 
jugement  de  Dieu  qui  était  près  de  s'exercer  sur 
les  hommes,  et  d'un  nouvel  ordre  de  choses, 
ère  de  pur  bonheur  dans  la  parfaitejustice,  que  ce 
jugement  devait  inaugurer.  Voilà  ce  que  les  dis- 
ciples du  Sauveur  avaient  vu  ;  voilà  ce  qu'ils 
avaient  entendu  et  retenu.  Ils  savaient,  avant 
la  passion,  et  Jésus  lui-même  avait  déclaré  à  ses 
juges  qu'il  était  le  Messie  promis  à  Israël.  C'est 
ainsi  que  leur  foi  suivit  Jésus  dans  la  mort,  et 
qu'elle  le  retrouva  dans  la  gloire.  L'historien 
constate,  il  ne  peut  faire  autrement  que  de 
constater  ces  faits,  qui  sont  l'histoire  même  de 
l'Evangile 

On  a  dit  que,  dans  ces  conditions,  la  Christ 
de  l'histoire  serait  bien  au-dessous  du  Christ  de 
la  foi,    que    ce    ne   serait   pas    le    même,     que 

A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre,  8 


—  114  — 

l'Évangile  de  Jésus  et  la  foi  de  l'Église  seraient 
une  double  illusion.  Mais  si  ces  conclusions 
étaient  fondées,  ce  n'est  pas  l'historien  qu'il  fau- 
drait incriminer,  et  ceux  qui  expriment  de  sem- 
blables raisonnements  seraient  bien  imprudents. 
Les  faits  sont  les  faits,  et  la  première  conclusion 
à  en  tirer,  s  ils  sont  ainsi,  c'est  qu'ils  ne  sont 
pas  autrement.  Une  montagne  de  syllogismes  ne 
peut  rien  contre  un  grain  de  sable  en  nature.  Il 
ne  s'agit  que  de  savoir  si  la  représentation 
du  fait  évangélique,  dans  L Evangile  et  V Eglise, 
est  suffisamment  conforme  à  la  réalité.  Pour 
l'appréciation  du  fait,  il  sera  bon  de  relire  saint 
Paul  l,  qui  en  jugeait  de  plus  près  que  nous  : 
«  La  folie  de  Dieu  est  plus  sage  que  les  hommes, 

et  sa  faiblesse  plus  forte Dieu  a  choisi  ce  qui 

est  fou  selon  le  monde,  pour  confondre  les  sages, 
et  ce  qui  est  faible,  pour  confondre  ce  qui  est 
fort.  »  L'apôtre  concevait  donc  la  distinction  de 
l'apparence  historique  et  de  la  réalité  de  foi  comme 
une  antithèse,  comme  un  contraste  équivalant 
presque  à  une  contradiction  rationnelle.  Est-il 
si  surprenant  qu'une  histoire  exacte  de  l'Evan- 

1.  ICor.  i,  25-27. 


—  115  — 

gile  déconcerte  des  esprits  revenus,  sans  s'en 
douter,  aux  dispositions  des  «  Juifs  »,  qui  «  récla- 
maient des  signes  »,  et  à  celles  des  «  Grecs  », 
qui  «  voulaient  de  la  philosophie1  »  ? 

Jésus  a  prêché  l'avènement  du  règne  de  Dieu. 
Il  s'est  dit  le  Messie,  c'est-à-dire  l'agent  divin 
et  l'ordonnateur  de  ce  règne  qui  devait  bientôt 
avoir  son  accomplissement.  C'est  sous  cette 
détermination,  s'il  est  permis  de  s'exprimer 
ainsi,  que  le  fondateur  du  christianisme  a  paru 
dans  le  monde,  et  l'historien  n'a  pas  le  droit  d'y 
rien  ajouter,  d'en  rien  retrancher.  Si  l'idée  du 
royaume  avait  une  réalité  objective  ;  si  la  rela- 
tion de  Jésus  à  Dieu  est  celle  que  figure  la  notion 
de  Messie,  et  si  ces  deux  idées,  celle  du  royaume 
et  celle  du  Messie  recèlent  encore  quelque 
chose  de  plus  grand  que  ce  qu'elles  semblent 
signifier,  l'historien  n'a  pas  à  le  prouver,  attendu 
qu'une  telle  démonstration  ne  se  fonde  pas  uni- 
quement sur  les  données  de  l'histoire.  Puisqu'il 
raconte,  ne  lui  demandons  pas  d'exposer  autre 
chose  que  les  faits  dont  il  parle.  La  vérité  de  sa 
description  phénoménale  ne  peut  être  incompa- 

1.  ICor.  i,  22. 


—  116  — 

tible  avec  la  vérité  intime  et  profonde  de  la  foi. 
Est-ce  que  le  croyant  n'a  pas  toujours,  pour 
fondement  et  appui  de  cette  foi,  l'étonnante  puis- 
sance, à  travers  les  siècles,  de  l'idée  du  règne 
de  Dieu,  et  l'efficacité  actuelle,  l'expérience  per- 
sonnelle de  cette  idée,  toujours  vivante,  nonobs- 
tant les  limitations  de  son  origine  et  les  modifica- 
tions qu'elle  n'a  pas  cessé  de  subir.  Et  la  foi  à  la 
divinité  du  Christ  ne  tient-elle  pas  également  à 
l'influence  divine  qu'il  n'a  pas  cessé  d'exercer 
sur  les  âmes,  nonobstant  le  sens  proprement 
juif  qui  ne  laisse  pas  de  s'attacher  à  sa  qualité 
de  Messie,  et  quoique  la  définition  formelle  de  sa 
divinité  ne  se  soit  dégagée  que  progressivement 
dans  la  tradition  chrétienne  ? 


II 


Jésus  lui-même  a  vécu  sur  la  terre  dans  la 
conscience  de  son  humanité,  et  il  a  parlé  selon 
cette  conscience  ;  il  a  vécu  dans  la  conscience 
de  sa  vocation  messianique,  et  il  a  enseigné  selon 
la  conscience  qu'il  avait  de  cette  vocation.  Ses 
discours,  sa  conduite,  l'attitude  de  ses  disciples 


*-  lit  — 

et  celle  de  ses  ennemis,  tout  montre  que  lé 
Christ  était  homme  parmi  les  hommes,  «  en  tout 
semblable  à  eux,  sauf  le  péché  x  »,  sauf  encore, 
doit-on  ajouter,  le  mystère  intime  et  indéfinis- 
sable de  son  rapport  avec  Dieu.  Ce  rapport  se 
traduisait  dans  l'idée  de  Messie,  et  cette  idée, 
dans  l'Evangile,  était  comme  un  secret  qui 
devait  être  manifesté  par  l'avènement  du  royaume 
céleste.  Les  disciples  avaient  cru  à  ce  mystère; 
par  sa  résurrection,  Jésus  devint  pour  eux  «  le 
Seigneur  ».  Les  adversaires  de  Jésus  rejetèrent 
la  proposition  de  cette  foi,  et  la  masse  des  Juifs 
suivit  ses  chefs  dans  leur  incrédulité.  Ainsi  la 
question  sur  laquelle  se  divisèrent  la  majorité 
d'Israël  et  la  minorité  qui  se  rallia  à  la  foi  de 
Jésus  ne  fut  pas  :  «  Jésus  de  Nazareth  est-il 
Dieu  ?  »  mais  :  «  Jésus  de  Nazareth  est-il  le 
Messie  ?  »  La  divinité  du  Christ  est  un  dogme 
qui  a  grandi  dans  la  conscience  chrétienne,  mais 
qui  n'avait  pas  été  expressément  formulé  dans 
l'Evangile  ;  il  existait  seulement  en  germe  dans 
la  notion  du  Messie  fils  de  Dieu. 

Aucun  principe   de  théologie,   aucune  défini- 

1.  Hébr.  ii,  17;  iv,  15. 


—  118  — 

tion  de  l'Eglise  n'obligent  à  admettre  que  Jésus 
en  ait  fait  la  déclaration  formelle  à  ses  disciples 
avant  sa  mort.  Il  est,  au  contraire,  très  conforme 
à  l'esprit  de  la  tradition  catholique  de  supposer 
que  la  révélation  s'en  est  affirmée  graduelle- 
ment. Quand  Jésus,  au  bord  du  lac  de  Tibériade, 
dit  à  Simon  et  à  André,  à  Jacques  et  à  Jean  : 
«  Suivez-moi  »,  il  n'ajouta  pas  :  «  Je  suis  Jésus- 
Christ,  Fils  éternel  de  Dieu,  Verbe  fait  chair.  » 
Il  ne  leur  dit  même  rien  de  sa  personne,  et  ce  ne 
fut  qu'après  l'avoir  entendu  longtemps  et  avoir 
assisté  à  ses  miracles,  qu'ils  soupçonnèrent  en  lui 
le  Sauveur  promis.  Jésus  ratifia  la  confession 
de  Pierre  :  «  Tu  es  le  Christ  *  »  ;  mais  on  ne 
voit  pas  qu'il  ait  voulu  la  contrôleren  élargissant, 
complétant  ou  corrigeant  l'idée  que  les  apôtres 
pouvaient  avoir  du  Christ  entant  que  fils  de  Dieu. 
La  révélation  du  secret  messianique  se  fait  réelle- 
ment par  l'Esprit  qui  agit  dans  la  communauté  des 
premiers  croyants.  Pour  la  foi,  les  témoins  de  cet 
Esprit  sont  l'apôtre  Paul,  l'auteur  de  l'Epître  aux 
Hébreux;  celui  du  quatrième  Evangile.  Avec  ce 
dernier  la  révélation  s'achève.  Et  en  effet,  lequa- 

i.  Marc,  viii,  29. 


—  119  — 

trième  Evangile  contient  les  éléments  essentiels 
de  la  christologie  ecclésiastique,  la  notion  du 
Verbe  incarné,  du  Christ  Fils  de  Dieu  et  Dieu 
parce  que  Verbe  fait  chair  en  Jésus.  Mais  tant  s'en 
faut  que  le  dogme  fût  entièrement  élaboré  dans 
le  Nouveau  Testament.  Ce  n'est  pas  sans  cause 
qu'il  se  produisit  tant  d'hérésies  sur  le  sujet.  Si 
la  croyance  avait  été  très  claire  dès  le  début,  elle 
n'aurait  pas  eu  tant  de  peine  à  faire  son  chemin. 
La  théologie  la  plus  sévère  ne  peut  pas  s'empê- 
cher d'avouer  que  le  travail  de  la  pensée  chré- 
tienne, dans  les  premiers  siècles  chrétiens,  que  les 
écrits  des  docteurs  et  les  définitions  des  conciles 
ont  précisé,  coordonné,  harmonisé  les  données  de 
la  révélation.  Il  ne  faut  donc  pas  trop  s'étonner 
que  la  consubstantialité  du  Père  et  du  Fils, 
définie  par  le  concile  de  Nicée,  ne  se  discerne 
pas  dans  la  prédication  évangélique  du  royaume 
des  cieux. 

Pour  l'historien,  le  travail  de  la  tradition 
chrétienne  fait  suite  à  celui  des  écrivains  du 
Nouveau  Testament.  Le  tout  représente  comme 
un  effort  continu  de  la  foi  pour  saisir  plus  parfai- 
tement un  objet  qui  la  dépasse.  Cet  effort  ne  va 
pas  sans  tâtonnements;  il  n'atteint  pas  du  pre- 


mier  coup  son  terme  définitif  ;  on  peut  même  dire, 
en  un  sens,  qu'il  ne  l'a  pas  encore  atteint  aujour- 
d'hui; mais  il  suit  toujours  la  même  ligne,  met- 
tant toujours  Jésus  plus  haut,  et  donnant  de  sa 
mission  une  idée  plus  compréhensive,  à  mesure 
que  s'ouvre  devant  la  foi  intelligente  une  vue 
plus  large  sur  le  monde  et  sur  l'humanité.  Chaque 
étape  de  la  foi  est  comme  une  épreuve  et  un 
obstacle  qu'elle  surmonte  par  la  force  divine  de 
son  principe  intérieur. 

La  première  de  ces  épreuves,  on  peut  bien  le 
dire,  fut  la  mort  ignominieuse  de  Jésus.  Elle  fut 
surmontée  par  la  foi  à  la  résurrection,  qui,  dès 
l'abord,  fut  la  foi  à  la  vie  immortelle  du  Crucifié 
bien  plus  qu'au  fait  initial  qui  est  suggéré  à  notre 
esprit  par  le  mot  de  résurrection.  La  prédication 
apostolique  n'insistait  pas  sur  les  circonstances 
de  cette  résurrection,  mais  sur  l'existence  du 
Ressuscité.  Jésus  était  vivant,  et  non  seulement 
vivant,  mais  exalté  en  gloire  et  en  puissance, 
Seigneur  et  Christ  auprès  de  Dieu,  en  attendant 
qu'il  parût  dans  l'avènement  final  du  royaume 
des  cieux.  Cette  détermination  de  la  croyance, 
même  appuyée  sur  les  apparitions  du  Sauveur  et 
sur  les  Ecritures,  fut  un  grand  acte  de  foi,  sans 


lequel  le  mouvement  évangélique  tombait,  etl 
naissant,  devant  l'incrédulité  juive.  Elle  sauvait 
l'idée  messianique  dans  son  application  à  Jésus 
et  permettait  au  christianisme  de  s'affirmer  en 
face  du  judaïsme.  Elle  ne  se  constitua  pas  subi- 
tement, par  un  seul  trait  de  lumière  qui  l'aurait 
tout  à  coup  révélée  aux  douze  apôtres.  La  tradi- 
tion a  gardé  le  souvenir  des  doutes  qui  se  pro- 
duisirent parallèlement  aux  premières  appari- 
tions du  Christ,  et  du  travail  réfléchi  par  lequel 
la  foi  acquise  chercha  sa  justification  dans  les 
Ecritures.  Mais  cette  christologie,  qui  était  vrai- 
ment une  christologie,  puisqu'elle  représentait 
une  simple  évolution  de  l'idée  messianique  et 
tenait  encore  tout  entière  dans  la  notion  du 
Messie,  n'était  que  provisoirement  suffisante. 

La  seconde  épreuve  fut  l'entrée  de  la  foi  nou- 
velle dans  le  monde  païen.  Celui  qu'elle  rencon- 
tra d'abord  n'était  point  le  monde  de  la  haute 
culture  intellectuelle.  C'est  pourquoi  le  problème 
qui  se  posa  aussitôt  ne  concernait  point  le 
rapport  transcendant  qui,  dans  une  concep- 
tion philosophique  de  l'univers,  devait  unir  le 
Christ  à  Dieu.  On  avait  dit  aux  Juifs  :  Jésus  est 
le  Messie  prédit  par  les  prophètes  ;  il  faut  écou- 


—  122  — 

ter  le  message  de  pénitence  qu'il  apportait  et 
que  ses  disciples  répètent  maintenant,  si 
l'on  veut  être  admis  en  son  nom  et  par  lui- 
même  dans  le  royaume  de  Dieu.  Que  dirait-on 
aux  païens  ?  Si  Jésus  n'est  venu  que  pour  les 
Juifs,  sa  mission  ne  signifie  rien  pour  les  Gentils, 
et  il  est  bien  inutile  de  leur  prêcher  la  foi  au  libé- 
rateur d'Israël.  S'inspirant  de  l'esprit  bien  plus 
que  de  la  lettre,  Paul  trouve  à  l'Evangile,  au 
rôle  et  à  la  personne  de  Jésus,  une  signification 
universelle.  Comme  l'Evangile  n'établissait  que 
des  conditions  morales  pour  Fadmission  au 
règne  de  Dieu,  le  grand  Apôtre  déclare  que  les 
Gentils  peuvent  y  avoir  accès  et  qu'ils  y  sont 
appelés  comme  les  Juifs  ;  quoiqu'il  n'ait  parlé 
qu'à  ceux-ci,  Jésus  est  venu  tout  aussi  bien 
pour  ceux-là  ;  il  est  le  Sauveur  des  hommes  ; 
ce  n'est  pas  seulement  aux  Juifs  qu'il  apporte  le 
salut  par  la  rémission  des  péchés  ;  sa  mort  est 
l'expiation  qui  réconcilie  avec  Dieu  l'humanité 
entière.  Jésus  est  l'homme  de  l'humanité,  comme 
le  premier  père  de  celle-ci,  Adam,  mais  avec  cette 
différence,  que  le  premier  homme  a  livré  par  son 
péché  l'humanité  à  la  mort,  tandis  que  Jésus, 
mort  et  ressuscité,  sauve  du  péché  et  de  la  mort 


—  123  — 

l'humanité  croyante.  Jésus  est  «  l'homme  cé- 
leste 1  »  qui  était  prédestiné  par  Dieu  et  qui 
préexistait  auprès  de  lui,  pour  venir,  au  temps 
marqué  par  la  Providence,  réparer  la  faute  de 
«  l'homme  terrestre  »,  détruire  le  péché  et  ses 
suites,  sauver  le  monde  par  la  foi. 

Telles  sont  les  idées  que  Paul  exprime  quand 
il  est  entré  dans  la  pleine  conscience  de  sa  voca- 
tion; mais,  bien  qu'il  soit  impossible  de  suivre  le 
travail  de  sa  pensée  depuis  le  temps  de  sa  con- 
version jusqu'à  celui  où  il  écrivit  ses  E pitres,  il 
est  à  croire  que  sa  doctrine  s'est  élaborée  au  fur 
et  à  mesure  que  l'ont  réclamé  les  circonstances,  le 
développement  de  son  activité,  l'opposition  qu'il 
a  rencontrée  du  côté  des  Juifs,  et  l'hésitation 
qu'il  a  trouvée  chez  les  anciens  apôtres,  dont  il 
s'était  constitué  l'auxiliaire.  Les  Juifs,  en  refu- 
sant de  l'entendre,  l'avaient  poussé  vers  les 
païens  ;  la  conversion  des  païens  posait  le  pro- 
blème du  salut  pour  les  Gentils  et  de  ses  condi- 
tions. Paul  a  vu  la  vraie  solution  et  il  a  cherché 
à  la  justifier  par  les  prophéties  et  les  figures  de 
l'Ancien    Testament.     Nul    ne    peut    contester 

1.  I  Cor.  xv,  47-48. 


aujourd'hui  que  sa  thèse  n'ait  valu  infînimeni 
mieux  que  ses  arguments. 

Sa  foi  lui  a  suggéré  la  thèse  ;  mais  la  définition 
de  cette  thèse  ne  laisse  pas  d'être  conditionnée 
par  l'ensemble  des  idées  que  l'apôtre  tenait  de 
son  éducation  rabbinique,  et  l'on  peut  en  dire 
autant  de  ses  preuves.  La  théorie  de  Paul  est 
conçue  en  vue  des  Juifs  et  des  judaïsants,  pour 
justifier  l'introduction  des  Gentils  dans  l'Eglise 
et  l'autonomie  du  christianisme.  Elle  ne  pouvait 
longtemps  suffire  aux  besoins  des  païens  instruits 
qui  ne  se  contentaient  pas,  comme  les  simples 
gens,  d'un  judaïsme  dégagé  des  observances 
légales  et  du  particularisme  religieux.  C'est  pour- 
quoi l'on  découvre  déjà  dans  Paul  lui-même,  au 
moins  dans  ses  dernières  Epîtres,  le  rudiment  de 
spéculations  où  un  rôle  cosmologique  est  attri- 
bué au  Christ,  qui  n'est  plus  seulement  l'agent 
médiateur  du  salut  des  hommes,  mais  l'agent 
intermédiaire  de  la  création. 

Une  nouvelle  épreuve  de  la  foi  se  présentait  : 
quel  était  le  rapport  du  Christ  Sauveur  avec  le 
Dieu  éternel  et  l'économie  de  l'univers  ?  La  spé- 
culation judéo-alexandrine  avait  identifié  le  Dieu 
des  Juifs  au  Dieu  des  philosophes  grecs.  Philon 


—  125  — 

identifia  le  Logos,  suprême  raison  et  idées  éter- 
nelles, à  la  Sagesse  de  l'Ancien  Testament,  qui 
assistait  le  Créateur  dans  toutes  ses  œuvres. 
L'abîme  que  la  philosophie  hellénique  percevait 
entre  Dieu  et  le  monde  se  trouvait  comblé  par 
cette  personnification  demi-abstraite,  demi- 
réelle,  qui  reliait  le  monde  à  Dieu.  Paul  assigne 
hardiment  cette  place  au  Christ  éternel,  imagé 
du  Dieu  invisible,  premier  né  de  toute  créature, 
par  qui  et  pour  qui  tout  a  été  fait,  en  qui  tout 
subsiste,  premier  en  tout,  dans  le  monde  phy- 
sique, pour  l'amener  à  l'existence,  et  dans  le 
monde  moral,  pour  rétablir,  par  sa  mort  et  sa 
résurrection,  la  paix  au  ciel  et  sur  la  terre  K 

Dans  cette  conception,  la  carrière  terrestre  de 
Jésus  ne  semble  avoir  de  signification  que  par  sa 
mort.  L'auteur  de  TEpître  aux  Hébreux  com- 
plète l'idée  de  Paul.  Pour  lui  aussi,  le  Fils  est  la 
splendeur  de  la  gloire  divine  et  l'image  de  la 
substance  incréée  2  ;  mais,  dans  sa  mission  ter- 
restre, il  est  le  grand  prêtre  qui  s'est  fait  sem- 
blable   aux    hommes    ses   frères,    qui  a   connu 


1.  Col.  i,  15-20. 

2.  Hébr.  i,  3. 


—  126  — 

toutes  leurs  misères,  qui  a  été  éprouvé  par  toutes 
leurs  douleurs,  afin  de  pouvoir  leur  être  secou- 
rable  *,  et  qui  s'est  acquitté  ainsi  de  sa  fonction 
sacerdotale,  accomplissant  finalement  par  une 
seule  immolation,  qui  était  sa  propre  mort,  l'ex- 
piation de  tous  les  péchés. 

Mais  la  vie  de  Jésus  n'a-t-elle  que  cette  impor- 
tance morale  ?  L'auteur  du  quatrième  Evangile  y 
découvre  la  révélation  même  du  Logos,  du  Verbe 
divin  :  le  Logos,  incarné  en  Jésus,  s'est  manifesté 
aux  hommes  comme  une  source  de  vie  et  de  lumière 
éternelles  ;  il  est  devenu  réellement  tel  pour  l'hu- 
manité  depuis  que  le  Christ  est  remonté  au  ciel  et 
que  son  Esprit  opère  dans  l'Eglise  la  régénération 
des  hommes  à  la  vie  immortelle.  Maintenant  le 
chrétien  peut  sans  crainte  rendre  compte  de  sa  foi 
devant  les  sages  de  ce  monde  ;  en  même  temps 
que  la  plus  vivante  des  religions,  la  plus  effi- 
cace des  doctrines  morales,  le  christianisme  est 
la  plus  belle  des  philosophies. 

Tout  n'était  pas  dit  cependant,  et  la  foi  avait 
encore  à  trouver  le  moyen  de  concilier  entre 
elles  la  réalité  de  l'histoire  évangélique,  la  théo- 

1.  Hébr.  ii,  10,  18  ;  m,  ï;  v,  7-10. 


—  127  — 

rie  de  Paul  et  celle  de  Jean,  pour  en  faire  un 
système  coordonné.  Le  Verbe  et  l'Esprit,  qui 
sont  de  Dieu,  sont-ils  des  personnalités  divines 
réellement  distinctes  du  Père  créateur  ?  Ce  pro- 
blème était  assez  ardu  :  le  sens  chrétien  finit 
par  le  trancher  dans  le  sens  de  l'affirmative. 
Mais  aussitôt  se  posa  la  question  du  rapport 
entre  le  Père  et  les  autres  personnes  divines, 
surtout  celle  du  Verbe-Christ.  Le  Verbe  est  de 
Dieu,  et  personnellement  distinct  du  Père  :  est- 
il  Dieu  absolument,  et  s'il  est  le  «  premier  né  de 
la  création  »,  comme  l'a  dit  saint  Paul,  ne  serait- 
il  que  la  première  des  créatures  ?  Arius  dit  oui. 
Athanase  et  le  concile  de  Nicée  répondirent  non. 
Le  Verbe  devait  être  consubstantiel  au  Père. 
Restait  à  définir  son  rapport  avec  l'humanité  du 
Christ.  Pouvait-on  dire  que  Jésus  était  person- 
nellementéternel  et  consubstantielà  Dieu?  Apol- 
linaire crut  trouver  la  solution  de  la  difficulté  en 
admettant  que  le  Verbe  avait  tenu,  à  l'égard  de 
l'humanité  et  dans  l'humanité  de  Jésus,  la  place 
de  l'âme  spirituelle.  L'Eglise  le  condamna  : 
Jésus  avait  été  homme  parfait.  Donc,  conclut 
Nestorius,  il  était  une  personne  humaine  indis- 
solublement unie  par  un  lien  moral  à  la  personne 


-  128  — 

divine  du  Verbe.  Nestorius  est  condamné  :  il  ne 
faut  pas  diviser  le  Christ,  qui  est  un.  S'il  est  un, 
la  nature  humaine  est  incorporée  à  la  divinité, 
dit  Eutychès,  et  l'unité  de  nature  est  impliquée 
dans  l'unité  de  personne.  Le  Christ  ne  serait  pas 
homme  si  la  nature  humaine  ne  subsistait  en  lui 
à  côté  de  la  nature  divine,  déclare  le  concile  de 
Chalcédoine.  Le  cinquième  concile  œcuménique 
ajoute  qu'elle  est  unie  substantiellement  au  Verbe 
et  subsistant  dans  le  Verbe.  Enfin  l'on  se 
demande  si  l'unité  de  personne  n'entraîne  pas 
l'unité  de  volonté  :  le  sixième  concile  maintient 
deux  volontés  et  deux  opérations,  pour  faire 
droit  aux  deux  natures. 

Le  dogme  christologique  était  désormais  fixé, 
autant  du  moins  qu'il  pouvait  l'être  en  partant 
des  données  traditionnelles  et  de  la  philosophie 
antique.  C'est  évidemment  par  rapport  à  cette 
philosophie  que  la  définition  progressive  du 
dogme  avait  un  sens  complet.  Si  le  problème  qui 
a  passionné  et  absorbé  durant  des  siècles  les  pen- 
seurs chrétiens  se  pose  maintenant  de  nouveau, 
c'est  beaucoup  moins  parce  que  l'histoire  en  est 
mieux  connue,  que  par  suite  du  renouvellement 
intégral  qui   s'est   produit  et  qui   se   continue 


—  129  — 

dans  la  philosophie  moderne.  La  simple  con- 
naissance de  l'histoire  du  dogme  ne  soulève 
aucune  difficulté  nouvelle  devant  l'intelligence 
du  croyant;  elle  lui  apprend  seulement  comment 
les  difficultés  anciennes  ont  été  résolues.  Mais 
une  meilleure  et  tout  autre  connaissance  de 
l'univers  et  du  globe  terrestre,  de  l'histoire 
humaine,  de  l'homme  lui-même,  a  changé  la 
face  de  la  science,  en  sorte  que  l'on  peut  dire,  sans 
exagération,  que  le  croyant,  en  possession  du 
dogme  traditionnel,  se  trouve,  à  l'égard  du  monde 
contemporain,  dans  la  même  situation  que  les 
premiers  apôtres  lorsqu'ils  apportaient  la  foi  du 
Messie  au  monde  gréco-romain. 


III 


11  est  donc  aisé  de  voir,  et  vous,  Monsei- 
gneur, l'aviez  vu  dès  l'abord,  pourquoi  j'ai  pu 
écrire  les  deux  premiers  chapitres  de  mon  petit 
livre  sans  parler  de  la  divinité  du  Christ.  Comme 
je  n'avais  pas  à  faire  valoir  les  probabilités 
rationnelles  de  cet  article  de  foi,  mais  à  exposer 
la  forme  historique  de  l'Evangile,  je  ne  pouvais 

A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre.  9 


—  430  — 

signaler  ni  défendre  comme  élément  de  la 
prédication  évangélique  une  doctrine  qui,  prise 
à  la  rigueur,  apparaît  seulement  à  l'historien 
dans  le  courant  traditionnel,  lorsque  l'Evangile 
eut  été  porté  aux  Gentils.  La  divinité  de  Jésus 
n'est  pas  un  fait  de  l'histoire  évangélique  dont 
on  puisse  vérifier  critiquement  la  réalité,  mais 
c'est  la  définition  du  rapport  qui  existe  entre  le 
Christ  et  Dieu,  c'est-à-dire  une  croyance  dont 
l'historien  ne  peut  que  constater  l'origine  et  le 
développement.  Cette  croyance  appartiendrait 
à  l'enseignement  de  Jésus,  et  l'historien  devrait 
le  reconnaître,  si  le  quatrième  Evangile  était 
un  écho  direct  de  la  prédication  du  Sauveur, 
et  si  la  parole  des  Synoptiques  sur  «  le  Père 
qui  seul  connaît  le  Fils,  et  le  Fils  qui  seul 
connaît  le  Père1  »,  n'était  pas  un  produit  de  la 
tradition.  Mais  le  quatrième  Evangile  est  un  livre 
de  théologie  mystique,  où  l'on  entend  la  voix  de 
la  conscience  chrétienne,  non  le  Christ  de  l'his- 
toire, et  j'ai  expliqué,  dans  L'Evangile  et 
l'Eglise2,  pourquoi  le  passage  de  Matthieu  et  de 


i.   Matth.  xi,  27;  Luc,  x,  22. 
2.  Pp.  45-46  (2  79-80). 


—  131  — 

Luc  a  chance  d'être  un  fruit  de  la  spéculation 
théologique,  l'œuvre  d'un  prophète  chrétien, 
comme  le  quatrième  Evangile.  J'ai  montré,  dans 
une  étude  sur  les  paraboles  l  et  dans  un  com- 
mentaire du  discours  sur  la  montagne2,  que 
Ton  ne  peut  pas  utiliser  sans  discernement  les 
discours  des  trois  premiers  Evangiles.  Mon 
exposé  synthétique  de  l'enseignement  du  Sau- 
veur se  fonde  sur  un  examen  analytique  dont  je 
n'ai  pu  donner  que  les  résultats. 

De  l'Evangile  critiquement  interprété  il  res- 
sort que  Jésus  a  prêché  l'avènement  du  royaume 
des  cieux,  et  qu'il  s'est  fait  connaître  à  ses  dis- 
ciples et  à  ses  juges  comme  le  Messie  prédit 
à  Israël.  Ce  qu'était  le  royaume  des  cieux,  ce 
que  signifiait  le  titre  de  Messie  Fils  de  Dieu, 
je  l'ai  exposé  le  plus  clairement  possible,  en 
m'abstenant,  comme  je  le  devais,  de  faire 
entrer  les  spéculations  théologiques  plus  récentes 
dans  l'enseignement  personnel  du  Sauveur.  En 
quoi  la  notion  évangélique  du  royaume  et  du 
Messie  différait  de  la  notion  commune  des  Juifs, 


1.  Études  évangéliques  (1902). 

2.  Revue  d'histoire  et  de  littérature  religieuses  (1903). 


—  132  — 

je  l'ai  suffisamment  indiqué  en  montrant  que  le 
nationalisme  de  l'idée  avait  disparu,  l'admission 
au  royaume  étant  subordonnée  à  des  conditions 
purement  morales,  et  le  Messie  n'affectant 
aucune  prétention  politique,  mais  prenant  le 
rôle  d'un  prédicateur  de  pénitence  et  de  rénova- 
tion intérieure,  en  attendant  que  Dieu  fît  de  lui  le 
prince  des  justes  élus.  11  est  vrai  que,  dans 
l'Evangile  primitif,  l'idée  universelle  du  salut  et 
du  Sauveur  est  comme  recouverte  encore  par 
celle  du  royaume  annoncé  aux  Juifs  et  du  Mes- 
sie envoyé  à  ceux  qui  l'attendent;  mais  elle 
existe  réellement  sous  cette  forme  particulière, 
comme  un  germe  vivant,  qui  est  tout  prêt  à  faire 
éclater  son  enveloppe  et  qui  la  perce  déjà. 

L'historien  croyant  ne  voit  rien  dans  ces  faits 
qui  puisse  troubler  sa  foi.  Il  ne  s'étonne  pas  que, 
l'avenir  delà  religion  dans  le  monde  tenant  à  son 
évolution  au  sein  du  peuple  juif,  le  grand  Révé- 
lateur apparaisse  dans  les  circonstances  déter- 
minées par  le  développement  antérieur  de  l'es- 
pérance messianique.  C'est  sous  le  symbole  du 
règne  de  Dieu  qu'Israël  est  accoutumé  à  se  repré- 
senter l'avenir  de  la  religion,  de  la  société  reli- 
gieuse et  de  l'homme  religieux  :  Jésus  annoncera 


—  133  — 

le  règne  de  Dieu.  C'est  sous  le  symbole  du  Mes- 
sie qu'Israël  est  habitué  à  se  figurer  la  révéla- 
tion suprême  de  Dieu  dans  l'homme  :  Jésus  sera 
le  Messie.  S'il  n'avait  point  parlé  du  royaume, 
et  s'il  eût  parlé  de  l'union  à  Dieu,  en  employant 
les  termes  mystiques  du  quatrième  Evangile; 
s'il  ne  se  fût  point  avoué  Messie,  et  qu'il  se  fût 
offert  à  ses  auditeurs  galiléens  ou  même  hiéroso- 
lymitains  comme  le  Verbe  incarné,  vie  et  lumière 
du  monde,  il  aurait  été  inintelligible  pour  tous, 
abandonné  de  tous,  et  premièrement  de  ses  dis- 
ciples. Par  le  sens  tout  spirituel  et  moral  qu'il 
attache  au  symbole  juif,  il  le  vivifie  et  lui  com- 
munique une  efficacité  inépuisable.  C'est  en  cela 
que,  pour  la  foi,  apparaît  sa  divinité,  sans  qu'elle 
soit  alors  définie  théologiquement,  parce  que, 
sans  doute,  elle  ne  pouvait  point  l'être.  En  tant 
que  symbole  traditionnel  dont  elle  garde  les 
contours  et  l'économie  logique,  l'idée  messia- 
nique fait  que  Jésus  a  pied  dans  l'histoire  et 
qu'il  agit  dans  le  milieu  où  il  paraît.  Si  divine 
qu'ait  été  la  manifestation  évangélique,  elle  ne 
pouvait,  dans  le  temps  et  le  milieu  où  elle  s'est 
produite,  avoir  que  cette  forme  humaine. 

L'idée     évangélique    du      Messie     contenait 


—  134  — 

le  principe  de  tout  le  développement  christolo- 
gique.  Elle  implique,  en  effet,  la  prédestination 
éternelle  de  celui  qui  doit  apparaître  en  ce 
monde  comme  le  Fils  de  Dieu,  son  exaltation 
finale,  et,  comme  condition  intermédiaire  de  la 
prédestination  et  de  la  gloire,  un  rapport  tout 
particulier  d'union  entre  Dieu  et  l'homme-Christ, 
rapport  qui  n'est  point  la  simple  connaissance- 
du  Dieu  bon,  mais  quelque  chose  d'infiniment 
plus  mystérieux  et  plus  profond,  l'espèce  de 
pénétration  intime  et  ineffable  de  l'homme- 
Christ  par  Dieu,  qui  est  figurée  sensiblement  par 
la  descente  de  l'Esprit  sur  Jésus  baptisé.  La  vo- 
cation de  Jésus  n'est  pas  celle  d'un  prophète  ; 
elle  est  unique  en  son  genre,  et  comme  mission 
providentielle,  et  comme  grâce  de  Dieu.  Prédes- 
tination unique  d'un  être  humain  à  un  rôle 
unique,  auquel  cet  être  humain  est  adapté  par 
une  communication  unique  de  vie  divine  qui 
s'épanouit  en  une  perfection  unique  de  foi,  d'es- 
pérance et  d'amour  ;  voilà  tout  ce  qu'on  trouve 
dans  l'histoire  du  Christ. 

Mais  ce  tout  n'est  pas  peu,  puisque  le  travail 
entier  de  la  pensée  chrétienne,  depuis  Paul,  Jean, 
Justin,  Irénée,  jusqu'aux  derniers  conciles  qui 


ont  fixé  le  dogme,  tend  à  définir  le  rapport  de- 
prédestination  et  d'union  qui  rattache  Jésus  à 
Dieu.  Le  travail  théologique  n'a  pas  son  point 
de  départ  en  dehors  de  l'histoire,  dans  la  spé- 
culation pure  ;  car  l'explication  hellénique  n'est 
pas  prise  à  côté  du  fait  initial  ;  elle  s'appuie  sur 
le  fait,  elle  coïncide  avec  lui  ;  on  peut  dire  même 
qu'elle  sort  de  lui.  Un  même  tableau  symbo- 
lique, la  descente  de  l'Esprit,  a  pu  figurer  la 
consécration  messianique  de  Jésus,  dans  les 
Synoptiques,  et  l'incarnation  du  Verbe,  dans 
saint  Jean,  parce  que  le  Verbe  aussi  est  esprit 
divin,  et  que  le  rapport  de  l'Esprit  avec  Jésus  est 
conçu  par  Jean  comme  l'incarnation  du  Verbe 
éternel.  La  modalité  de  la  pensée  joh;tnnique 
n'est  pas  juive,  mais  la  substance  de  cette  pen- 
sée était  dans  les  Synoptiques,  et  la  pensée  des 
Synoptiques  reflète  ce  qu'il  est  bien  permis  d'ap- 
peler la  conscience  psychologique  de  Jésus. 
Aucune  solution  de  continuité  ne  se  remarque 
entre  le  fait  et  son  interprétation.  Celle-ci 
n'est  pas  une  fiction  étrangère  à  celui-là; 
réciproquement,  le  fait  évangélique  bien  com- 
pris ne  proteste  pas  contre  l'interprétation 
théologique,  si  on  la  prend  pour  ce  qu'elle  est, 


—  136  — 

et  il  ne  la  détruit  pas.  Si  l'on  peut  dire  que 
cet  enchaînement  réel  et  logique  ne  prouve  pas 
la  vérité  objective  de  l'idée  messianique  etchris- 
tologique,  vérité  qui  se  démontre,  en  effet,  par 
d'autres  moyens,  il  serait  insensé  de  prétendre 
qu'un  tel  enchaînement,  étant  naturel,  ne  con- 
vient pas  à  une  vérité  divine,  comme  si  le  lien 
historique  des  choses  prouvait  que  Dieu  est 
absent  de  l'histoire  ! 

Le  Christ  historique,  dans  l'humilité  de  son 
«  service  »,  est  assez  grand  polir  justifier  la 
christologie,  et  la  christologie  n'a  pas  besoin 
d'avoir  été  enseignée  expressément  par  Jésus 
pour  être  vraie.  Certes,  on  ne  fera  pas  admettre 
au  critique  le  moins  expérimenté  que  Jésus  ait 
enseigné  en  termes  formels,  et  simultanément, 
la  christologie  de  Paul,  celle  de  Jean,  et  la  doc- 
trine de  Nicée,  d'Ephèse  et  de  Chalcédoine. 
L'histoire  des  premiers  siècles  chrétiens  n'est 
concevable  que  s'il  n'en  a  pas  été  ainsi.  Mais  il 
ne  s'ensuit  pas  que  le  travail  théologique  ait  été 
en  pure  perte.  Comment  aurait-il  été  inutile, 
puisqu'il  ne  tendait  pas  à  définir  historiquement 
l'enseignement  de  Jésus,  mais  ce  que  Jésus  était 
pour  la  conscience  chrétienne?  Ce  qu'on  pourrait 


—  137  — 

appeler  la  forme  intime  de  la  conscience  de  Jésus 
au  temps  de  sa  vie  mortelle  échappe  en  grande 
partie  à  l'historien  ;  mais  ce  n'est  pas  non  plus 
ce  que  les  conciles  ont  voulu  définir  ;  car  leur 
construction  doctrinale  n'a  rien  d'une  analyse 
psychologique.  Entre  la  conscience  de  Jésus  et 
ces  définitions  métaphysiques,  il  y  a  la  même 
différence  qu'entre  le  réel  et  l'abstrait.  Les  défi- 
nitions sont,  pour  la  foi,  les  meilleures  qui  aient 
pu  être  données,  eu  égard  à  l'ensemble  des  con- 
ditions et  des  circonstances  où  elles  ont  été 
fixées.  Elles  ne  sont  pas  l'expression  adéquate 
du  mystère  qu'elles  essaient  d'exprimer.  Deman- 
der au  plus  croyant  des  critiques  si  Jésus,  au 
cours  de  sa  vie  terrestre,  avait  conscience  d'être 
le  Verbe  éternel,  consubstantiel  au  Père,  est  lui 
poser  une  question  oiseuse.  L'historien  ne  voit 
pas  que  la  pensée  humaine  du  Christ  ait  été  déter- 
minée selon  les  catégories  de  la  pensée  chrétienne 
des  temps  postérieurs  à  la  diffusion  du  quatrième 
Evangile.  Aussi  répondra-t-il  que  Jésus  n'a  pas 
donné  cet  enseignement  sur  sa  personne;  mais 
le  croyant  ajoutera  que  la  définition  ecclésias- 
tique n'en  est  pas  moins  celle  qui  conve- 
nait à   l'objet   défini.    Le   sentiment  que  Jésus 


138  — 

avait  de  son  union  avec  Dieu  est  au  dessus  de 
toute  définition.  Il  suffît  de  constater  que  l'ex- 
pression qu'il  en  a  donnée  lui-même  est,  autant 
qu'on  peut  la  saisir,  équivalente  en  substance  à 
la  définition  ecclésiastique. 


IV 


Mais  se  peut-il,  objectent  les  théologiens,  que 
le  Christ  ait  ignoré  son  propre  avenir,  l'avenir  de 
son  œuvre,  au  point  de  prédire  la  fin  prochaine 
du  monde  et  d'annoncer  à  ses  disciples  qu'ils  en 
seraient  témoins  ?  Est-ce  que  Jésus  n'a  pas  pénétré 
tout  le  secret  des  choses  passées  et  futures,  tout 
ce  que  Dieu  lui-même  connaît,  à  la  réserve  des 
possibilités  qui  ne  doivent  jamais  être  réalisées? 

Cette  science  illimitée  du  Christ  n'est  pas  une 
donnée  d'histoire,  et  ce  n'est  pas  même  une  don- 
née ferme  de  la  tradition  pa  tris  tique.  Le  critique 
ne  connaît  cette  thèse  que  dans  l'histoire  de  la 
théologie.  Où  veut-on  qu'il  aille  chercher  la 
pensée  de  Jésus,  sinon  dans  son  enseignement 
authentique?  Il  ne  pourrait  lui  attribuer  une 
science  sans  bornes  que  dans  une  hypothèse, histo- 


—  139  — 

riquement  inconcevable  et  déconcertante  pour  le 
sens  moral,  en  admettant  que  le  Christ,  comme 
homme,  avait  la  science  de  Dieu,  et  qu'il  a  déli- 
bérément abandonné  ses  disciples  et  la  postérité 
à  l'ignorance  et  à  Terreur  sur  quantité  de  choses 
qu'il  pouvait  révéler  sans  le  moindre  inconvé- 
nient. Une  conjecture  déshonorante  pour  l'homme 
de  génie  qui  en  serait  l'objet  ne  se  recommande 
pas  à  l'historien  quand  il  s'agit  du  Christ.  Le 
théologien  peut  s'y  complaire,  s'il  la  croit  indis- 
pensable. Il  peut  se  représenter  le  Sauveur 
dissimulant  son  savoir  infini  et  entretenant 
son  entourage  dans  l'ignorance.  Ne  ferait-il 
pas  mieux,  cependant,  avant  de  rien  affir- 
mer sans  preuve,  de  vérifier  la  solidité  de  sa 
théorie,  de  considérer  si  la  science  qu'il  prête  à 
Jésus  est  réalisable  dans  un  cerveau  d'homme, 
dans  un  être  vivant  sur  la  terre,  si  elle  est  com- 
patible avec  les  conditions  de  l'existence  pré- 
sente, delà  vie  morale  et  du  mérite  humain? 

J'ai  lu,  Monseigneur,  il  n'y  a  pas  longtemps, 
un  passage  de  Fénelon  qui  m'a  beaucoup  frappé. 
Critiquant  les  idées  de  Malebranche  sur  l'In- 
carnation, l'immortel  écrivain  s'exprime  ainsi  : 
«  Dieu  ne  pouvait-il  pas...  unir  le  Verbe  à  une 


—  140  — 

âme  qu'il  aurait  créée  d'une  intelligence  plus 
étendue  et  plus  parfaite  que  celle  de  Jésus- 
Christ?...  Si  l'auteur  dit  que...  Tordre  a  dû 
choisir  pour  l'union  h  y  posta  tique  1  âme  la  plus 
parfaite  de  toutes  celles  qui  étaient  possibles,... 
il  me  restera  à  lui  demander  comment  est-ce 
que  Târne  de  Jésus-Christ,  qui  est  une  intelli- 
gence bornée,  est  la  plus  parfaite  de  toutes  les 
âmes  que  Dieu  pouvait  produire1.  »  A  faculté 
limitée  on  ne  peut  attribuer,  dans  l'ordre 
terrestre  de  la  vie,  un  objet  sans  limites.  Quand 
nos  théologiens  disent  que  la  personne  du  Christ 
aurait  toujours  connu,  par  sa  science  divine, 
ce  que  sa  science  humaine  aurait  pu  ne  pas 
contenir,  en  sorte  que  Jésus,  au  moins  dans 
l'étage  supérieur  de  son  être,  ne  pouvait  rien 
ignorer,  j'ai  peur  que  les  vrais  philosophes  ne 
se  croient  en  présence  d'une  construction  méca- 
nique et  artificielle,  non  d'une  conception  ration- 
nelle, et  que  le  sublime  de  la  théorie  ne  leur 
semble  pas  exempt  de  fragilité. 

Tout  se  passe,  dans  la  carrière  du  Sauveur, 
comme  si  cette  science  extraordinaire  n'existait 

\.  Réfutation  du  système  du  P.  Malebranche,  c.  xxyi. 


—  141  — 

pas.  L'historien  n'a  pas  à  résoudre  des  difficultés 
et  des  contradictions  qui  naissent  uniquement 
sur  le  terrain  de  la  théologie  scolastique,  lorsque 
celle-ci,  ayant  réglé,  par  des  syllogismes  abstraits 
et  des  raisons  de  convenance,  l'amplitude  de  la 
science  du  Christ,  rencontre  des  textes  qui  ne 
s'accordent  pas  avec  son  idée.  Il  ne  songera 
pas  à  torturer  les  documents  évangéliques  et  sa 
propre  intelligence  pour  trouver  que  Jésus,  en 
parlant  du  prochain  avènement  du  royaume 
céleste,  réservait  des  siècles  infinis  avant  la  con- 
sommation du  monde;  et  tout  en  faisant  la  part 
de  ce  que  la  tradition  primitive  a  pu  ajouter  sur 
ce  point  aux  déclarations  du  Maître,  il  se  gar- 
dera bien  d'affirmer  que  les  apôtres  ont  créé  de 
toutes  pièces  la  perspective  prochaine  de  l'avène- 
ment messianique.  Il  sait  que,  dans  ce  cas,  la 
presque  totalité  des  discours  du  Sauveur  seraient 
à  regarder  comme  apocryphes,  en  sorte  que,  pour 
avoir  voulu  relever  la  science  du  Christ,  on  abou- 
tirait à  ne  plus  rien  connaître  de  ce  qu'il  a  ensei- 
gné, on  prêterait  aux  disciples  une  foi  différente 
de  celle  qu'il  avait  prêchée,  et  Ton  fonderait 
l'Eglise  sur  un  énorme  contresens.  Se  jettera 
qui  voudra  dans  cette  voie  de  néant.  Je  me  con- 


—  142  — 

tente  de  penser  que  Jésus,  autant  qu'il  est  per- 
mis d'en  juger  par  les  documents  les  plus  cer- 
tains de  sa  prédication,  a  conçu  et  présenté 
le  mystère  de  Dieu  et  du  salut  sous  la  forme  la 
plus  pure  et  la  plus  accessible,  eu  égard  aux  con- 
ditions où  il  exerça  son  ministère.  Ni  la  pensée 
humaine  ni  le  langage  humain  ne  sont  faits  pour 
contenir  la  révélation  totale  de  Dieu,  pour  expri- 
mer en  même  temps  tous  les  aspects  de  l'éter- 
nelle vérité. 

On  peut  dire  de  l'enseignement  de  Jésus  ce 
qui  est  vrai  de  la  révélation  biblique  en  général, 
à  savoir,  que  cet  enseignement  n'est  pas  donné 
indépendamment  des  conceptions  antiques  sur  le 
système  du  monde,  ni  comme  si  celui  qui  appor- 
tait la  vérité  salutaire  avait  été  en  dehors  de  l'hu- 
manité. La  notion  du  Dieu  créateur  ne  se  présente 
pas  autrement  dans  l'Evangile  que  ne  le  permet  la 
connaissance  du  monde  créé;  la  notion  du  Dieu 
providence  ne  se  présente  pas  autrement  que  ne 
le  permet  la  connaissance  de  l'histoire;  la  notion 
du  Christ  sauveur  ne  se  présente  pas  autrement 
que  ne  le  permet  l'espérance  messianique 
d'Israël.  Le  caractère  essentiellement  religieux 
et  moral   de   ces  notions  lait  qu'elles  sont  uni- 


—  143  — 

verselles  d'esprit  et  de  principe.  Elles  n'en  sont 
pas  moins  déterminées  très  particulièrement  et 
relativement  au  milieu  et  au  temps  où  l'histo- 
rien les  voit  se  manifester.  Les  conditions  de  la 
connaissance  religieuse,  même  dans  Tordre  de 
la  révélation,  qui  ne  change  pas  la  qualité  de 
l'esprit  humain  ni  les  formes  de  son  activité,  ne 
permettent  pas  que  la  représentation  des  vérités 
les  plus  essentielles  soit  autre  chose  que  relative 
et  imparfaite,  enfermée  qu'elle  est  dans  des  svm 
boles  qui  ne  figurent  ces  vérités  que  par  analo- 
gie, sans  les  exprimer  adéquatement.  Saint  Paul 
n'emploie-t-il  pas  à  ce  propos  les  mots  de  mirage 
et  d'énigme  1  ? 

Il  n'y  a,  pour  l'interprète  de  l'Evangile,  que 
deux  attitudes  conformes  à  la  saine  raison  : 
celle  de  l'historien  qui  prend  l'Evangile  tel 
qu'il  est  et  qui  s'efforce  d'analyser  le  caractère 
et  la  signification  originelle  des  textes  ;  et 
celle  de  l'Eglise,  qui,  sans  avoir  autrement 
égard  aux  limitations  du  sens  primitif,  tire  de 
l'Evangile  l'enseignement  qui  convient  aux 
besoins    des    temps    nouveaux.     Le    devoir    de 

1.  I  Cor.  xii,  12. 


—  144  — 

l'historien  est  de  s'en  tenir  au  sens  primitif; 
le  droit  de  l'Eglise  est  de  ne  pas  s'y  enfermer. 
Ni  pour  l'un  ni  pour  l'autre  la  distinc- 
tion de  l'absolu  et  du  relatif  en  matière  de 
vérité  n'est  un  moyen  d'exégèse,  attendu  que 
l'historien  ne  perçoit  l'absolu  dans  l'Evangile, 
et  que  l'Eglise  ne  l'enseigne  que  sous  des 
espèces  relatives.  Ce  serait  temps  perdu  de 
vouloir  tracer  dans  l'Ecriture,  et  je  crois  bien 
qu'on  pourrait  ajouter,  dans  la  pensée  même  de 
Jésus,  des  compartiments  pour  l'absolu  et 
d'autres  pour  le  relatif  ;  les  deux  sont  dans 
l'Evangile  aussi  inséparables  que  dans  le  monde, 
l'un  portant  l'autre,  et  celui-ci  manifestant  impar- 
faitement celui-là.  Pour  le  critique,  interpréter 
les  prévisions  de  Jésus  d'après  la  connaissance 
que  l'on  a  maintenant  de  l'histoire  chrétienne 
serait  les  altérer  gravement.  Cependant  nul  ne 
peut  reprocher  à  l'Eglise  de  n'enseigner  poin^ 
que  la  fin  du  monde  devait  arriver  au  terme  de 
la  génération  apostolique,  ou  qu'elle  arrivera 
au  terme  de  la  génération  contemporaine. 

L'Eglise  a  qualité  pour  dégager  constamment 
du  symbole  ancien  les  applications  que  com- 
porte une  situation  qui  ne  cesse  pas  de  se  renou- 


—  145  — 

vêler.  Elle  a  toujours  eu  autre  chose  à  faire 
:  que  de  philosopher  sur  le  rapport  de  ces  appli- 
cations avec  la  forme  historique  de  l'Evangile  ; 
mais  le  critique  ne  peut  se  faire  illusion  sur  ce 
rapport,  et  sans  doute  on  n'est  point  sacrilège 
pour  le  constater. 

Des  personnes  qui  font  profession  de  montrer 
la  parfaite  harmonie  de  l'Evangile  avec  les  néces- 
sités de  la  vie  présente,  l'équité  sociale,  l'ordre 
politique  et  le  progrès,  ont  pu  se  scandaliser 
en  trouvant  dans  mon  livre  que  Jésus  n'a  mani- 
festé qu'indifférence  à  l'égard  de  tous  ces  objets 
temporels.  C'est  un  fait.  Si  j'avais  découvert 
dans  l'Evangile  un  programme  de  civilisation, 
ou  lidéal  de  la  démocratie  chrétienne,  je  me 
serais  empressé  d'en  avertir  mes  lecteurs.  Comme 
cet  idéal,  dans  la  forme  qu'il  revêt  maintenant, 
est  de  date  récente,  je  n'avais  été,  pour  ma  part, 
aucunement  surpris  de  ne  le  rencontrer  point 
dans  les  textes.  Mais  en  reproduisant  ce  qui 
m'a  paru  être  la  physionomie  historique  de 
l'Evangile,  je  n'ai  pas  prétendu  que  le  chré- 
tien d'aujourd'hui  doive  se  désintéresser  des 
problèmes  sociaux,  des  intérêts  de  son  pays,  de 
la  science  et  de  la  civilisation.  Tout  mon  livre 
A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre.  10 


-   146  — 

tend,  au  contraire,  à  prouver  que  le  principe  évan- 
gélique,  nonobstant  les  limitations  inévitables 
de  sa  manifestation  initiale,  est  une  source  iné- 
puisable de  progrès  humain,  par  sa  puissance 
indéfinie  d'adaptation  aux  conditions  variables 
de  l'humanité.  Jésus  n'a  pas  fait  profession  de 
science,  et  les  apôtres  étaient  des  gens  peu  culti- 
vés ;  le  Nouveau  Testament  n'est  pas  un  traité 
d'économie  sociale,  et  l'Apocalypse  n'a  pas  été 
écrite  pour  améliorer  les  conditions  du  proléta- 
riat. Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  pour  être 
en  notre  temps  un  chrétien  selon  l'Evangile,  il  faut 
avoir  souci  de  toutes  ces  choses  dont  l'Evangile 
ne  parle  pas  ;  car  elles  contribuent  à  l'avène- 
ment du  règne  de  justice  et  de  bonheur  qui  est 
désigné  dans  l'Evangile  sous  le  nom  de  royaume 
des  cieux.  Que  tous  les  apologistes  de  la  reli- 
gion et  les  démocrates  chrétiens  me  pardonnent! 
Je  crois,  dans  mon  humble  métier  d'exégète,  en 
rendant  intelligible,  selon  mon  pouvoir,  un  livre 
tel  que  la  Bible,  travailler  comme  eux  au  pro- 
grès de  l'humanité  par  le  christianisme.  Pour- 
tant la  critique  n'est  point  recommandée  dans 
l'Evangile,  et  ce  ne  sont  pas  les  écrivains  du 
Nouveau  Testament  qui  me  l'ont  enseignée. 


J  47  — 


De  ce  que  Jésus  est  entré  dans  l'histoire,  il  ne 
suit  nullement  qu'il  ne  la  domine  pas  ;  de  ce 
qu'il  a  vécu  et  parlé  en  homme,  il  ne  suit 
pas  qu'il  n'ait  point  été  Dieu.  Mais  c'est  comme 
homme  qu'il  a  vécu  notre  vie  et  parlé  notre  lan- 
gage. Le  dogme  de  l'union  hypostatique,  de 
l'association  des  deux  natures,  la  divine  et  l'hu- 
maine, dans  la  personne  du  Verbe  Fils  de  Dieu, 
ne  change  pas  les  conditions  du  témoignage 
historique  concernant  l'existence,  les  œuvres, 
l'enseignement  de  Jésus.  L'historien,  faut-il  le 
répéter  encore,  connaît  ce  dogme  comme  une 
définition  théorique,  élaborée  au  cours  des  pre- 
miers siècles  chrétiens,  non  comme  une  réalité 
vérifiable  et  directement  attestée  par  les  docu- 
ments de  l'histoire.  Gomme  je  l'ai  dit  plus  haut, 
les  éléments  essentiels  de  la  notion  du  Messie 
ont  été  ainsi  expliqués  en  doctrine  métaphy- 
sique. L'exégète  critique  n'a  donc  pas  à  violen- 
ter le  sens  des  textes  synoptiques  pour  les  accor- 
der avec  ceux  de  Jean  et  les  définitions  des  pre- 
miers conciles.  Ce  qu'il  constate  est  que  la  théorie 


—  U8  — 

cbristologique  est  une  explication  transcendante 
du  fait  historique.  Le  critique  catholique  admet 
la  vérité  de  cette  interprétation,  comme  celle 
de  tout  autre  dogme  ;  il  en  accepte  la  formule 
comme  l'expression  autorisée  de  la  foi  qui,  née 
de  la  parole  du  Christ  et  du  fait  évangélique, 
est  allée  se  précisant  dans  la  conscience  chré- 
tienne. 

N'est-il  pas  vrai,  Monseigneur,  que  la  concilia- 
tion de  la  théorie  avec  l'histoire  n'irait  pas  sans 
difficulté,  si  l'on  voulait  que  la  théorie  fût 
l'exacte  expression  de  l'histoire?  Quand  Jésus 
répond  à  un  homme  qui  l'appelait  «  bon 
maître  »  :  «  Pourquoi  m'appelles-tu  bon  ?  Il  n'y  a 
que  Dieu  qui  soit  bon  1  »  ;  quand  il  fait  cet  acte  de 
résignation  :  «  Père,  que  ta  volonté  se  fasse,  non 
la  mienne  2  »,  le  sens  naturel  de  ses  paroles 
n'est  pas  en  rapport  avec  la  théorie,  et  le  qua- 
trième Évangile  ne  lui  prêterait  pas  de  semblables 
discours.  Le  critique  ne  suspectera  pas  pour 
cela  l'authenticité  de  ces  déclarations,  qui,  en 
toute  hypothèse,  correspondraient  à   une  autre 


1.  Marc,  x,  17-18. 

2.  Marc,  xiv,  36. 


—  149  —    . 

christologie  que  celle  de  Jean  ;  car  la  théorie  ne 
l'instruit  pas  sur  la  vie  intime  du  Sauveur.  En  soi, 
le  dogme  est  une  construction  doctrinale  que  le 
théologien  est  enclin  à  interpréter  comme  une 
réalité  psychologique,  sauf  à  créer,  pour  la  cir- 
constance, une  psychologie  spéciale,  qui  n'est 
pas  une  psychologie,  puisqu'elle  n'est  pas 
fondée  sur  l'observation,  mais  sur  des  rai- 
sonnements dont  le  point  de  départ  est  une 
interprétation  non  historique  de  l'Evangile.  Le 
théologien  conçoit  deux  intelligences  et  deux 
volontés  distinctes,  on  peut  dire  deux  cons- 
ciences qui  sont  comme  superposées,  avec  péné- 
tration réciproque,  la  conscience  humaine  étant 
entièrement  subordonnée  à  la  conscience  divine, 
et  l'homme-Ghrist,  tout  en  ayant  conscience 
d'être  homme,  ayant  conscience  d'être  Dieu.  On 
ne  reconnaît,  dans  cette  doctrine,  ni  la  psycho- 
logie que  laissent  entrevoir  les  Synoptiques,  ni  la 
simple  théologie  de  Jean,  mais  une  combinaison 
des  deux,  avec  prédominance  de  l'élément  johan- 
nique.  Si  autorisée  qu'elle  soit,  cette  théorie  a 
plutôt  besoin  |d'être  expliquée  maintenant  par  le 
théologien  exégète,  qu'elle  ne  fournit  de  lumière 
a  l'interprétation  historique  de  l'Evangile. 


.    _  159    - 

La  gravité  du  problème  ne  m'échappe  nulle- 
ment, et  ce  n'est  pas  sans  réflexion  que  je  le 
pose.  Je  n'ai  pas  besoin,  Monseigneur,  de  vous 
dire  pourquoi  je  ne  puis  me  résoudre  à  le  for- 
muler en  latin  et  à  l'adresser,  dûment  cacheté, 
aux  douze  théologiens  les  plus  éminents  de 
notre  Eglise.  Les  théologiens  éminents  qui 
parlent  latin  ne  sont  pas  toujours  disposés  à 
répondre  aux  questions  difficiles.  Et  vraiment 
ce  n'est  pas  en  notre  pays  de  France,  après  Renan, 
que  l'on  peut  étonner  un  lecteur,  j'entends  un 
lecteur  non  ecclésiastique,  en  soulevant  les 
questions  les  plus  épineuses.  N'ont-ils  pas  tranché 
pour  leur  propre  compte,  et  trop  vite,  hélas  !  le 
problème  du  Christ  et  le  problème  de  Dieu,  tous 
ces  laïques  instruits,  qui,  baptisés  et  élevés  dans 
l'Eglise  catholique,  s'en  éloignent  quand  ils  ont 
atteint  l'âge  d'homme,  parce  que  notre  enseigne- 
ment religieux  leur  paraît  conçu  en  dépit  de  la 
science  et  en  dépit  de  l'histoire?  N'est-ce  pas 
déjà  beaucoup  faire  pour  eux  que  de  montrer 
qu'on  n'ignore  pas  leurs  difficultés,  qu'on  ne 
méprise  pas  leur  délicatesse  d'esprit,  que  l'on 
pense  à  eux  et  qu'on  voudrait  frayer  le  chemin 
qui  les  ramènerait  au  bercail  ? 


—    loi   — 

C'est  à  l'Eglise  assurément  qu'il  appartient 
d'interpréter  ses  formules  au  point  de  vue  de  la 
foi.  Les  réflexions  que  je  fais  dans  la  simplicité 
de  mon  esprit,  n'étant  point  philosophe,  ne 
tendent  qu'à  indiquer  l'état  des  questions  au 
point  de  vue  de  l'histoire.  On  lit  dans  tous  les 
catéchismes  que  l'incarnation  du  Verbe  est  un 
mystère  ;  mais  la  formule  ecclésiastique  n'est 
point  mystérieuse;  du  moins,  son  origine  et 
son  contenu  logique  sont  assez  clairs.  Le  mys- 
tère est  dans  la  chose  que  la  formule  veut 
expliquer.  Or  n'est-ce  pas  la  détermination 
même  du  mystère  qui  aurait  besoin  maintenant 
d'être  à  nouveau  précisée,  parce  que  la  formule 
traditionnelle  ne  correspond  pas  à  l'aspect  qu'il 
prend  ^devant  nos  contemporains?  On  ne  doit 
pas  oublier  que  cette  formule  est  savante  de  sa 
nature,  e*t  il  n'est  pas  trop  surprenant  que,  con- 
çue en  vue  de  la  science  antique,  elle  ne  soit 
pas  adaptée  à  l'état  de  la  science  moderne. 

Si  l'on  maintient,  et  je  crois  qu'il  faut  mainte- 
nir, la  personnalité  de  Dieu  comme  symbole  de  son 
absolue  perfection  et  de  la  distinction  essentielle 
qui  existe  entre  Dieu  réel  et  le  monde  réel,  n'est- 
il   pas  évident  que   cette  personnalité  divine  est 


—  m  — 

d'un  autre  ordre  que  la  personnalité  de  l'homme, 
et  que  la  présence  du  Dieu  personnel,  à  un 
moment  donné  de  l'histoire  humaine,  sous  la 
forme  d'un  être  humain,  est  un  concept  qui 
associe,  dans  une  apparente  unité,  deux  idées 
qui  n'ont  pas  de  commune  mesure,  celle  de  la 
personnalité  en  Dieu  et  celle  de  la  personnalité 
dans  l'homme  ?  Est-ce  que  Dieu  est  personnel  à 
la  façon  de  l'homme,  et  le  Christ  historique  a- 
t-il  témoigné  d'être  personnel  à  la  façon  de  Dieu? 
Le  mystère  de  la  personnalité  divme  s'est-il 
manifesté  par  lui  autrement  que  sous  l'extérieur 
d'une  personne  humaine,  et  en  tant  qu'humai- 
nement déterminé,  humainement  réalisé?  N'est- 
il  pas  vrai  aussi  que  la  notion  théologique  de  la 
personne  est  métaphysique  et  abstraite,  tandis 
que  cette  notion  est  devenue,  dans  la  philoso- 
phie contemporaine,  réelle  et  psychojog-ique  ? 
Ce  qu'on  a  dit  d'après  la  définition  de  l'ancienne 
philosophie  n'a-t-il  pas  besoin  d'être  expliqué 
par  rapport  à  la  philosophie  d'aujourd'hui? 

Au  fond,  le  dogme  n'a  défini  qu'une  relation 
métaphysique  entre  Jésus  et  Dieu,  et  il  l'a  défi- 
nie surtout  d'après  l'idée  du  Dieu  transcendant. 
Le  Verbe  a  été  conçu  d'abord  comme  une  sorte 


—  m  — 

d'intermédiaire  indispensable  entre  Dieu,  absolu 
et  immuable,  et  le  monde,  fini  et  changeant. 
Dieu  était,  pour  ainsi  dire,  extérieur  au  monde, 
et  le  Verbe  se  plaçait  entre  les  deux,  comme 
une  émanation  de  Dieu  du  côté  du  monde.  C'est 
ainsi  que,  dans  Tordre  cosmique,  le  Verbe  de 
Jean  était  créateur,  et  dans  Tordre  humain,  révé- 
lateur. On  se  représentait  Dieu  agissant  comme 
du  dehors,  par  le  Verbe,  sur  le  monde  et  sur 
l'homme.  Même  l'incarnation  du  Verbe  appa- 
raissait comme  une  sorte  d'addition  de  divin  sur 
l'humain.  Il  est  vrai  que  le  développement  du 
dogme  trinitaire  a  ramené  au  dedans  le  mou- 
vement de  vie  divine  qui  allait  d'abord  de 
Dieu  au  monde,  et  que  la  Trinité  chrétienne 
a  fini  par  devenir  immanente  à  elle-même.  On 
est  arrivé  à  la  concevoir  aussi  comme  inté- 
rieure, en  quelque  façon,  au  Christ,  par  l'union 
personnelle  du  Verbe  à  l'humanité  de  Jésus. 
Mais  les  dogmes  de  la  Trinité  et  de  T Incarna- 
tion n'en  sont  pas  moins  fondés  primitivement, 
en  tant  que  doctrine  de  philosophie  religieuse, 
sur  la  seule  idée  de  la  transcendance  divine. 

Cependant     l'évolution     de     la      philosophie 
moderne  tend  de  plus  en  plus  à  l'idée  du   Dieu 


—  154   - 

immanent,  qui  n'a  pas  besoin  d'intermédiaire 
pour  agir  dans  le  monde  et  dans  l'homme.  La 
connaissance  actuelle  de  F  univers  ne  suggère- 
t-elle  pas  une  critique  de  l'idée  de  création  ?  La 
connaissance  de  l'histoire  ne  suggère-t-elle  pas 
une  critique  de  l'idée  de  révélation  ?  La  connais- 
sance de  l'homme  moral  ne  suggère-t-elle  pas  une 
critique  de  l'idée  de  rédemption?  Le  travail  théo- 
logique des  premiers  siècles  chrétiens  fut,  à  sa 
manière,  une  critique,  autant  qu'il  y  avait  critique 
alors,  mais  ce  fut  une  véritable  critique,  exer- 
cée sur  la  tradition  religieuse  et  sur  la  science 
du  temps.  Maintenant  qu'une  critique  de  ce 
genre,  plus  réfléchie  et  plus  méthodique,  devient 
nécessaire,  à  moins  de  supposer  que  l'Eglise 
catholique  ait  perdu  les  dons  de  foi  et  d'intelli- 
gence qui  lui  ont  permis  de  construire  la  reli- 
gion des  siècles  passés,  l'on  est  autorisé  à 
croire  qu'elle  réussira,  par  les  mêmes  moyens, 
à  édifier  la  religion  de  l'avenir,  en  sauvegardant 
et  en  expliquant  son  principe  fondamental, 
qui  est  la  double  révélation  de  Dieu,  dans  le 
monde  et  dans  l'homme,  la  notion  religieuse  du 
Dieu  vivant  et  celle  du  Christ  Dieu.  Le  rationa- 
lisme vulgaire,    avec  son  Dieu  purement  trans- 


—  155  — 

cendant  et  son  Christ  purement  homme,  est  une 
assez  chétive  hérésie.  Mais  cette  hérésie  même  et 
tout  le  mouvement  de  la  science  contemporaine 
réclament  de  la  théologie  catholique  un  effort  et 
un  travail  qui  ont  été  jusqu'à  présent  trop  lents 
à  s'effectuer. 

Je  m'arrête.  Le  problème  ehristologique,  qui 
a  fait,  durant  des  siècles,  la  vie  et  le  tourment 
de  l'Église  chrétienne,  n'est  pas  à  reprendre 
comme  s'il  n'avait  pas  été  discuté  et  tranché. 
Les  expériences  du  passé  ne  sont  pas  à  répéter. 
Me  soupçonner  de  vouloir  restaurer  quelque 
vieux  système,  condamné  par  les  anciens  con- 
ciles, serait  se  méprendre  singulièrement  sur 
ma  façon  d'apprécier  les  erreurs  d'autrefois  et 
l'orthodoxie  d'aujourd'hui.  Ce  qui  est  acquis  est 
acquis.  Le  Christ  est  Dieu  pour  la  foi.  Mais  les 
gens  nous  demandent  maintenant  de  leur  expli- 
quer Dieu  et  le  Christ,  parce  que  nos  définitions 
sont  conçues  en  partie  dans  une  autre  langue 
que  la  leur.  Une  traduction  s'impose.  Ainsi 
entendu,  le  problème  christologique  est  encore 
actuel.  En  nous  taisant  sur  ce  grave  sujet,  ou 
en  nous  bornant  à  réciter  le  formulaire  tradition-, 
nel,   nous   livrons   au   doute    et    à   l'incrédulité 


—  156  — 

beaucoup  d'âmes  qui  ne  savent  même  pas 
qu'elles  auraient  le  droit  de  chercher,  avec 
l'Eglise  et  avec  nous,  à  mieux  entendre 
l'Evangile. 

Veuillez  agréer,  Monseigneur,  les  sentiments 
de  mon  très  sincère  et  profond  respect. 


LETTRE  A  UN  APOLOGISTE  CATHOLIQUE 

SUR    LA   FONDATION    ET    L'AUTORITÉ    T)E    l'ÉGLISE 

Cher  ami, 

Vous  êtes  docteur  en  Israël.  Vous  étudiez  le 
fait  religieux  par  la  méthode  d'observation,  qui 
est  bien  la  meilleure  des  méthodes  pour  étu- 
dier les  faits,  même  religieux.  Il  peut  arriver 
plus  d'une  mésaventure  à  ceux  qui  parlent  du 
plus  petit  des  faits,  par  exemple,  d'un  texte 
biblique,  sans  l'avoir  observé,  je  veux  dire  sans 
l'avoir  remis  chez  lui,  dans  son  milieu,  et  j'ose- 
rai ajouter  dans  son  propre  sens.  Combien  de 
sages  paroles  avons-nous  échangées  sur  ce  pro- 
pos, dans  nos  promenades  hygiéniques  au  bois  de 
Meudon  !  Je  sais  que  le  chapitre  de  mon  petit 
livre  où  j'ai  parlé  de  l'Eglise  vous  a  semblé  une 
assez  bonne  description  du  fait  ecclésiastique. 
Au  risque  d'altérer  une  impression  si  favorable, 
je  vous  adresse  aujourd'hui  certaines  gloses  qui 
sont  destinées  à  compléter  ce  que  vous  avez  lu. 


—   158  — 

I 

L'Eglise  a-t-elle  été  instituée  par  le  Christ  ? 
J'ai  qualifié  d'insignifiante  l'objection  que  les 
protestants  tirent  volontiers  de  ce  que  Jésus, 
dans  son  enseignement,  n'a  parlé  que  du  royaume 
des  cieux,  et  non  de  l'Eglise.  Maintenant  encore 
je  trouve  que  la  difficulté  n'est  qu'apparente,  et 
je  crois  y  avoir  suffisamment  répondu.  Ce  n'est 
pas  l'institution  qui  fait  défaut  à  l'Eglise.  Jésus 
a  voulu  l'Eglise  dans  le  service  apostolique, 
organisé  en  vue  du  royaume  éternel,  et  qui  doit 
durer  jusqu'à  la  fin  des  temps.  Ce  service  est 
continué  par  l'Eglise,  dont  on  peut  dire  que 
c'est  la  raison  d'être.  La  question  de  perspective 
est  secondaire,  en  cette  matière  d'eschatologie 
qui  exclut  toule  précision.  D'ailleurs,  la  pers- 
pective du  royaume  est,  en  un  sens,  restée  pro- 
chaine pour  l'Eglise  comme  elle  l'était  pour 
Jésus  et  les  premiers  disciples  de  l'Evangile. 
Jésus  est  entré  dans  son  règne  glorieux  par  la 
résurrection  ;  tous  ses  fidèles,  qui  le  suivent 
dans  la  mort,  le  suivent  aussi  dans  la  gloire  ; 
le  royaume,  au  lieu  de   se  constituer  à  la  limite 


—  159  — 

extrême  du  temps,  se  constitue,  pour  ainsi  dire, 
au-dessus  du  temps  ;  il  est  pour  chacun  au 
terme  de  la  génération  dont  il  fait  partie,  au 
terme  de  sa  propre  existence.  Et  je  ne  dis  pas 
cela  pour  nier  le  purgatoire. 

L'idée  du  royaume  renfermait  le  germe  de 
TEglise  et  l'espérance  éternelle  de  l'humanité. 
Ces  deux  éléments  se  sont  distingués  de  plus 
en  plus  nettement,  dans  la  conscience  chré- 
tienne ;  mais  ils  étaient  déjà  distincts,  au  moins 
virtuellement,  dans  l'Évangile.  Selon  la  rigueur 
des  termes,  l'Eglise  n'est  pas  plus  le  royaume 
des  cieux  que  ne  l'était  l'Evangile  ;  mais  l'Evan- 
gile et  l'Eglise  sont  dans  un  rapport  identique 
avec  le  royaume  ;  ils  le  préparent  immédiate- 
ment; ils  en  sont  la  racine  terrestre,  dont  la  tige 
monte  vers  l'éternité.  L'Eglise,  en  toute  vérité, 
continue  l'Evangile,  maintenant  devant  les 
hommes  le  même  idéal  de  justice  à  réaliser 
pour  l'accomplissement  du  même  idéal  de 
bonheur.  Elle  continue  le  ministère  de  Jésus, 
selon  les  instructions  qu'il  a  données  à  ses 
apôtres,  en  sorte  qu'elle  est  fondée  sur  les  plus 
claires  intentions  du  Christ. 

La  même  correspondance  étroite  qui   existait 


—  160  — 

entre  l'Evangile  et  le  royaume  prochain  se 
retrouve  entre  l'Eglise  du  temps  et  celle  de 
l'éternité.  Le  royaume  était  déjà  dans  l'Évangile 
par  la  présence  et  l'action  de  Jésus  :  la  présence 
et  l'action  invisibles  du  Christ  immortel  anti- 
cipent dans  le  temps,  pour  la  foi,  la  félicité 
promise.  La  perspective  eschatologique  du 
royaume  céleste  s'est,  en  quelque  façon,  dédou- 
blée, parce  que  le  bonheur  annoncé,  qui 
fermait  l'horizon  de  l'Evangile,  au  lieu  d'être  à 
l'extrémité  du  temps  et  très  rapproché,  est 
demeuré  proche  en  se  superposant  au  temps 
comme  une  sphère  de  félicité  purement  spiri- 
tuelle où  l'on  pénètre  par  la  mort,  et  s'est 
éloigné,  d'autre  part,  en  se  reculant  à  la  limite 
indéterminée  du  temps,  comme  un  changement 
d'économie  qui  se  produira  finalement  dans 
l'ordre  total  de  l'univers.  Ce  dédoublement  est 
comme  un  correctif  que  le  fait  de  l'institution 
ecclésiastique  a  introduit  dans  la  croyance  ; 
mais  le  symbole  de  la  foi  chrétienne  ne  laisse 
pas  d'être  substantiellement  le  même  que  celui 
de  la  foi  évangélique.  Il  n'y  a  pas  plus  lieu  de  les 
opposer  l'un  à  l'autre,  comme  s'ils  étaient  contra- 
dictoires, qu'il  ne  convient  de  les  identifier  abso- 


—   161   - 

lument,  en  niant  les  limitations  delà  perspective 
évangélique,  à  seule  fin  d'y  retrouver  la  forme 
actuelle  de  la  croyance  ecclésiastique. 

Le  rapport  de  l'Eglise  à  l'Evangile  est  donc 
très  clair,  au  point  de  vue  de  l'histoire.  L'une 
continue  l'autre,  et  si  le  message  évangélique 
était  substantiellement  vrai,  l'Eglise,  qui  en  reste 
chargée,  est  l'organe  de  la  vérité.  Mais  on  vou- 
drait une  institution  plus  formelle,  on  voudrait 
des  déclarations  expresses  du  Christ,  avec  réfé- 
rence à  l'organisme  ecclésiastique,  à  son  régime 
gouvernemental  et  cultuel.  On  cherche  les 
traces  dé  cette  institution  dans  l'Evangile,  et  on 
n'en  trouve  que  d'assez  précaires,  toutes  contes- 
tées, d'ailleurs,  par  la  critique,  comme  accusant 
l'influence  de  la  tradition  chrétienne  sur  la  tra- 
dition proprement  évangélique. 

On  ne  semble  pas  s'apercevoir  que  l'institution 
divine  de  l'Eglise  est  un  objet  de  foi,  non  un  fait 
historiquement  démontrable,  et  que  la  tradition 
apostolique,  bien  entendue,  suppose  l'Eglise 
fondée  sur  Jésus  1  plutôt  que  par  lui,  ou  bien,  si 
elle  lui  en  attribue  l'institution,  la  rapporte  au 

1.  Cf.  Éph.  ii,  20. 
A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre.  11 


—  162  — 

Christ  ressuscité,  non  au  Sauveur  prêchant 
l'Evangile  du  royaume.  Il  importe  assez  peu  que 
telle  ou  telle  parole  concernant  l'Eglise  puisse 
être  considérée  comme  réellement  dite  par  le 
Sauveur,  ou  comme  une  interprétation  du  rap- 
port que  la  foi  primitive  aperçu  entre  l'Eglise  et 
Jésus  ;  car  l'institution  divine  de  l'Eglise  se 
fonde  sur  la  divinité  du  Christ,  laquelle  n'est 
pas  un  fait  d'histoire,  mais  une  donnée  de  foi 
dont  l'Eglise  est  témoin,  et  qui  apparaît  avec 
l'Eglise  elle-même,  on  peut  dire  dans  la  nais- 
sance et  la  perpétuité  de  l'Eglise.  Sans  la  foi  au 
Christ  Dieu,  les  paroles  :  «  Tu  es  Pierre  et  sur 
cette  pierre  je  bâtirai  mon  Eglise  l  »,  et  :  «  Si 
quelqu'un  n'écoute  pas  l'Eglise,  qu'il  soit  comme 
un  païen  et  un  publicain  2  »,  n'ont  aucune  signi- 
fication. La  première,  d'ailleurs,  n'institue  pas 
l'Eglise,  mais  elle  veut  suggérer  l'idée  d'une 
institution  ultérieure,  tandis  que  la  seconde, 
anticipant  l'organisation  des  communautés 
chrétiennes,  correspond  à  une  tout  autre 
situation  que  celle  de  l'Evangile  au  temps  de 
Jésus. 

1.  Matth.  xvi,  18. 

2.  Matth.  xviii,  17. 


163 


II 


Les  textes  qui  concernent  véritablement  l'ins- 
titution de  l'Eglise  sont  des  paroles  du  Christ 
glorifié.  Le  plus  explicite  est  celui  de  Mat- 
thieu *  :  «  Toute  puissance  m'a  été  donnée  au 
ciel  et  sur  la  terre.  Allez,  instruisez  toutes  les 
nations,...  leur  apprenant  à  observer  tout  ce  que 
je  vous  ai  commandé.  Je  suis  avec  vous  tou- 
jours, jusqu'à  la  fin  du  monde.  »  La  perspective 
du  prochain  avènement  est  décidément  rompue. 
Entre  l'Evangile  de  Jésus  et  cet  avènement,  qui 
coïncidera  avec  la  fin  de  l'univers  désormais 
retardée,  se  place  la  conquête  des  peuples,  l'orga- 
nisation de  la  société  chrétienne,  une  longue  vie 
du  Christ  lui-même,  invisible  et  présent,  dans 
l'Eglise  qui  devient  son  royaume  sur  la  terre. 
C'est  donc  après  la  résurrection  que  le  rédacteur 
du  premier  Evangile,  le  seul  qui  ait  employé 
le  mot  «  église  »  dans  son  livre,  aux  deux  en- 
droits que  j'ai  cités,  place  la  fondation  de 
l'Eglise,  et  il  la  rattache  à  une  volonté  du 
Christ  immortel,  non  à  une  intention  manifestée 
par  Jésus  avant  sa  passion. 

1.  Matth.  xxviii,  18-20. 


—  164  — 

La  finale  du  second  Evangile  exprime  la  même 
idée.  Le  Sauveur  apparaissant  aux  onze  apôtres 
leur  dit ]  :  «  Allez  dans  tout  l'univers  prêcher 
l'Evangile  à  toute  créature.  Celui  qui  croira  et 
qui  sera  baptisé  sera  sauvé  ;  celui  qui  ne 
croira  pas  sera  condamné.  »  Pour  mesurer  la 
portée  de  cette  instruction,  il  faut  la  faire 
précéder  de  ce  que  saint  Jérôme2  a  lu  dans 
certains  manuscrits  grecs  :  Jésus  reprochant 
aux  Onze  leur  incrédulité,  «  ceux-ci  s'excu- 
saient, disant  :  Ce  monde  injuste  et  incrédule 
est  au  pouvoir  de  Satan,  qui  empêche,  par 
les  esprits  impurs,  qu'on  ne  saisisse  la  vraie 
force  de  Dieu.  Manifeste  donc  maintenant  ta 
justice.  »  Les  disciples  demandent  l'avènement 
du  royaume  céleste  ;  le  Christ  leur  répond  : 
Convertissez  le  monde,  faites  l'Eglise.  Mais  je 
n'insiste  pas  sur  cette  conclusion  de  Marc,  qui 
est  secondaire  par  rapport  à  celles  des  trois 
autres  Evangiles. 

Dans  Luc,  Jésus,  ouvrant  l'intelligence  des 
apôtres  pour  qu'ils  comprennent  les  Ecritures, 


1.  Marc,  xvi,  15-16. 

2.  C.  Pelag.  II,  15. 


—  165  — 

leur  dit  1  :  «  Ainsi  est-il  écrit  que  le  Christ 
devait  souffrir  et  ressusciter  des  morts  le  troi- 
sième jour,  et  que  l'Evangile  doit  être  prêché, 
pour  la  rémission  des  péchés,  à  toutes  les  nations, 
en  commençant  par  Jérusalem.  Vous  en  êtes  les 
témoins.  Je  vais  vous  envoyer  ce  que  mon  Père 
a  promis.  Restez  dans  la  ville  jusqu'à  ce  que 
vous  soyez  investis  de  la  vertu  d'en  haut.  »  Ces 
paroles  sont  expliquées  au  commencement  des 
Actes  2.  Là  aussi  les  apôtres  demandent  si  Jésus 
ne  va  pas  rétablir  «  la  monarchie  d'Israël  ».  Et 
le  Christ  répond  :  «  Il  ne  vous  appartient  pas  de 
connaître  les  temps  et  les  moments  que  le  'Père 
seul  a  pouvoir  de  régler.  Mais  vous  recevrez  la 
vertu  de  l'Esprit  qui  viendra  en  vous,  et  vous 
serez  mes  témoins  à  Jérusalem,  dans  toute  la 
Judée,  la  Samarie,  et  jusqu'aux  extrémités  de  la 
terre.  »  Ce  disant,  Jésus  est  enlevé  au  ciel,  et 
deux  anges  assurent  les  disciples  qu'il  reviendra. 
Mais,  entre  le  départ  et  le  retour,  les  apôtres,  les 
envoyés  du  Christ,  ont  un  programme  à  remplir, 
ils  ont  l'Eglise  à  recruter  et  à  constituer.  Cette 


1.  Luc,  xxiv,  46-49. 

2.  Act.  i,  6-8. 


—  166  — 

façon  de  présenter  les  choses  est  d'autant  plus 
rernarquable  chez  l'auteur  du  troisième  Evan- 
gile et  des  Actes,  qu'il  a  grand  souci  de  l'univer- 
salité du  salut,  de  la  prédication  aux  Gentils. 
Mais  il  s'est  interdit  de  mettre  ses  idées  dans  le 
corps  de  l'Evangile  ;  il  les  fait  seulement  pres- 
sentir dans  les  récits  figurés  de  la  visite  du 
Christ  à  Nazareth,  de  la  mission  des  soixante- 
douze  disciples,  dans  le  développement  qu'il 
donne  à  la  parabole  du  Festin.  Il  sait  trop  bien 
qu'il  n'a  été  question  dans  l'Evangile  que  du 
royaume  de  Dieu,  et  que  l'Eglise  est  née  après 
la  résurrection,  en  quelque  sorte  par  la  résur- 
rection du  Sauveur  et  l'action  de  l'Esprit. 

Bien  que  le  quatrième  Evangile  tout  entier 
soit  un  fruit  de  cet  Esprit,  un  enseignement  du 
Christ  glorifié,  il  n'en  rattache  pas  moins  l'ins- 
titution de  l'Eglise  au  récit  de  la  résurrection. 
Jésus,  apparaissant  pour  la  première  fois  à  ses 
apôtres,  leur  dit  s  :  «  Paix  à  vous!  Comme  le 
Père  m'a  envoyé,  moi  aussi  je  vous  envoie.  » 
En  même  temps,  il  souffle  sur  eux  et  il  ajoute  : 
«    Recevez    l'Esprit   saint.    Les    péchés    seront 

1.  Jean,  xx,  21-23. 


—  167  — 

remis  à  ceux  à  qui  vous  les  remettrez,  retenus 
à  ceux  à  qui  vous  les  retiendrez.  »  Jean  a  réuni 
en  un  seul  tableau  les  instructions  du  Sauveur 
dans  Matthieu  et  dans  Luc,  et  la  scène  de  la 
Pentecôte  dans  les  Actes.  Cette  apparition  du 
Christ  aux  apôtres  est  celle  qui  fonde  la  foi  de 
L'Église  et  l'Eglise  elle-même  :  l'évangéliste  y  a 
résumé  toute  la  tradition  apostolique  touchant 
les  conséquences  de  la  résurrection  ;  le  colloque 
avec  Marie  de  Magdala  n'en  est  que  le  préam- 
bule, et  l'apparition  à  Thomas  le  supplément. 
Ce  qui  est  dit  de  la  mission  des  apôtres  fait  direc- 
tement écho  à  la  finale  de  Matthieu.  Notez,  cher 
ami,  que  Jean  ne  veut  connaître  que  cette  mis- 
sion suprême,  la  seule  qui  compte,  et  que  l'es  exer- 
cices de  prédication  auxquels  les  apôtres  ont  pu 
se  livrer  antérieurement  sont  pour  lui  comme 
non  avenus.  La  mission  des  apôtres  est  celle  de 
FEg-lise  ;  apôtres  et  Eglise  la  tiennent  du  Christ 
ressuscité.  On  ne  prend  pas  la  peine  de  dire 
qu'elle  est  universelle,  la  mission  personnelle 
du  Sauveur  avant  été  conçue  comme  telle  depuis 
le  commencement  du  livre  ;  il  suffît  de  dire  que 
la  mission  des  apôtres  est  comme  celle  du  Christ. 
De  même  que  le  Créateur  a  soufflé  sur  le  pre- 


—  168  — 

mier  homme  '  pour  lui  communiquer  la  vie  natu- 
relle, Jésus  glorifié  souffle  sur  ses  apôtres  pour 
leur  communiquer  le  don  de  vie  éternelle  qu'ils 
doivent  transmettre  à  toutes  les  âmes  de  bonne 
volonté.  Les  apôtres  sont  désormais  pourvus 
d'Esprit  divin,  en  vue  de  leur  ministère,  comme 
Jésus  en  a  été  pourvu  le  premier,  en  vue  du 
sien.  Ce  qui  est  dit  de  la  rémission  des  péchés 
représente  ce  qu'on  lit  dans  les  Synoptiques  tou- 
chant le  pouvoir  de  lier  et  de  délier  Q,  la  prédi- 
cation de  l'Evangile  du  pardon  3  et  l'admission 
des  croyants  dans  l'Eglise  parle  baptême  4.  Jean, 
comme  ses  devanciers,  fonde  l'institution  formelle 
de  l'Eglise  sur  une  volonté  du  Christ  glorieux. 

Mais  il  reste  clair  que  les  évangélistes 
racontent  beaucoup  moins  des  incidents  par- 
ticuliers de  l'histoire  qu'ils  n'expriment  un 
sentiment  de  la  conscience  chrcHienne,  dans  les 
termes  qui  leur  semblent  répondre  le  mieux  au 
fait  chrétien.  En  tous  ces  témoignages,  l'institu- 
tion divine  de  l'Eglise  est  signifiée  par  la  foi  à  la 

1.  Gen,  h,  7. 

2.  Matth.  xviii,  18  (xvi,  19). 

3.  Luc,  xxiv,  47. 

4.  Matth.  xxviii,  19  (Marc,  xvi,  15-16). 


—  169  — 

foi,  beaucoup  plus  que  -l'origine  de  l'Eglise  n'y 
est  décrite  par  l'histoire  et  pour  elle.  La  foi  à 
l'institution  divine  de  l'Eglise  se  manifeste  dans 
les  documents  qui  attestent  la  foi  au  Christ 
ressuscité  :  c'est  un  témoignage  de  foi  qui  pré- 
sente à  la  foi  le  Christ  immortel  et  la  volonté  du 
Christ  sur  l'Eglise. 


III 


Je  n'ai  pas  à  discuter  ici,  au  point  de  vue  cri- 
tique, les  récits  de  la  résurrection.  Je  crois  avoir 
montré  que  la  résurrection  du  Sauveur  n'est  pas 
proprement  un  fait  d'ordre  historique,  comme  a 
été  la  vie  terrestre  du  Christ,  mais  un  fait  d'ordre 
purement  surnaturel,  supra-historique,  et  quelle 
n'est  pas  démontrable  ni  démontrée  par  le 
seul  témoignage  de  l'histoire,  indépendamment 
du  témoignage  de  foi,  dont  la  force  n'est  appré- 
ciable que  pour  la  foi  même.  Je  dis  la  même 
chose  pour  l'institution  de  l'Eglise,  en  tant 
que  cette  institution  répond  à  une  volonté  for- 
melle et  spéciale  du  Christ,  puisque  cette  volonté 
n'est  pas  plus  vérifîable  pour  l'historien  que  la 
gloire  même  de  Jésus  ressuscité. 


—  170  - 

Considérons  seulement  par  rapport  à  l'insti- 
tution de  l'Eglise  les  textes  que  je  viens  de  pas- 
ser en  revue.  Tous  concernent  une  apparition 
aux  onze  apôtres,  et  tous  font  valoir,  au  fond,  la 
même  idée.  Mais  voyez,  cher  ami,  si  l'on  peut 
déterminer,  d'après  les  documents,  les  circon- 
stances et  les  termes  de  l'institution.  Selon  Mat- 
thieu, le  Christ  s'est  montré  en  Galilée,  sur  une 
montagne  ;  avant  les  critiques  modernes,  un 
commentateur  du  xvie  siècle,  Maldonat,  a  observé 
que  la  mise  en  scène  du  premier  Évangile  est 
comme  une  synthèse  de  la  tradition  apostolique 
sur  les  apparitions  du  Sauveur,  non  la  rela- 
tion d'un  fait  particulier.  Luc  et  Jean  mettent 
l'apparition  à  Jérusalem  et  le  soir  même  de  la 
résurrection  ;  mais  Luc  réserve  le  don  du  Saint- 
Esprit  pour  la  Pentecôte  ;  Jean  le  fait  communi- 
quer aux  apôtres  par  le  Christ  lui-même,  dans  sa 
première  manifestation.  Si  nous  regardons  les 
discours,  la  prédication  est  au  premier  plan  chez 
Matthieu,  avec  l'assistance  permanente  du  Christ  ; 
dans  Luc,  la  rémission  des  péchés  a  autant  de 
relief  que  la  prédication,  et  la  promesse  de  l'Es- 
prit remplace  la  garantie  de  l'assistance  du  Sau- 
veur ;  chez  Jean,  il   n'est  plus  question  que   de 


—  171  — 

la  rémission  des  péchés,  et  le  don  de  l'Esprit  se 
substitue  à  la  promesse.  L'institution  de  l'Eglise 
par  le  Christ  ressuscité  n'est  donc  pas  un  fait 
tangible  pour  l'historien.  Ce  que  l'historien  per- 
çoit directement  est  la  foi  à  cette  institution,  la 
foi  qui  inspire  les  récits  et  qui  se  traduit  dans  les 
discours  du  Christ  aux  apôtres.  C'est  la  conti- 
nuité de  la  foi  qui  fait  pour  F  historien  la  conti- 
nuité de  l'Évangile  et  de  l'Eglise  ;  car  la  foi  à 
Jésus  ressuscité  continue  la  foi  à  Jésus  Messie, 
et  l'Église,  institution  de  pardon  pour  le 
royaume  céleste,  continue  l'action  de  Jésus 
prêchant  la  pénitence  en  vue  du  règne  de 
Dieu. 

La  représentation  de  foi,  dans  les  récits  évan- 
géliques,  a  simplifié  grandement  l'histoire,  mais 
elle  laisse  entrevoir  au  critique  une  partie  de  la 
réalité  complexe  qu'elle  interprète.  Elle  lui 
révèle  d'abord  ce  fait  signicatif  :  la  commu- 
nauté apostolique  a  pris  conscience  d'elle-même, 
de  son  autonomie  et  de  sa  mission  providen- 
tielle, en  s'affermissant  dans  la  foi  à  la  résurrec- 
tion du  Christ  et  à  sa  présence  au  milieu  des 
siens,  à  l'assistance  permanente  de  son  Esprit. 
Mais    cette    conscience    ne    s'est    pas    dégagée 


—  172  — 

nettement  du  premier  coup.  Ce  n'est  pas 
deux  jours,  ou  dix  jours,  ou  sept  semaines 
après  la  passion,  que  les  apôtres  galiléens  ont 
compris  que  leur  devoir  était  de  prêcher 
l'Evangile  à  tout  l'univers.  On  voit  encore  très 
bien,  dans  les  Actes,  qu'ils  ont  été  amenés  gra- 
duellement à  cette  idée  par  la  force  des  choses 
et  par  saint  Paul.  La  notion  de  l'Eglise  a  grandi 
à  proportion  des  progrès  de  l'évangélisation,  et 
en  conséquence  de  la  rupture  avec  le  judaïsme. 
Les  paroles  du  Sauveur,  dans  les  quatre  Evan- 
giles, supposent  acquise  l'expérience  de  la  géné- 
ration apostolique.  On  ne  peut  y  voir  une 
sorte  de  charte  constitutionnelle  qui  aurait  été 
libellée  dès  l'origine  en  paroles  inviolables.  Les 
variantes  qu'on  y  remarque  prouvent  surabon- 
damment que  la  tradition  n'a  pas  craint  de  les  re- 
toucher. Le  critique  y  reconnaît  l'expression  d'un 
fait  vivant  ;  il  ne  peut  les  vérifier  comme  témoi- 
gnage d'une  volonté  particulière  qui  aurait  été  for- 
mulée à  un  moment  donné,  en  termes  précis,  parle 
Christ.  Ainsi  donc,  pour  l'historien  qui  se  borne 
à  la  considération  des  faits  observables,  c'est  la 
foi  au  Christ  qui  a  fondé  l'Eglise  ;  au  point  de 
vue  de  la  foi,  c'est  le  Christ   lui-même,  vivant 


—  173  — 

pour  la  foi,  et  accomplissant  par  elle  ce  que 
l'historien  voit  réalisé. 

Telle  est,  cher  ami,  la  base  solide  sur 
laquelle  repose  l'Eglise  catholique.  Ne  trouvez- 
vous  pas  qu'elle  y  est  plus  fermement  assise  que 
sur  deux  ou  trois  textes  perdus  dans  la  prédica- 
tion de  Jésus,  et  dont  les  théologiens  des  diverses 
communions  chrétiennes  discuteront  le  sens  in- 
définiment, jusqu'à  ce  que  les  critiques  viennent 
mettre  tout  le  monde  d'accord  en  les  attribuant 
à  la  tradition  rédactionnelle  de  l'Evangile  ?  Ce 
n'est  pas  que  ces  textes  perdent  leur  valeur  ; 
aucune  parcelle  des  Evangiles  n'est  insignifiante 
pour  qui  sait  l'entendre.  Mais  ce  n'est  plus  sur 
le  sens  de  tel  ou  tel  texte  que  doit  porter  le 
débat  entre  protestants  et  catholiques  ;  c'est 
sur  l'ensemble  du  fait  évangélique  et  du  fait 
chrétien.  Le  Christ  a-t-il  voulu  fonder  une  reli- 
gion individualiste  ?  Le  Christ  a-t-il  voulu  fon- 
der la  société  des  justes  et  le  service  universel 
du  salut  ?  Toute  la  question  est  là,  et  il  me 
semble  qu'elle  n'est  point  trop  difficile  à  ré- 
soudre. 

De  savoir  si  le  Christ  a  voulu  la  primauté 
du  Pape,  c'est    un  point    qui    n'est  pas  à  dis- 


—  174  — 

cuter  sur  le  terrain  de  l'histoire  évangélique. 
Les  volontés  du  Christ  sur  l'Eglise  ne  se  déter- 
minent que  par  l'Eglise  et  pour  ceux  qui  ont 
reconnu  le  Christ  dans  l'Eglise.  Il  ne  peut  être, 
d'ailleurs,  indifférent  au  croyant  ni  à  l'historien, 
de  constater,  dans  le  premier  Evangile,  que  la 
conscience  chrétienne  a  été  préoccupée  de  dis- 
cipline ecclésiastique  et  du  rôle  de  Pierre  dans 
l'Eglise  organisée.  Des  critiques  non  catho- 
liques ont  pensé  que  le  :  «  Tu  es  Pierre  »  avait 
été  écrit  en  vue  de  la  situation  prépondérante 
que  l'Eglise  romaine  occupait  déjà,  dans  le 
monde  chrétien,  vers  la  fin  du  premier  siècle.  On 
a  fait  la  même  hypothèse  à  propos  du  :  «  Pais 
mes  agneaux,  pais  mes  brebis  '  »,de  Jean.  La  cri- 
tique, par  un  chemin  quelque  peu  détourné,  irait 
donc  à  Rome  et  rencontrerait  ainsi  la  tradition. 
Pour  la  foi,  le  Christ  immortel,  qui  veut  l'Eglise, 
veut  tout  ce  qui  sert  à  la  conservation  de  l'Eglise 
et  de  l'Evangile  dans  l'Eglise  ;  il  veut  que  Simon 
soit  la  pierre  fondamentale  de  l'édifice  chrétien  ; 
il  veut  que  Simon-Pierre  paisse  perpétuellement 
les  agneaux  et  les  brebis. 

i.  Jeam,  xxi,  16-17. 


175 
IV 


Mais,  direz-vous,  nos  théologiens  raisonnent 
d'ordinaire  comme  si  le  Sauveur  avait  dès 
l'abord  réglé  expressément  la  constitution  de 
l'Eglise,  et  surtout  désigné  la  nature,  l'objet,  les 
dépositaires  de  l'autorité  dans  l'Eglise  ;  avec  la 
conception  historique  des  origines,  on  ne  pourra 
plus  rien  prouver  par  l'Ecriture  ;  la  primauté  du 
Pape  ne  sera  pas  garantie  par  le  Christ,  dans  la 
parole  '  :  «  Tu  es  Pierre,...  je  te  donnerai  les  clefs 
du  royaume  des  cieux  ;  tout  ce  que  tu  lieras  sur 
la  terre  sera  lié  dans  les  cieux,  tous  ce  que  tu 
délieras  sera  délié  »,  ni  l'infaillibilité,  par  la 
parole-:  «  J'ai  prié  pour  toi,  afin  que  ta  foi  ne 
défaille  point  »,  quoique  le  concile  du  Vatican  se 
soit  appuyé  sur  l'une  et  sur  l'autre  dans  ses 
définitions.  Si  la  première  vise  la  situation  de 
l'Eglise  romaine  à  l'égard  des  autres  communau- 
tés vers  la  fin  du  premier  siècle,  et  si  la  seconde 
concerne  le  rôle  de   Pierre  amenant  les   autres 


1.  Mattii.  xvi,  18-19. 

2.  Luc,  xxn,  32. 


—  176  — 

apôtres  à  la  foi  de  la  résurrection,  comment 
pourront-elles  servir  de  support  aux  préroga- 
tives du  Pontife  romain  ? 

Vous  savez  déjà  comment  je  réponds  à  ces 
chicanes.  Les  déterminations  particulières  du 
principe  d'autorité  dans  l'Eglise  ne  reposent 
pas  sur  une  interprétation  purement  littérale  et 
logique  des  textes,  parce  que  ce  n'est  point  sur 
des  textes,  mais  sur  des  faits,  ou  plutôt  sur 
une  foi  vivante  que  l'Eglise  a  été  fondée,  et 
c'est  par  cette  foi  qu'elle  subsiste,  non  par  les 
textes,  si  ce  n'est  en  tant  que  la  foi  les  utilise 
en  les  interprétant.  Il  est  trop  évident  que  les 
arguments  théologiques  ne  s'édifient  pas  sur  la 
précision  du  sens  historique,  mais  sur  une  inter- 
prétation qui  est  suggérée  par  le  développement 
même  de  l'Eglise.  L'argument  biblique  est,  en 
réalité,  un  argument  de  tradition,  et  l'argument 
de  tradition  est,  au  fond,  une  assertion  de  foi.  La 
primauté  du  Pape  est  voulue  du  Christ  comme 
l'institution  de  l'Eglise,  et  elle  se  présente  à 
l'historien  dans  les  mêmes  conditions.  Elle 
grandit  et  se  transforme  avec  l'Eglise.  Au  point 
de  vue  de  la  foi,  le  Christ  a  voulu  son  déve- 
loppement.   Au  point   de  vue    de  l'histoire,   ce 


—  1 77  — 

développement  a  été  coordonné  à  celui  de 
FÉglise  elle-même.  La  simple  critique  des 
textes  ne  peut  démontrer  l'institution  divine  du 
pontificat  romain,  ni  déterminer  les  conditions 
légitimes  de  son  exercice  ;  mais  le  sens  historique 
de  la  Bible  n'est  pas  tout  ce  dont  la  foi  dispose 
pour  s'instruire ,  et  il  n  'est  pas  davantage  une  limite 
imposée  à  la  vérité  biblique.  La  considération 
historique  de  l'Ecriture  ne  compromet  pas  plus 
l'autorité  de  l'Eglise  qu'elle  ne  ruine  tout  autre 
élément  du  christianisme  vivant.  Elle  ne  détruit 
qu'une  chose,  le  mirage  du  raisonnement  par 
lequel  on  croyait  déterminer  d'une  manière 
absolue,  en  partant  d'un  texte  biblique,  la 
forme  nécessaire  et  immuable  du  pouvoir  ecclé- 
siastique, comme  si  le  texte  eût  défini  cette 
forme  immuable  et  que  celle-ci  eût  été  perpé- 
tuellement réalisée.  Il  n'y  a  d'immuable  ici  que 
le  principe,  et  l'application  du  principe  a  suivi 
nécessairement  l'évolution  générale  de  la  société 
chrétienne.  Le  principe  est  absolu,  l'application 
est  relative.  Il  n'est  pas  étonnant  que  l'Eglise  à 
laquelle  préside  le  Pape  Pie  X  se  gouverne 
autrement  que  la  première  communauté  de 
Jérusalem. 

A.  Lois  y.  — Autour  d'un  petit  livre.  12 


—  178  — 

Vous  remarquerez  que  je  n'ai    pas  beaucoup 
insisté,  dans  mon  livre,  sur  la  nature  de  l'auto- 
rité   ecclésiastique    ni    sur    les    formes   contin- 
gentes de  son  exercice.   Je   ne   pouvais  le  faire 
utilement   dans  le    cadre  que  je   m'étais   tracé. 
J'ai  dit   cependant  que    le    Christ    n'avait   pas 
fondé  une  hiérarchie  de  domination,   mais  une 
hiérarchie    de    dévouement,    un   service.    Il   ne 
m'était  pas  venu  à   l'esprit  que  cette  assertion 
pourrait  étonner  quelques  personnes.    Me   rap- 
pelant   ce    qu'a    été    Jésus    durant    son    minis- 
tère, et  qu'il    a   dit  être   venu,    non    pour  être 
servi,  mais  pour  servir  ;  ajoutant  foi  au  titre  de 
«  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu  »,  qu'a  retenu 
le  Pontife  romain  ;  sachant  ce  qu'est  maintenant 
toute  société  humaine  qui  a  conscience  du  droit 
de  l'humanité,  j'avais  oublié  la  thèse  ingénieuse 
d'après   laquelle  le   Christ  a  bien  pu  choisir   la 
croix  pour  lui,    en    réservant    un    trône  à    son 
vicaire.    Hélas  !   les   rois   aussi   sont  faits    pour 
les  peuples,  et  les  peuples  commencent  à  s'aper- 
cevoir qu'ils  n'ont  aucune  raison  de  conserver 
les  souverains  qui  croient  que    les  peuples  sont 
faits  pour  eux.  S'il  y  a  quelque  part  une  charte 
perpétuelle  de  l'Evangile,  elle  est  bien  dans  les 


—  179  — 

paroles  1    :     «    Vous    savez    que     les    rois    des 
nations  dominent    sur   elles  et    que   leurs  chefs 
les  tiennent  en   sujétion.    Il   n'en    sera    point  de 
même    parmi    vous.    Mais    que    le    plus    grand 
d'entre  vous  soit  votre   serviteur,  et  le  premier 
votre  valet.  Car  qui  est  le  plus  grand,  de  celui 
qui  est  à  table,  ou  de  celui    qui  sert  ?  N'est-ce 
pas  celui  qui  est  à  table  ?  Et  moi,  je  suis  parmi 
vous  comme  le   servant.    »  Jean  a  traduit  mer- 
veilleusement cette  idée  dans    la  scène  du  lave- 
ment des  pieds  ?.  La  loi  de  la  vocation  messia- 
nique est  donc  aussi    la  loi  de  la  vocation  apos- 
tolique.  Jésus  a   servi   ses   apôtres  :  les  apôtres 
et  leurs  'successeurs  doivent  être  les  serviteurs 
des    fidèles.    Grâce    à   l'Evangile,    les    peuples 
modernes  arrivent  à    comprendre    que    l'unique 
raison    d'être   de    l'autorité,    dans    une   société 
humaine,   est  le  bien  de  la  collectivité,   c'est-à- 
dire    de   tous    ceux    qui    font    partie    de    cette 
société.    L'élite    dirigeante    est   au    service    de 
la    masse    dirigée.    Une     nation     n'existe     pas 
pour  le   bien    de    son   gouvernement,    mais    le 

1.  Luc,  xxti,  25-27  ;   Matth.  xx,  25-28  ;   Marc,    x,  42- 
45. 

2.  Jean,  xiii,  1-17. 


—  180  — 

gouvernement  existe  pour  le  bien  de  la  nation. 
Il  serait  singulier  que  l'Eglise,  qui  a  fait  pré- 
valoir cette  vérité  dans  le  monde,  la  reniât 
pour  elle-même,  et  qu'on  reconnût  à  la  hié- 
rarchie un  droit  qui  ne  fût  pas  un  devoir  ou 
un  service  à  l'égard  de  la  communauté.  Ne 
sont-ce  pas  les  besoins  de  celle-ci  qui  ont 
légitimé  le  développement  de  la  hiérarchie  ?  Et 
ne  resteront-ils  pas  la  suprême  loi  dans  l'évolu- 
tion ultérieure  du  pouvoir  ecclésiastique  ? 


V 


Cette  relativité  dans  l'application  ne  rend  le 
pouvoir  ni  moins  légitime,  ni  moins  indispen- 
sable, ni  moins  respectable.  Dans  le  passé,  elle 
a  permis  à  ce  pouvoir  de  grandir  et  à  l'Eglise  de 
durer;  elle  réserve  au  catholicisme  un  avenir 
dans  la  société  qui  se  fait  maintenant  Des  esprits 
curieux  de  pénétrer  le  secret  des  temps  futurs 
pourraient  se  demander  si  l'Eglise  catholique, 
après  avoir  poussé  jusqu'aux  dernières  limites 
l'expansion  du  principe  d'autorité,  ne  devra 
pas  bientôt,  en  donnant  à  son  action  un  carac- 


—  1 81  — 

tère  de  moins  en  moins  politique  et  de  plus 
en  plus  chrétien,  en  gardant  son  unité,  la 
distribution  de  ses  cadres,  suivre  les  pro- 
grès généraux  de  l'humanité  civilisée,  atté- 
nuer les  formes  quasi  despotiques  dont  son 
gouvernement  s'est  entouré,  à  l'instar  des  gou- 
vernements humains,  qui  maintenant  sont  con- 
traints de  les  abandonner  peu  à  peu.  Si  cette 
question  se  pose,  ce  n'est  point  par  la  faute  du 
méchant  petit  livre,  c'est  par  le  fait  de  l'Evangile, 
de  l'histoire,  et  des  réalités  présentes. 

J'ai  dit  que  le  pouvoir  ecclésiastique,  en  tant 
que  service  de  l'Evangile,  est  nécessaire  à  la  con- 
servation et  à  la  propagation  de  l'Evangile 
même.  J'ai  dit  aussi  que  les  applications  de  ce 
pouvoir  et  les  formes  de  son  exercice  pouvaient 
se  modifier.  Elles  n'ont  pas  cessé  de  varier  depuis 
le  commencement.  La  conciliation  des  droits 
de  l'individu  souverain  avec  ceux  de  l'autorité 
servante  n'est  pas  réglée  pratiquement  d'après 
une  formule  invariable.  On  ne  saurait  prétendre 
que  les  manifestations  du  pouvoir  de  gouverne- 
ment ou  de  juridiction,  du  pouvoir  d'enseigne- 
ment, du  pouvoir  liturgique  ou  cultuel,  si 
variées  dans   le  -passé,    seront  uniformes    dans 


—  182  — 

l'avenir.  Il  faudrait  pour  cela  que  le  catholi- 
cisme devînt  tout  à  coup  immobile  et  comme 
figé  dans  son  organisation  présente.  Une  telle 
hypothèse  étant  aussi  absurde  en  elle-même 
que  peu  souhaitable  pour  la  religion,  il  reste 
que  toutes  les  transformations,  on  peut  dire 
tous  les  progrès  qui  seront  réclamés  par  la 
force  des  choses,  le  mouvement  des  idées, 
l'évolution  des  sociétés,  sont  possibles,  et  que  la 
prévision  n'en  est  pas  condamnable. 

L'idée  de  l'infaillibilité  doctrinale  a  grandi 
avec  celle  du  dogme.  La  prérogative  de  l'infail- 
libilité s'est,  pour  ainsi  dire,  individualisée  dans 
le  Pape,  en  même  temps  que  se  développait  celle 
de  la  primauté,  par  l'effet  de  la  centralisation 
ecclésiastique.  Pour  la  foi,  ces  privilèges  sont 
voulus  de  Dieu  et  donnés  par  le  Christ.  Ils 
n'en  ont  pas  moins  leur  histoire  et  ils  continue- 
ront de  l'avoir,  parce  que  le  travail  de  la  pen- 
sée chrétienne  sur  la  nature  et  l'objet  des 
dogmes  n'est  pas  fini  (en  un  sens,  il  ne  fait  que 
de  commencer),  et  parce  que  l'évolution  de  la 
société  chrétienne  continuera  avec  celle  de  la 
société  humaine.  Sous  l'influence  de  nécessités 
relatives,  l'Eglise  romaine  s'est  organisée  comme 


—  183  — 

un  empire,  presque  comme  une  armée  qui 
reçoit  de  ses  chefs  une  consigne  et  qui  doit 
l'observer  sans  discuter.  Le  développement  d'un 
tel  régime  a  pu  se  justifier  par  le  besoin  dune 
barrière  contre  l'anarchie  théologique  et  l'endet- 
tement individualiste  du  christianisme  protes- 
tant. Il  n'en  prête  pas  moins  facilement  à  de 
graves  inconvénients  :  oppression  des  individus, 
obstacle  au  mouvement  scientifique  et  à  toutes 
les  formes  du  travail  libre  qui  pst  le  principal 
agent  du  progrès  humain. 

Evitons,  cher  ami,  Terreur  de  l'américanisme  ! 
Mais  qui  oserait  dire  que  l'Eglise  cathotique  ne 
souffre  aujourd'hui,  en  aucune  façon,  des  incon- 
vénients dont  je  parle  ?  Et  ne  sont-ils  pas  d'au- 
tant plus  à  craindre  que  la  conscience  moderne 
est  plus  jalouse  de  sa  liberté  ?  Nos  contem- 
porains sentent  le  besoin  de  se  grouper,  de 
s'associer,  disons  de  se  socialiser,  mais  sans 
s'abandonner  eux-mêmes,  sans  sacrifier  leur 
intelligence,  sans  courber  leur  volonté  sous  un 
pouvoir  extérieur,  absoh^t  irresponsable.  Que 
ces  revendications  de  l'individu  se  présentent 
comme  une  réaction  exagérée  contre  les  abus  de 
l'autorité,    comme  une   menace    de   révolution, 


—  184  — 

comme  un  danger  public,  elles  ne  laissent  pas 
d'avoir  un  fondement  légitime  et  d'être,  pour 
une  part,  en  conformité  essentielle  avec  l'idéal 
évangélique.  Il  serait  insensé  de  n'en  pas  tenir 
compte.  Ce  serait  déjà  trop  que,  dans  un  tel 
milieu,  la  profession  de  catholicisme  eût  l'appa- 
rence d'une  servitude,  intellectuelle  ou  morale  : 
qu'adviendrait-il,  s'il  y  avait  plus  que  l'appa- 
rence ?  Dans  la  crise  très  grave  que  traverse  en 
ce  moment  l'Eglise,  il  ne  suffira  certes  pas  que 
l'autorité  affirme  son  droit,  théoriquement  incon- 
testable, mais  il  faudra  que  l'on  trouve  les 
moyens  pratiques  de  l'exercer  utilement,  dans 
les  conditions  présentes  de  la  société  humaine  et 
du  développement  humain. 

La  défiance,  réfléchie  chez  quelques-uns,  ins- 
tinctive chez  le  plus  grand  nombre,  que  les 
hommes  de  notre  temps  et  de  notre  pays  nour- 
rissent à  l'égard  de  l'Eglise,  vient  précisément 
de  ce  que  l'individu,  la  famille  et  l'Etat  modernes 
entendent  bien  sauvegarder  leur  autonomie  : 
ils  craignent  de  se  faire  les  clients  du  sacer- 
dotalisme,  les  serviteurs  d'une  théocratie  qui 
les  dominerait  à  son  profit.  Ce  sentiment  est  si 
profond  chez  eux   qu'il  en  est  indéracinable.    Il 


_  185  — 

tend  à  préserver  la  dignité,  la  responsabilité  per- 
sonnelle de  l'individu,  la  dignité,  l'auguste  inti- 
mité de  la  société  domestique,  la  dignité,  l'indé- 
pendance nécessaire  de  la  société  politique.  Il 
serait  vain  de  prétendre  le  combattre  ou  le  rassu- 
rer par  des  discours.  Que  de  paroles  éloquentes 
n'a- t-on  pas  déjà  dépensées  en  pure  perte?  Le  temps 
est  venu  où  l'Eglise,  ayant  fait  tout  le  possible 
pour  garantir  son  autorité,  devra  songera  garantir 
aussi  efficacement  le  droit  du  simple  chrétien, 
à  se  préoccuper  de  ce  qu'elle  lui  doit,  de  ce 
qu'elle  doit  à  l'humanité.  Dix-neuf  siècles  de 
christianisme  ont  abouti  à  la  proclamation  solen- 
nelle de  la  primauté  romaine  et  de  l'infaillibi- 
lité pontificale.  Est-il  bien  téméraire  de  juger 
que  telle  n'est  pas  la  fin  dernière  de  l'institution 
chrétienne,  et  que  le  Pape  ne  peut  avoir  été 
revêtu  d'un  si  grand  pouvoir  que  pour  per- 
mettre à  l'Eglise  unifiée  de  réaliser  avec  plus  de 
promptitude  et  de  facilité  toutes  les  réformes 
et  tous  les  progrès  exigés  par  le  temps  ? 
Faut-il  plus  que  le  sens  commun  pour  s'aperce- 
voir qu'une  puissance  aussi  formidable  ne  peut 
subsister  qu'en  servant  d'organe  aux  aspirations 
du  inonde  chrétien,  en  s 'appuyant  sur  une  mul- 


—  186  — 

titude  de  croyants  forts  et  sincères,  en  se  dépar- 
tageant, pour  ainsi  dire,  et  se  décentralisant 
pour  l'action,  en  se  faisant  réellement  toute  à 
tous,  au  lieu  de  paraître  vouloir  tout  absorber 
en  elle  ?  Qu'a  donc  fait  pendant  vingt-cinq  ans  le 
grand  Pontife  que  l'Eglise  vient  de  perdre,  si 
ce  n'est  de  chercher,,  avec  une  patience  infati- 
gable, les  moyens  de  réconcilier  le  catholicisme 
avec  la  société  contemporaine  ?  En  écrivant  que 
«  le  Pape  existe  pour  le  service  de  l'Eglise  1  », 
je  songeais  à  Léon  XIII,  et  je  me  disais  que  son 
«  service  »  a  été  glorieux  et  bon. 

Vous  vous  reconnaîtrez,  cher  ami,  dans  ce 
sentiment.  Je  ne  pouvais  mieux  terminer  cette 
lettre,  et  je  vous  serre  cordialement  la  main. 

1.  V Évangile  et  V Église,  120  (2  164). 


LETTRE     A     UN     JEUNE     SAVANT 


SUR    L  ORIGINE    ET    L'AUTORITE    DES    DOGMES 


Cher  ami 


L'assyriologie,  dont  vous  faites  profession, 
vous  tient  à  l'écart  des  controverses  théolo- 
giques. Vous  êtes  bien  heureux.  Lorsque  Bossuet 
chercha  querelle  à  Fénelonsur  la  question  de  la 
charité,  ces  grands  génies  échangèrent,  à  l'occa- 
sion du  pur  amour,  des  propos  médiocrement 
charitables.  Et  vous  vous  rappelez,  car  vous  étiez 
alors  tout  près  de  moi,  à  l'Institut  catholique 
de  Paris,  quelle  tempête  souleva  Mgr  d'Hulst, 
quand  il  posa,  en  4  893,  dans  son  article  sur 
La  Question  biblique,  cette  interrogation  très 
naïve,  si  on  ne  l'envisage  pas  au  point  de  vue  de 
la  théologie  :  «  Y  a-t-il  des  erreurs  dans 
la  Bible  ?  »  Vous  venez  de  voir  le  tumulte 
qu'a  déchaîné  L'Evangile  et  V Église.  Laissons 
les  débats  stériles  où  la  passion  se  mêle,  et  eau- 


—  188  — 

sons  un  peu,  entre  nous,  paisiblement  et  pacifi- 
quement, comme  autrefois,  de  ce  qu'on  lit 
dans  le  petit  livre,  touchant  le  dogme  chrétien. 


1 


Le  mot  «  dogme  »  éveille  dans  l'esprit  du 
catholique  l'idée  d'une  vérité  révélée,  immuable, 
divinement  autorisée.  Tout  le  monde  croit  savoir 
ce  que  c'est  qu'une  vérité.  Tout  théologien  croit 
savoir  ce  que  c'est  que  la  révélation.  La  vérité, 
c'est  la  chose  conçue  et  représentée  comme  elle 
est.  La  révélation,  c'est  une  communication  de 
vérité  qui  est  faite  directement  par  Dieu  aux 
hommes,  sur  des  choses  qu'ils  ne  sauraient  con- 
naître par  eux-mêmes  ou  qu'ils  connaîtraient 
difficilement  par  le  seul  exercice  de  leur  raison. 
Ces  notions  simples  se  complètent  par  celle  de 
l'immutabilité  et  de  l'autorité  absolue  :  une 
vérité  dite  par  Dieu  ne  peut  changer;  elle  doit 
être  immuable  comme  Dieu  même  ;  et  elle  ne 
peut  être  discutée,  elle  est  à  prendre  comme 
elle  est  donnée,  puisqu'elle  vient  de  Dieu  et  que 
l'homme  ne  peut  se  flatter  de  corriger  les  leçons 
d'un  tel  maître. 


—  189  — 

On  ht,  dans  L Evangile  et  U  Eglise  1  :  «  Les 
conceptions  que  l'Eglise  présente  comme  des 
dogmes  révélés  ne  sont  pas  des  vérités  tombées 
du  ciel  et  gardées  par  la  tradition  religieuse 
dans  la  forme  précise  où  elles  ont  paru  d'abord. 
L'historien  y  voit  l'interprétation  de  faits  reli- 
gieux, acquise  par  un  laborieux  effort  de  la  pen- 
sée théologique.  .  Les  formules  traditionnelles 
sont  soumises  à  un  travail  perpétuel  d'interpré- 
tation où  «  la  lettre  qui  tue  »  est  efficacement 
contrôlée  par  «  l'esprit  qui  vivifie  »...  L'évolu- 
tion incessante  de  la  doctrine  se  fait  par  le  tra- 
vail des  individus,  selon  que  leur  activité  réagit 
sur  l'activité  générale  ;  et  ce  sont  les  individus 
qui,  pensant  avec  l'Église,  pensent  aussi  pour 
elle.  »  N'est-ce  pas  nier  que  le  dogme  soit  vrai, 
qu'il  soit  révélé,  qu'il  soit  immuable,  qu'il  soit 
autorisé  de  Dieu  dans  l'enseignement  de  l'Église, 
puisqu'il  a  été  formulé  par  des  hommes,  qu'il 
a  besoin  constamment  d'être  interprété,  qu'il  est 
dans  un  flux  perpétuel,  et  qu'il  ne  peut  pas  être 
bien  garanti  pour  aujourd'hui,  s'il  a  toute  chance 
d'être  changé  demain  ? 

1.  P.  158  (2  202);  p.  174(2  219). 


—  190  — 

L'objection  n'est  pas  de  vous,  cher  ami,  et  vous 
soupçonnez  bien   que  je  la  connais  depuis  long- 
temps, que  peut-être  même  j'y  ai  déjà  répondu. 
Cette  objection  porte  contre   une  certaine  idée 
non   réelle    de   l'objet    dont    il    s'agit.    Si    l'on 
suppose  que  la  vérité,  en  tant  qu'accessible  à  l'in- 
telligence humaine,  est  quelque  chose  d'absolu, 
que  la  révélation   a   eu   ce   caractère    et  que  le 
dogme  y  participe;  que  ce  n'est  pas  seulement 
l'objet   de   la    connaissance    qui    est  éternel    et 
immuable  en  soi,   mais  la  forme   que  cette  con- 
naissance a  prise  dans  l'histoire  humaine,   les 
assertions  du  petit  livre  sont  plus  que  téméraires, 
elles  sont  absurdes  et  impies.  Inutile  de    vous 
dire  qu'elles  sont  en  rapport  avec  une  autre  idée 
de  la  vérité,  de  la  révélation,  de  l'immutabilité, 
de  l'autorité;   ou   plutôt  elles   sont  en  rapport 
avec  l'état  des  faits  psychologiques  et  historiques, 
état  dont  les  vrais  théologiens,  même  dans  les 
siècles  passés,  se  sont  fait   une  plus  juste  idée 
qu'on  ne  pourrait  croire  en  lisant  la  plupart  des 
publicistesqui  se  chargent  maintenant  de  protéger 
le  catholicisme  contre  mon  apologétique. 

Je  me  garderai  bien  de  vous  exposer  ici  une 
théorie  de  la  connaissance.  Je  me  sens  pour  cela 


—  191  — 

trop  ignorant  de  la  philosophie,  et  je  me  défie 
trop  des  systèmes.   Mais  il  me  semble  évident, 
par  la  commune  expérience,  que  la  vérité  est  en 
nous  quelque   chose  de    nécessairement    condi- 
tionné, relatif,   toujours   perfectible,   et  suscep- 
f  tible  aussi  de  diminution.  Gela  paraît  un  résidu 
de  perceptions  renouvelées,  coordonnées,  qui  ont 
pour  objet   le   réel,    qui    sont  réelles   en   elles- 
mêmes  et  dans  les  notions  qui  en  restent.  Mais 
nos  perceptions   n'atteignent  pas   le  fond  de  la 
réalité.  Les  notions  l'épuisent  encore  moins.  Ce 
sont  les  images  décolorées  d'impressions  subjec- 
tives, qui  impliquent,  certes,  la  réalité  du  sujet 
et  de  l'objet,  mais  qui  ne  représentent  adéquate- 
ment au  sujet  ni  l'objet  ni  le  sujet  lui-même.  On 
dirait  que   la  conscience  réfléchie   du    sujet,  de 
l'homme  connaissant,  est  allée  s'éclairant  et  s 'af- 
fermissant à  travers  les   âges  ;  elle  est  plus  ou 
moins  claire  et  ferme  selon  les  individus.   Les 
lois  générales  de  la  connaissance   sont  comme 
des  habitudes  héréditaires.  La  vérité  n'entre  pas 
toute  faite  dans  notre  cerveau  ;  elle  se  fait  len- 
tement et    l'on  ne   peut   pas    dire    qu'elle   soit 
jamais  achevée.  L'esprit  humain,  au  moins  chez 
l'élite  de  notre  espèce,  est  toujours  en  travail. 


—  192  — 

La  science  humaineest  nécessairement  limitée; 
mais  c'est  pour  cette  raison  même  qu'elle  peut 
progresser,  qu'elle  recule  indéfiniment  ses 
limites,  et  qu'on  ne  réussira  jamais  à  parquer 
l'intelligence  dans  un  espace  rigoureusement 
déterminé,  qui  serait  censé  contenir  tout  le 
vrai.  La  vérité  n'est  jamais  toute  en  notre  esprit, 
et  il  y  a  toujours  un  au-delà  ouvert  à  nos  investi- 
gations; môme  nos  connaissances  générales  sont 
aftectées  imperceptiblement  par  le  détail  de  nos 
expériences  journalières.  Il  y  a  des  directions 
permanentes,  et  qu'on  peut  dire  invariables,  de 
l'esprit  humain,  aussi  vraies  que  notre  nature 
est  réelle.  Mais  la  vérité,  en  tant  que  bien  de 
l'homme,  n'est  pas  plus  immuable  que  l'homme 
lui-même.  Elle  évolue  avec  lui,  en  lui,  par  lui  ; 
et  cela  ne.  l'empêche  pas  d'être  la  vérité  pour 
lui  ;  elle  ne  l'est  même  qu'à  cette  condition. 

Que  sera  maintenant  la  révélation  ?  Même  la 
théologie  savante  enretient  une  idée  extrêmement 
anthropomorphique,  tout  à  fait  déconcertante 
pour  la  science  et  la  philosophie  contemporaines. 
Gomme  on  n'a  pas  généralement  cessé  de 
prendre  à  la  lettre  les  premiers  chapitres  de  la 
Genèse,  on  ne  trouve  pas  la  moindre  difficulté 


—  193  — 

à  ce  que  Dieu  lui  même,  au  paradis  terrestre ^ 
dans  les  conversations  intimes  qui  précédèrent  la 
première  faute,  et  par  la  terrible  sentence  qui  la 
suivit,  ait  expliqué  au  premier  homme  et  à  la  pre- 
mière femme  les  dogmes  fondamentaux  du  chris- 
tianisme, toute  l'économie  de  la  rédemption. 
L'exégèse  traditionnelle  des  passages  interprétés 
en  prophéties  messianiques  perçoit  la  continuité 
de  cette  révélation  dans  l'Ancien  Testament,  en 
sotte  que  l'humanité,  à  son  premier  jour  et  pendant 
les  longs  siècles  de  son  histoire,  aurait  été  en 
possession  de  doctrines  religieuses  qui  ne  sont 
même  pas  dans  la  prédication  de  Jésus.  Si  l'ex- 
pression n'était  un  peu  triviale,  je  dirais  que 
Dieu  lui  aurait  donné,  dès  la  première  heure,  la 
fourniture  de  vérité  où  elle  devait  s'approvision- 
ner jusqu'à  la  fin  des  temps,  sans  qu'il  fût  besoin 
de  la  renouveler,  si  ce  n'est  parce  que  la  plupart 
des  hommes  l'avaient  laissée  tomber  sur  la  route 
des  âges. 

Là  sans  doute  est  le  grand  mystère,  et  l'appa- 
rente puérilité  de  la  conception  vulgaire  ne  doit 
pas  nous  faire  méconnaître  la^profondeur  de  son 
objet.  Quand  je  décrivais  tout  à  l'heure,-  bien 
imparfaitement,  l'effort  de  l'homme  vers  la 
A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre.  13 


—  194  — 

vérité,  je  pensais  à  Dieu,  qui  est  le  premier  prin- 
cipe de  cet  effort  et  son  dernier  ternie.  N'est-ce  pas 
lui  qui  en  est  la  cause  profonde  et  la  récompense  ? 
Mais  ce  n'est  pas  seulement  par  le  chemin  du 
vrai  que  l'homme  se  dirige  vers  Dieu,  se  meut 
en  Dieu,  où  est  mû  j3ar  Dieu,  c'est  aussi  par  le 
chemin  du  bien,  par  tout  son  être,  par  l'en- 
semble de  ses  aspirations  qui  tendent  à  l'Infini. 
La  théologie  distingue  deux  formes  de  la  con- 
naissance religieuse,  la  connaissance  naturelle, 
ou  de  raison,  et  la  connaissance  surnaturelle,  ou 
de  révélation.  Cette  distinction  correspond  origi- 
nairement à  celle  des  vérités  que  l'Eglise  recon- 
naissait dans  la  philosophie  grecque,  et  des 
vérités  proprement  chrétiennes  qui  apparte- 
naient à  la  révélation  biblique.  Elle  n'a  guère 
d'application  dans  la  réalité  de  l'histoire.  La 
démonstration  philosophique  de  l'existence  de 
Dieu  n'a  joué  qu'un  rôle  très  restreint  et  tardif 
dans  le  développement  de  la  religion  et  de  la  foi 
en  Dieu.  La  priorité  logique  de  cette  démons- 
tration rationnelle,  dans  le  schéma  officiel  de  la 
théologie  catholique,  ne  correspond  à  aucune 
priorité  réelle,  et  la  connaissance  religieuse  de 
Dieu     est    autre    chose     que     cette    métaphy- 


—  195  — 

sique  de  la  Divinité.  D'ailleurs,  la  théologie 
enseigne  aussi  que  le  salut,  c'est-à-dire  la  foi 
surnaturelle,  est,  de  manière  ou  d'autre,  pro- 
posé à  tous  les  hommes.  L'économie  histo- 
rique du  salut  est  celle  qui  est  dite  surnaturelle. 
Ne  chicanons  pas  sur  les  mots,  et  ne  perdons 
pas  le  temps  à  disserter  sur  des  possibilités. 
Admettons  que  l'homme,  par  le  seul  exercice  de 
sa  raison  et  de  sa  volonté,  ne  saurait  s'élever 
jusqu'à  la  foi  et  l'amour  qui  sauvent  :  l'impor- 
tant est  que  Dieu  ne  l'abandonne  pas  à  lui- 
même,  et  que  cet  exercice  de  la  raison  et  de  la 
liberté  non  aidées  soit  une  conception  pure- 
ment théorique. 

Dieu  fait  son  œuvre  dans  l'humanité.  Il  se 
révèle  à  celle-ci  selon  la  capacité  de  la 
nature  humaine,  l'évolution  de  la  foi  ne  pou- 
vant manquer  d'être  coordonnée  à  l'évolu- 
tion intellectuelle  et  morale  de  l'homme. 
Pour  peu  qu'on  y  réfléchisse,  et  quelles  que 
soient  les  circonstances  extérieures  auxquelles 
se  sont  rattachés  l'éveil  et  les  progrès  de  la 
connaissance  religieuse  dans  l'homme,  ce  qu'on 
appelle  révélation  n'a  pu  être  que  la  conscience 
acquise  par  l'homme  de  son  rapport  avec  Dieu. 


—  196  — 

Qu*est-cô  qile  la  révélation  chrétienne,  dans  son 
principe  et  son  point  de  départ,  sinon  la  per- 
ception, dans  Famé  du  Christ,  du  rapport  qui 
unissait  à  Dieu  le  Christ  lui-même,  et  de  celui 
qui  relie  tous  les  hommes  à  leur  Père  céleste  ? 
La  perception  de  ces  rapports  avait  forme  de 
connaissance  humaine,  et  c'est  en  cette  forme 
seulement  qu'elle  pouvait  être  communiquée 
aux  hommes.  Toute  connaissance  réfléchie  naît 
de  notions  antérieures,  et  le  progrès  résulte 
d'une  combinaison  nouvelle  d'idées  acquises, 
qui  éclaire  d'un  jour  plus  satisfaisant  le  rapport 
des  choses.  Les  vérités  fécondes  dans  l'ordre 
religieux,  celles  qui  constituent,  en  style  théolo- 
gique, la  substance  de  la  révélation,  se  sont 
formées  par  la  conjonction  d'idées  ou  d'images 
qui  préexistaient  à  ces  vérités  dans  l'esprit  de 
ceux  qui  les  ont  d'abord  conçues.  Ce  qui  fut,  à 
un  moment  donné,  le  commencement  de  la  révé- 
lation, a  été  la  perception,  si  rudimentaire  qu'on 
la  suppose,  du  rapport  qui  doit  exister  entre 
l'homme,  conscient  de  lui-même,  et  Dieu  pré- 
sent derrière  le  monde  phénoménal.  Le  dévelop- 
pement de  la  religion  révélée  s'est  effectué  par 
la  perception  de  nouveaux  rapports,  ou  plutôt 


—  197  — 

par  une  détermination  plus  précise  et  plus  dis- 
tincte du  rapport  essentiel,  entrevu  dès  l'origine, 
Thomme  apprenant  ainsi  à  connaître  de  mieux 
en  mieux  et  la  grandeur  de  Dieu  et  le  caractère 
de  son  propre  devoir. 

A  la  différence  des  perceptions  d'ordre  ration- 
nel et  scientifique,  la  perception  des  vérités 
religieuses  n'est  pas  un  fruit  de  la  seule 
raison  ;  c'est  un  travail  de  l'intelligence  exé- 
cuté, pour  ainsi  dire,  sous  la  pression  du  cœur, 
du  sentiment  religieux  et  moral,  de  la  volon- 
té réelle  du  bien.  Tout  ce  travail,  qui 
aboutit  à  un  résultat  de  plus  en  plus  parfait 
dans  la  religion  israélite,  puis  dans  la  religion 
chrétienne,  n'est  pas  proprement  un  travail  de 
Thomme  sur  Dieu;  c'est  d'abord  et  principale- 
ment le  travail  de  Dieu  dans  l'homme,  ou  de 
l'homme  avec  Dieu.  Car  est-il  possible  de  com- 
prendre cet  effort  perpétuel  vers  le  mieux  dans 
l'ordre  de  la  connaissance  religieuse  et  de  la  vie 
morale,  effort  toujours  couronné  de  succès,  bien 
qu'il  soit  toujours  combattu  et  semble  même 
toujours  vaincu,  si  l'on  n'implique  l'action 
de  Dieu  même  et  dans  l'effort  et  dans  le  succès. 
C'est  l'homme  qui  cherche,  mais  c'est  Dieu  qui 


p  —  198  — 

l'excite  ;  c'est  l'homme  qui  voit,  mais  c'est  Dieu 
qui  réclaire.  La  révélation  se  réalise  dans 
l'homme,  mais  elle  est  l'œuvre  de  Dieu  en  lui, 
avec  lui  et  par  lui.  La  cause  efficiente  de  la  révé- 
lation est  surnaturelle  comme  son  objet,  parce 
que  cette  cause  et  cet  objet  sont  Dieu  même  ; 
mais  Dieu  agit  dans  l'homme,  et  il  est  connu 
par  l'homme. 

Tous  les  théologiens  qui  ont  pris  la  peine  d'y 
regarder  admettent  que  la  révélation,  dans  sa 
définition  intellectuelle  et  son  expression  ver- 
bale, consiste  en  idées  qui  ont  pris  naissance 
dans  l'humanité,  en  idées  telles  qu'une  intelli- 
gence humaine  a  pu  les  percevoir,  telles  qu'elles 
ne  peuvent  exister  ailleurs  que  dans  une 
intelligence  humaine,  telles  que  le  langage 
humain  est  capable  de  les  représenter.  Par 
raport  à  leur  objet,  ce  sont  des  symboles 
imparfaits,  qui  seraient  insuffisants  pour  des 
intelligences  plus  hautes  que  les  nôtres,  et  qui, 
même  pour  nous,  sont  susceptibles  d'explica- 
tion, c'est-à-dire  de  modification  et  d'améliora- 
tion relatives.  La  révélation  n'est  pas  immuable 
en  ce  sens  que  ses  symboles,  une  fois  donnés, 
échapperaient    à     toute    transformation,     mais 


—  199  — 

parce  qu'elle  demeure  toujours,  pour  la  foi, 
substantiellement  identique  à  elle-même,  et 
parce  que  les  changements  qui  se  produisent 
dans  sa  détermination  extérieure  et  dans  ses 
formules  sont  quelque  chose  de  secondaire  par 
rapport  à  l'unité  de  son  esprit  et  à  la  continuité 
de  son  développement.  Dans  cet  ordre  aussi 
Ton  peut  parler  de  directions  permanentes  dont 
la  vérité  n'est  pas  moins  incontestable  que 
leur  efficacité  morale,  et  dont  la  forme  n'est  pas 
plus  immuable  que  la  condition  de  l'humanité. 


Il 


Je  vrens,  cher  ami,  de  vous  citer,  avec 
quelques  variantes,  une  longue  et  quelque  peu 
lourde  page  de  l'apologiste  Firmin,  dans  la 
Revue  du  clergé  français  x.  Vous  l'aurez  peut- 
être  reconnue.  Ces  considérations  me  semblent 
rendre  suffisamment  compte  de  ce  qui  a  été  dit, 
dans  le  petit  mauvais  livre,  touchant  le  carac- 
tère des  dogmes  chrétiens.  Parlant  en  historien, 
je  n'avais  pas  à  insister  sur  l'origine  surnaturelle 

1.  T.  XXI,  265-268. 


—  200  — 

de  ces  dogmes.  Si  je  metais  placé  au  point  de 
vue  de  la  théologie,  j'aurais  dû  rappeler  la  distinc- 
tion que  Firmin  1  a  faite  entre  le  dogme  et  la 
révélation.  Le  christianisme  primitif  n'avait  pas 
de  symbole  dogmatique,  si  l'on  entend  par  là 
une  série  d'articles  de  foi,  définis  cpmme  thème 
d'enseignement  et  expression  réglementaire  de 
la  croyance.  La  révélation  a  pour  objet  propre 
et  direct  les  vérités  simples  contenues  dans  les 
assertions  de  la  foi,  non  la  doctrine  et  le  dogme 
comme  tels.  Doctrine  et  dogmes  sont  dits  révé- 
lés parce  que  les  assertions  primitives  de  la  foi 
subsistent  dans  les  explications  autorisées  qui 
sont  le  dogme  de  l'Eglise.  Les  vérités  de  la 
révélation  sont  vivantes  dans  les  assertions  de 
la  foi  avant  d'être  analysées  dans  les  spécula- 
tions de  la  doctrine.  Leur  forme  native  est  une 
intuition  surnaturelle  et  une  exjDérience  reli- 
gieuse, non  une  considération  abstraite  ou  une 
définition  systématique  de  leur  objet.  Et  c'est 
toujours  comme  assertions  de  foi  que  la  doctrine 
et  le  dogme  servent  de  base  à  la  vie  chrétienne. 
En    tant    que    théorie    doctrinale    ou    théologie 

4.  Art.  cit.,  2*3-254. 


—  201  — 

dogmatique,  interprétation  de  la  foi  au  moyen 
de  la  philosophie,  ils  servent  plutôt  à  mainte- 
nir l'harmonie  de  la  croyance  religieuse  avec  le 
développement  scientifique  de  l'humanité.  La 
conception  religieuse  de  l'univers,  de  l'homme 
et  de  la  vie  a  besoin  de  s'accorder  avec  la  con- 
naissance scientifique  de  ces  mêmes  objets  : 
pour  que  la  foi  soit  en  sûreté,  il  faut  que  l'idée 
religieuse,  sans  se  laisser  absorber  parla  science, 
se  serve  d'elle  et  l'emploie  au  service  de  la  foi. 
Il  est  inévitable  que  le  commentaire  scienti- 
fique de  la  foi  soit  plus  ou  moins  conditionné 
par  le  développement  de  la  science.  J'ai  cons- 
taté le  fait,  et  mon  devoir  était  de  le  cons- 
tater. La  conception  théorique  du  dogme 
immuable  ne  peut  effacer  l'histoire  des 
dogmes.  Le  sens  qui  ne  change  pas  n'est  pas 
celui  qui  résulte  précisément  de  la  lettre,  c'est- 
à-dire  la  forme  particulière  que  la  vérité  pre- 
nait dans  l'esprit  de  ceux  qui  ont  libellé  la  for- 
mule ;  il  n'est  pas  davantage  dans  la  forme 
particulière  des  interprétations  qui  se  suc- 
cèdent selon  le  besoin  ;  il  est  dans  leur  fond 
commun,  impossible  à  exprimer  en  langage 
humain,    par    une    définition    adéquate    à    son 


1 


—  202 


objet  et  suffisante  pour  les  siècles  des  siècles. 
J'ai  cité  des  exemples,  notamment  les  articles 
du  Symbole  des  apôtres  concernant  la  descente  du 
Christ  aux  enfers  et  son  ascension  au  ciel.  J'au- 
rais pu  signaler  bien  d'autres  variations,  et 
montrer  d'abord  que  les  articles  principaux  du 
Symbole;  apostolique  n'ont  pas  non  plus  tout 
à  fait  la  même  signification  pour  les  chré- 
tiens d'aujourd'hui  que  pour  ceux  des  premiers 
temps  :  si  l'on  prend  à  la  lettre  cette  profession 
de  foi,  la  christologie  est  celle  des  Synoptiques, 
sans  aucune  influence  du  quatrième  Evangile  ; 
Dieu,  le  créateur,  s'identifie  simplement  au  Père 
céleste  ;  le  titre  de  Fils  de  Dieu  caractérise  la 
mission  providentielle  de  Je  sus,  qui  est  «  le 
Seigneur  »  ;  l'Esprit  représente  l'action  de  Dieu 
et  du  Christ  dans  l'Eglise,  sans  qu'on  voie  clai- 
rement le  rapport  où  il  se  trouve  à  l'égard  de 
Dieu  et  du  Christ.  J'oserai  alléguer  un  cas  bien 
plus  rapproché  de  nous  :  n'est-il  pas  vrai  que 
l'idée  de  la  Bible,  du  livre  inspiré,  que  sup- 
posent les  définitions  des  conciles  de  Trente  et 
du  Vatican^  commentées  dans  l'Encyclique  Pro- 
videntissimus  Deus,  du  Pape  Léon  XIII,  sur 
l'étude    de   l'Ecriture   sainte,    est  sensiblement 


—  203  — 

différente  de  celle  que  suggère  au  savant  chré- 
tien l'étude  historique  de  la  Bible  ? 

Il  serait  facile  de  prouver  que  la  vérité  fonda- 
mentale de  la  religion,  la  foi  en  Dieu,  a  une 
histoire  infiniment  complexe,  et  que  l'idée  de  la 
Divinité  n'a  pas  cessé  de  se  modifier,  même  dans 
le  christianisme.  Les  anciens  docteurs  crai- 
gnaient moins  que  les  théologiens  modernes 
d'avouer  sur  ce  point  le  caractère  nécessaire- 
ment inadéquat  des  conceptions  et  des  formules 
dogmatiques.  «  Gomme  il  faut  s'élever  au-des- 
sus de  tout  ce  qui  semble  indigne  de  sa  gran- 
deur »,  dit  Bossuet  •  résumant  la  théologie  de 
saint  Augustin,  «  à  la  fois  il  faut  s'élever  au- 
dessus  de  tout  ce  qu'on  croit  le  plus  digne,  de 
sorte  qu'on  n'ose  plus,  en  un  certain  sens,  ni 
rien  dire,  ni  rien  penser  de  ce  premier  être,  ni 
le  nommer  en  soi-même,  parce  qu'on  ne  peut 
pas  même  expliquer  combien  il  est  ineffable,  ni 
comprendre  combien  il  est  incompréhensible  ». 
Je  crois  bien  que  l'on  trouverait  aujourd'hui  à  ces 
déclarations  une  saveur  agnostique.  Toujours  est- 
il  que  ce  qui  est  vrai  de  la  doctrine  de  Dieu  est 

1.  Instruction  sur  les  états  d'oraison.  Second  traité. 
Éd.  Levêque,  p.  52. 


umm r?  ars  conief 


—  204  — 

vrai,  toute  proportion  gardée,  de  tous  les  autres 
dogmes,  qui  dépendent  de  ce  dogme  fondamen- 
tal. Car  la  christologie,  la  grâce,  l'Eglise 
rentrent  dans  la  théologie,  le  dogme  de  Dieu. 
Mais  les  anciens  s'arrêtaient  volontiers  à  l'idée 
d'une  relativité  métaphysique,  tenant  les 
dogmes  pour  une  représentation  inférieure  à 
leur  objet,  et  ils  n'avaient  que  peu  ou  point 
d'égard  à  leur  relativité  historique,  au  tra- 
vail incessant  de  l'intelligence  croyante  pour 
s'approprier  cette  représentation  défectueuse  et 
l'adapter  aux  conditions  nouvelles  de  la  pensée 
humaine. 

L'insuffisance  et  la  perfectibilité  relatives  des 
formules  dogmatiques  sont  attestées  par  l'his- 
toire. Est-ce  que  le  Symbole  des  apôtres  n'au- 
rait pas  été  insuffisant  contre  Arius  ?  La  défini- 
tion de  Nicée  a  été  insuffisante  à  son  tour, 
comme  description  de  l'économie  divine,  parce 
qu'elle  ne  déterminait  pas  le  rapport  du  Saint- 
Esprit  avec  le  Père  et  le  Fils.  La  définition 
d'Ephèse  se  trouva  insuffisante,  parce  qu'elle  ne 
déterminait  pas  le  rapport  de  l'humanité  avec  la 
divinité  dans  le  Christ.  Les  définitions  plus 
récentes  ne  sont  ni  plus  parfaites  ni  plus  inva- 


—  205  — 

fiables  que  les  anciennes.  La  relativité  histo- 
rique des  formules  est  aussi  avérée  que  leur 
relativité  ou  leur  imperfection  essentielle  : 
c'est  la  même  insuffisance  perpétuellement 
attestée  et  corrigée.  Il  n'est  pas  du  tout  éton- 
nant que  des  énoncés  humains  soient  inadé- 
quats à  la  vérité  divine,  ni  que  des  formules, 
conçues  pour  prévenir  une  fausse  interprétation 
de  la  croyance,  aient  besoin  d'être  retouchées 
et  complétées  pour  faire  face  à  d'autres  erreurs. 
S'ensuit-il  qu'il  soit  impossible  d'exiger  une 
adhésion  ferme  aux  formules  de  foi  et  à  l'auto- 
rité de  l'Eglise  qui  les  propose,  ou  plutôt  qui  les 
impose  à  la  croyance  ?  Peut-on  voir  dans  cette 
idée  de  la  relativité  une  infiltration  protestante 
ou  kantienne  ?  Tout  ce  qui  vient  d'être  dit  tou- 
chant la  relativité  des  formules  théologiques  n'est 
pas  plus  protestant  en  soi  que  l'idolâtrie  des 
mêmes  formules  n'est  vraiment  catholique.  Pour 
ce  qui  est  de  l'objet  à  croire,  le  protestantisme 
orthodoxe,  et  même  celui  de  M.  Harnack,  con- 
siste dans  l'adhésion  de  la  foi  à  un  théorème  absolu 
qui  est  censé  contenir  la  substance  immuable  de 
l'Evangile  ;  le  catholicisme,  au  contraire,  consiste 
à  recevoir,  comme  émanant  d'une  autorité  divine- 


—  206  — 

ment  établie,  l'interprétation  que  l'Eglise 
donne  actuellement  de  l'Evangile.  Qui  dit  pro- 
testantisme affirme  implicitement  la  suffisance 
et  l'immutabilité  absolues  de  la  révélation  évan- 
gélique.  Qui  dit  catholicisme  nie  implicitement 
cette  suffisance  et  cette  immutabilité  absolues. 
Je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que  le  petit  livre,  au 
moins  en  ce  point,  est  très  catholique.  Mais  il 
s'agit  maintenant  de  l'autorité  qui  peut  appar- 
tenir à  une  doctrine  que  l'on  avoue  n'être  pas 
rigoureusement  immuable. 

La  formule  ecclésiastique  n'est  pas  vraie  abso- 
lument, puisqu'elle  ne  définit  pas  la  pleine  réalité 
de  l'obj  et  qu'elle  représente  ;  elle  n'en  est  pas  moins 
le  symbole  d'une  vérité  absolue;  jusqu'à  ce  que 
l'Eglise  juge  à  propos  de  la  modifier  en  l'expli- 
quant, elle  est  la  meilleure  et  la  plus  sûre  expres- 
sion de  la  vérité  dont  il  s'agit.  Le  fidèle  adhère 
d'intention  à  la  vérité  pleine  et  absolue  que  figure 
la  formule  imparfaite  et  relative.  Adhérer  à  la 
formule  comme  telle,  d'un  assentiment  de  foi 
divine,  serait  adhérer  à  ses  imperfections  inévi- 
tables, la  proclamer  imperfectible  et  adéquate, 
bien  qu'elle  soit  inadéquate  et  imparfaite.  Le 
catholique    peut    donc    croire    à    l'autorité   de 


—  207  — 

l'Église  et  à  ce  que  l'Eglise  enseigne.  Il  ne 
pense  pas  pour  cela  que  le  formulaire  ecclésias- 
tique signifie  son  objet  avec  une  telle  perfection 
que  rien  n'y  sera  jamais  changé  par  voie  d'in- 
terprétation. Il  a  toujours  été  permis  aux  théo- 
logiens de  proposer  toutes  les  explications  qui 
leur  ont  semblé  utiles,  et  l'on  ne  peut  empê- 
cher le  temps  de  poser  des  questions  auxquelles 
la  théologie  doit  répondre,  sous  réserve  du 
droit  de  contrôle  et  de  définition  qui  appartient 
au  magistère  de  l'Eglise. 

L'Eglise  proclame  que  la  vérité  de  la  révéla- 
tion n'est  pas  tout  entière  dans  l'Ecriture.  Cette 
vérité  n'est  pas  non  plus  tout  entière  dans  la 
tradition  du  passé,  ni  dans  l'enseignement  du 
présent  ;  en  tant  que  tous  les  croyants  y  ont 
part,  elle  se  fait  perpétuellement  en  eux,  dans 
l'Eglise,  avec  le  secours  de  l'Ecriture  et  de  la 
tradition.  Les  formules,  anciennes  ou  nouvelles, 
ne  sont  que  le  véhicule  de  la  vérité.  L'Eglise 
en  a  besoin  et  elle  s'en  sert  en  les  perfectionnant 
lentement.  S'il  fallait  leur  attribuer  une  immo- 
bilité constante,  on  aurait  assez  d'un  livre  ren- 
fermant les  définitions  des  conciles  et  des  papes, 
et  l'on  pourrait,  à  la  rigueur,  se  passer  désor- 


«=  208  - 

tuais  de  papes  et  de  conciles.  On  appliquerait 
ainsi  l'ancienne  idée  protestante  aux  documents 
de  la  tradition,  qui  compléteraient  le  texte  de 
la  Bible  comme  règle  absolue  de  la  foi.  On  imi- 
terait l'Eglise  grecque,  l'Eglise  des  sept  conciles 
œcuméniques.  Rien  n'est  moins  conforme  au 
véritable  esprit  du  catholicisme,  et  rien  n'est 
plus  dommageable  à  l'esprit  humain  que  ce 
culte  de  la  formule.  La  vraie  règle  de  foi  doit 
être  vivante  comme  la  foi  même  :  c'est  la  révé- 
lation chrétienne  actuellement  interprétée  par 
l'Eglise  catholique  et  reçue  dans  la  conscience 
de  ses  enfants. 


III 


Ajouterai-je  que  l'accord  du  dogme  et  de  la 
science,  dont  tant  de  savants  proclament  l'im- 
possibilité, serait  véritablement  impossible  si 
une  certaine  conception  trop  rigide  de  la  vérité 
qui  appartient  à  la  Bible,  aux  documents  officiels 
de  la  tradition  ecclésiastique,  à  la  théologie,  vou- 
lait s'imposer  à  l'esprit  moderne.  L'apologétique 
catholique  traverse  une  crise,  on  ne  peut  pas  se 


—  209  — 

le  dissimuler;  ses  représentants  les  plus  officiels 
en  ont  le  sentiment  ;  et  cette  crise  de  l'apologé- 
tique ne  va  pas  sans  une  crise  de  la  théologie 
elle-même.  Il  ne  s'agit  plus  vraiment  de 
défendre  celle-ci  contre  les  attaques  d'une 
science  qui,  n'ayant  plus  à  la  redouter,  a  fini 
par  ne  plus  s'occuper  d'elle,  mais  de  rendre  la 
forme  intellectuelle  du  catholicisme  acceptable 
et  recommandable,  non  seulement  aux  savants 
de  profession,  mais  aux  esprits  simplement 
cultivés,  j'entends  de  cette  culture  élémentaire 
que  reçoivent  maintenant  les  enfants  du  peuple 
et  qui  ne  s'accommode  plus  de  certaines  asser- 
tions courantes  dans  les  catéchismes,  voire  dans 
les  manuels  de  théologie,  telles  que  la  création 
du  monde  quatre  mille  ans  avant  Jésus-Christ, 
la  longévité  des  patriarches,  l'historicité  du 
déluge,  la  confusion  des  langues,  et  autres  sem- 
blables. H  y  a  une  sorte  d'incompatibilité  latente, 
et  qui  devient  promptement  consciente  chez  un 
très  grand  nombre  d'individus,  entre  la  connais- 
sent générale  du  monde  et  de  l'homme,  qu'on 
acquiert  aujourd'hui  dans  l'enseignement  le 
plus  commun,  et  celle  qui  encadre,  on  pourrait 
dire  qui  pénètre  la  doctrine  catholique.  Un 
A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre.  14 


—  210  — 

changement  substantiel  de  cette  doctrine  serait 
irréalisable  et  n'est  pas  nécessaire  ;  ce  qui  s'im- 
pose est  surtout  un  changement  d'esprit  et 
d'attitude  à  l'égard  du  mouvement  intellectuel 
de  notre  temps. 

Jusqu'à  la  fin  du  moyen  âge,  il  n'y  avait,  en 
vérité,  qu'une  science,  qui  n'était  pas  propre- 
ment une  science,  je  veux  dire  la  théologie. 
Toutes  les  autres  branches  du  savoir  humain 
étaient  comme  des  provinces  de  la  science 
religieuse,  et  l'ensemble  était  fondé  sur  l'auto- 
rité, témoignage  biblique  interprété  par  la 
tradition,  qui  s'incorporait  tellement  quellement 
la  philosophie  d'Aristote  ;  l'instrument  scienti- 
fique était  le  raisonnement  ;  d'expérience  et  de 
critique  il  n'était  pas  beaucoup  question.  La 
théologie  était  la  reine  des  sciences,  comme  le 
Pape  était  le  roi  des  rois.  Un  tel  état  de  choses 
avait  sa  raison  d'être,  puisqu'il  a  pu  subsister, 
mais  il  n'était  que  provisoire  et  devait,  à  un 
moment  donné,  se  trouver  défectueux  ;  il  s'est 
trouvé  tel.  La  méthode  d'expérience  l'a  emporté 
peu  à  peu,  et  ne  pouvait  manquer  de  l'emporter, 
dans  l'étudedela  nature;  la  méthode  critique  s'est 
développée  graduellement,  elle  a  conquis  tout 


—  211  — 

le  domaine  de  l'histoire  et  celui  de  la  philoso- 
phie, tant  et  si  bien  que,  finalement,  elle  s'est 
appliquée  à  l'histoire  de  la  religion. 

Que  faisait  cependant  la  théologie?  La  théo- 
logie se  déliait,  elle  s'irritait,  elle  condamnait. 
Chaque  mouvement  de  l'esprit  scientifique  lui 
semblait  un  attentat  contre  son  propre  droit, 
dont  elle  était  bien  tentée  de  faire  un  droit  divin, 
en  sorte  que  le  progrès  a  paru  se  faire,  en  grande 
partie,  maigri  elle,  et  qu'il  semble  même  s'être 
fait  contre  elle.  Si  quelqu'un  veut  protester,  il 
suilira  de  rappeler,  pour  ce  qui  regarde  la  science 
de  la  nature,  le  nom  de  Galilée  ;  pour  ce  qui 
concerne  l'histoire  de  la  religion,  celui  de 
Richard  Simon.  Je  ne  veux  pas  dire  qu'il  n'y  ait 
eu  aucune  vie  intellectuelle  dans  le  catholicisme 
depuis  le  xvie  siècle,  et  je  ne  méconnais  point 
la  grandeur  du  xvne;  mais  je  dis  simplement 
que  l'Eglise  et  la  théologie  n'ont  point  favorisé 
le  mouvement  scientifique,  et  qu'elles  l'ont 
plutôt  gèué,  autant  qu'il  était  en  elles,  dans  cer- 
taines occasions  décisives;  je  dis  surtout  que 
l'enseignement  catholique  ne  s'est  point  associé 
ni  accommodé  à  ce  mouvement.  La  théologie 
s'est  comportée  et  se  comporte  encore  comme  si 


—  212  — 

elle  possédait  en  elle-même  une  science  de  la 
nature  et  une  science  de  1  histoire,  avec  la  phi- 
losophie générale  de  ces  choses,  qui  résulte  de 
leur  connaissance  scientifique.  On  dirait  que  le 
domaine  de  la  théologie  et  celui  de  la  science, 
distincts  en  principe,  et  même  par  définition  du 
concile  du  Vatican,  ne  doivent  pas  l'être  dans  la 
pratique.  Tout  se  passe  à  peu  près  comme  si  la 
théologie  n'avait  rien  à  apprendre  de  la  science 
moderne,  naturelle  ou  historique,  et  qu'elle  fût 
par  elle-même  en  état  et  en  droit  d'exercer  un 
contrôle  direct  et  absolu  sur  tout  le  travail  de 
l'esprit  humain. 

D'où  lui  vient  donc  cette  prétention?  De  l'ha- 
bitude séculaire  contractée  au  temps  où  la 
science  n'existait  pas  encore.  Car  la  théologie 
ne  soutient  pas,  elle  ne  peut  pas  soutenir  que 
les  principes  et  les  règles  de  toute  science 
soient  contenus  dans  le  dépôt  de  la  révélation 
qu'elle  interprète.  La  révélation  s'est  aidée  de  la 
science  ;  elle  n'est  pas  d'elle-même  une  science. 
Ce  que  la  tradition  et  la  théologie  chrétiennes 
doivent  à  la  sagesse  hellénique,  je  l'ai  indiqué 
sommairement,  dans  L'Évangile  et  V Eglise,  au 
chapitre  du   dogme    chrétien.  La  théologie   est 


—  213  — 

sortie  de  l'élaboration  doctrinale  qui  mit  la  foi 
primitive  à  portée  de  l'intelligence  grecque,  en 
utilisant,  au  profit  de  la  croyance,  les  notions  de 
la  philosophie  antique.  Ainsi  devint-elle  une 
science,  autant  qu'il  était  possible  en  ce  temps-là  ; 
ce  fut  la  science  de  la  révélation,  mais  ce  n'était 
pas  et  ce  n'a  jamais  été  une  science  révélée  ;  ce 
n'est  pas  la  science  des  sciences,  et  ce  n'est 
même  pas  une  science  dans  l'acception  moderne 
du  mot,  puisque  son  objet,  pris  comme  elle  l'en- 
tend, n'appartient  pas  à  l'ordre  de  la  science,  et 
que  sa  méthode  ne  peut  être  considérée  mainte- 
nant comme  scientifique. 

Si  le  conflit  entre  la  théologie  et  la  science 
n'est  pas  terminé,  ce  n'est  pas  que  la  science 
ne  soit  pour  toujours  et  tout  entière  éman- 
cipée ;  c'est  que  la  théologie,  autant  qu'il 
est  en  elle,  croit  pouvoir  la  traiter  encore 
comme  elle  traitait  la  science  du  xme  siècle.  La 
plupart  de  nos  théologiens  n'arrivent  pas  à  com- 
prendre que  tout  ce  qui  est  matière  de  fait  peut 
être,  en  cette  qualité,  objet  de  science,  et  que 
cette  connaissance  du  fait  naturel  ou  historique 
ne  se  fonde  que  sur  une  expérience  rationnelle  ; 
que  les  théories  générales  qui  servent  à  classer 


—  214  — 

les  faits  ont  le  caractère  d'hypothèses  plus  ou 
moins  probables  et  indéfiniment  perfectibles  ; 
que  ces  hypothèses,  pour  être  légitimes,  doivent 
se  fonder  sur  les  faits  et  leurs  rapports,  non 
sur  un  principe  d'ordre  non  scientifique  ;  que  la 
foi  religieuse  intervient  seulement  comme  une 
lumière  dans  ce  qu'où  pourrait  appeler  la  philo- 
sophie morale  des  choses  et  les  conditions 
morales  de  l'activité  humaine  ;  qu'une  hypothèse 
comme  celle  de  l'évolution  n'est  pas  de  soi  un 
dogme  absolu  qui  contredirait  celui  de  l'Eglise, 
mais  une  explication  provisoire,  toujours  sus- 
ceptible d'être  améliorée  ;  que  cette  hypothèse, 
par  conséquent,  n'est  ni  contraire  ni  favorable  à 
la  foi,  l'athée  pouvant  la  tirer  dans  le  sens  de  sa 
négation,  et  le  croyant  l'accommoder  à  son  affir- 
mation, mais  qu'elle  correspond  à  un  état 
donné  de  la  science  ;  que  le  point  fondamen- 
tal de  la  religion,  le  problème  de  Dieu  n'est 
point  affecté  par  cette  hypothèse,  si  ce  n'est 
pratiquement,  en  tant  qu'il  importe  à  la  conser- 
vation de  la  foi  que  l'idée  de  Dieu  et  de  son 
rapport  avec  le  monde  soit  en  harmonie  avec  la 
connaissance  de  l'univers  et  de  l'histoire,  con- 
naissance qui  ne  comprend  pas  seulement  l'en- 


—  215  — 

semble  des  faits  observés,  mais  la  forme  scienti- 
fique de  leur  classement. 

En  ce  qui  concerne  particulièrement  l'histoire 
de  la  religion,  Ton  ne  paraît  pas  s'être  encore 
avisé  que  la  science  historique  des  faits  religieux 
et  leur  appréciation  religieuse  sont  choses  tout 
à  fait  distinctes;  que  la  tradition  doctrinale 
de  l'Eglise  ne  représente  pas  directement  la 
forme  réelle  de  son  passé  ;  que  la  valeur  objec- 
tive des  dogmes  n'est  pas  matière  d'histoire  ; 
que  Dieu  n'est  pas  plus  un  personnage  de  l'his- 
toire humaine  qu'il  n'est  un  élément  physique 
de  l'univers  ;  qu'on  ne  le  démontre  ni  par  les 
faits  seuls,  ni  par  le  raisonnement  seul,  mais 
par  l'effort  de  la  conscience  morale,  aidée  de  la 
connaissance  et  du  raisonnement  ;  que  la  divi- 
nité du  Christ,  quand  même  Jésus  l'aurait  en- 
seignée, ne  serait  pas  un  fait  d'histoire,  mais 
qu'elle  est  une  donnée  religieuse  et  morale  dont 
la  certitude  s'obtient  par  la  même  voie  que  celle 
de  l'existence  de  Dieu,  non  par  la  simple  dis- 
cussion du  témoignage  évangélique  ;  que  la 
science  de  la  Bible  et  l'histoire  des  origines 
chrétiennes  ne  se  confondent  nullement  avec  le 
commentaire  ecclésiastique  de  l'Ecriture  et  des 


—  216  — 

faits  bibliques;  que  l'historien  critique,  dans 
l'interprétation  de  ces  textes  et  de  ces  faits,  ne 
peut  s'appuyer  que  sur  les  textes  mêmes  et  non 
sur  le  dogme  chrétien  qui  en  procède  par  l'effet 
d'un  travail  séculaire  où  l'on  doit  voir  autre 
chose  qu'un  témoignage  autorisé  sur  le  sens 
original  des  écrits  et  sur  la  physionomie  histo- 
rique des  personnes  et  des  événements. 

Les  conséquences  d'un  pareil  état  de  la  pen- 
sée théologique  ont  à  peine  besoin  d'être  indi- 
quées. La  première,  la  plus  grave,  est  cette 
crise  de  la  foi,  ce  péril  de  l'Eglise,  qui  sont 
derrière  la  crise  apologétique  ou  théologique, 
et  dont  ceux-là  seulement  parlent  volontiers 
qui  sont  aussi  incapables  d'en  mesurer  la  pro- 
fondeur que  d'y  apporter  un  remède  efficace.  Tant 
s'en  faut  que  le  mal  ait  été  causé  par  les  rares 
et  incomplètes  productions  des  critiques  catho- 
liques ;  ceux-ci  ont  été  bien  plutôt  les  premiers 
à  le  voir,  à  s'en  préoccuper,  à  le  conjurer  sans 
fracas,  lorsque  tout,  autour  d'eux,  contribuait  à 
l'aggraver.  La  crise  est  née  de  cette  opposition 
que  les  jeunes  intelligences  perçoivent  entre 
l'esprit  théologique  et  l'esprit  scientifique,  entre 
ce  qui  est  présenté  comme  la  vérité  catholique 


et  ce  qui  se  présente  de  plus  en  plus  comme  la 
vérité  de  la  science  ;  elle  est  née  sur  le  terrain 
philosophique  par  l'insuffisance  du  dogmatisme 
ancien  devant  la  connaissance  actuelle  de  l'uni- 
vers; elle  est  née  sur  le  terrain  de  l'histoire  reli- 
gieuse par  l'obstination  du  dogmatisme  présent 
à  méconnaître  l'évidence  des  faits  et  la  légiti- 
mité de  la  méthode  critique. 

Je  me  suis  jusqu'à  ce  jour  interdit  d'instruire 
publiquement  le  procès  de  cette  lamentable  apo- 
logétique de  la  Bible,  qui  après  avoir  fait,  pendant 
tout  le  xixe  siècle,  l'étalage  de  son  impuissance, 
a  donné  finalement,  devant  l'éveil  de  la  critique, 
le  spectacle  de  son  intolérance.  Mais  n'est-ce 
pas  cette  exégèse  prétendue  traditionnelle  qui, 
en  professant  une  infinité  d'erreurs  pour  sauver 
ce  qu'elle  appelle  la  vérité  de  l'Ecriture,  est  un 
danger  permanent  pour  la  foi  de  quiconque 
réfléchit  un  peu  sur  ce  qu'on  lui  enseigne  au 
nom  de  Dieu,  auteur  de  la  Bible,  et  de  l'Eglise, 
son  interprète  infaillible 1  ? 

Il  serait  temps  d'arrêter  le  scandale  des  intel- 


1.  Voir    A.   Houtin,   La    question  biblique    chez    les 
catholiques  de  France  au  XIXe  siècle. 


—  218  — 

licences.  On  le  pourra  dès  qu'on  le  voudra 
sérieusement,  puisqu'il  suffira  de  prendre  pour 
ce  qu'ils  sont  les  Livres  saints,  le  dogme,  la 
théologie  et  la  science . 

Tout  ce  que  je  viens  de  vous  dire,  cher  ami, 
ne  vous  paraîtra  pas  bien  nouveau.  Il  y  a  dix 
ans,  ces  réflexions  servaient  d'intermède  à  nos 
exercices  d'orientalistes,  entre  l'explication  d'un 
texte  cunéiforme  et  celle  d'une  page  d'hébreu. 
Dès  ce  temps  là,  vous  pensiez  que  l'exégèse 
biblique  n'est  pas  une  science  de  tout  repos,  à 
moins  qu'on  ne  la  fasse  consister  en  explica- 
tions grammaticales,  lexicographiques  et  ar- 
chéologiques. Mes  efforts  pour  concilier  l'ortho- 
doxie catholique  avec  l'étude  sincèrement  cri- 
tique de  la  Bible,  vous  les  compariez,  non  sans 
une  légère  ironie,  aux  exploits  d'un  équilibriste 
qui  marche  sur  une  corde  tendue  en  l'air.  Tout  en 
les  suivant  avec  le  plus  bienveillant  intérêt,  vous 
n'étiez  pas  sans  crainte  de  les  voir  interrompus 
un  jour  par  quelque  funeste  accident.  Ne  vous 
inquiétez  pas,  je  commence  à  trouver  que  la  paix 
est  un  bien  appréciable,  et  j'ai  besoin  de  tran- 
quillité pour  mes  derniers  jours.  Je  n'ai  pas  la 
fatuité  de  penser  que  mes  essais  apologétiques 


—  219  — 

soient  un  secours  dont  F  Eglise  trouverait  incon- 
vénient à  être  privée. 

Après  tout,  l'accord  de  la  foi  et  de  la  science 
est  toujours  à  réaliser;  il  ne  se  fait  point  par 
décrets  de  l'autorité,  mais  il  s'accomplit  et  se 
perfectionne  peu  à  peu  par  la  bonne  volonté 
des  croyants  qui  étudient,  des  savants  qui 
croient.  Chacun  l'opère  pour  soi,  et  du  travail 
commun  résulte  un  état  général  de  l'esprit 
catholique  dont  on  peut  dire  qu'il  est  l'attitude 
de  l'Eglise  même  à  l'égard  de  la  science.  Espé- 
rons que  cette  attitude  se  fera  de  plus  en  plus 
franche  et  loyale,  non  hostile  ni  décourageante. 
La  vraie  vérité  n'a  qu'un  intérêt,  qui  est  la  vérité 
même. 

Pardonnez  cet  ennuyeux  discours  à  ma  vieille 
amitié  :  bavarde  elle  est,  mais  fidèle. 


LETTRE     A    UN     SUPÉRIEUR 
DE     SÉMINAIRE 

sur  l'institution  des  sacrements 

Cher  et  vénéré  Monsieur  le  Supérieur, 

Dans  une  visite  que  je  vous  fis  peu  de  temps 
après  la  publication  de  L  Evangile  et  V Eglise, 
j'osai  vous  demander  ce  que  vous  pensiez  de  ce 
fâcheux  opuscule.  Après  un  mot  aimable  et 
spirituel  sur  le  mérite  d'un  livre  qui  pos- 
sédait, selon  vous,  toutes  les  qualités  requises 
pour  n'être  pas  compris  du  public  ecclésiastique, 
vous  me  fîtes  une  objection,  une  série  d'objec- 
tions tirées  du  concile  de  Trente,  qui  a  formulé 
beaucoup  de  définitions  touchant  les  sacrements  ; 
et  vous  déclariez  que  ces  définitions  faisaient  loi 
pour  l'historien  comme  pour  le  théologien.  Je 
vous  répondis  fort  allègrement  que  les  conciles 
n'ont  pas  accoutumé  de  définir  l'histoire,  mais  les 
dogmes,  et  que  les  décrets  de  Trente  déterminent 
le  sens  que  l'Eglise  attache  à  l'institution  sacra- 


—  221  — 

mentelle,  non  la  forme  historique  de  cette  insti- 
tution. 

L/histoire  se  fait,  disais-je,  avec  les  témoi- 
gnages historiques,  ce  que  ne  sont  pas  les 
décrets  du  concile,  si  ce  n'est  en  ce  qui  regarde 
la  pensée  de  ceux  qui  les  ont  rédigés.  Je 
ne  réussis  pas  à  vous  convaincre.  Vous  me 
citiez  un  décret  qui  définit  le  sens  historique  de 
ce  texte  du  quatrième  Evangile1  :  «  Si  quel- 
qu'un ne  renaît  de  Feau  et  de  l'esprit  ».  Le 
concile  veut  que  l'on  entende  au  sens  propre 
le  mot  «  eau  ».  Je  vous  répliquai  que  le  concile 
avait  parfaitement  raison,  mais  que  le  vrai  sens 
du  texte  ne  résultait  pas  de  la  définition,  et 
que  le  concile  défendait  qu'on  tournât  la  pa- 
role en  métaphore,  pour  éluder  la  nécessité 
du  baptême  réel  ;  il  ne  visait  directement  ni 
l'authenticité  du  passage  en  tant  que  parole  du 
Seigneur,  ni  la  forme  particulière  de  sa  signi- 
fication dans  l'esprit  de  l'évangéliste.  La  dis- 
tinction vous  parut  subtile,  et  je  présume  que 
vous  la  jugiez  d'un  emploi  dangereux.  Si  vous  le 
voulez  bien,  nous  reprendrons  aujourd'hui  l'exa- 
men de  cette  grave  question. 

i.  Jean,  ni,  5. 


222 


I 


Le  développement  du  culte  catholique  est 
un  des  points  sur  lesquels  les  théologiens 
protestants  insistent  le  plus  volontiers  quand 
ils  veulent  prouver  que  le  catholicisme  est  une 
religion  fondée  à  côté  de  l'Evangile.  Les  ortho- 
doxes ne  connaissent  que  deux  sacrements 
établis  par  le  Christ,  le  baptême  et  l'eucha- 
ristie. M.  Harnack  n'en  admet  aucun,  et  il 
pense  que  Jésus  n'avait  pas  institué  d'autre  culte 
que  le  culte  en  esprit,  la  religion  du  Père 
céleste,  sans  aucune  forme  d'organisation  so- 
ciale ou  rituelle. 

Vous  m'accorderez  sans  peine,  Monsieur  le 
Supérieur,  que  j'aurais  perdu  mon  temps  à  citer 
au  critique  allemand  les  définitions  de  l'Eglise 
sur  les  sept  sacrements  en  général  et  sur  cha- 
cun d'eux  en  particulier.  M.  Harnack  est  trop 
bon  protestant  pour  recevoir  les  canons  de 
Trente.  Mais  vous  savez  déjà  que  mon  absten- 
tion a  un  autre  motif,  et  que  je  n'aurais  pas 
songé  à  utiliser  pour  moi-même  les  décrets 
conciliaires    comme   un   témoignage   d'histoire. 


—  223  — 

Ainsi  que  je  vous  le  disais  dans  notre  conver- 
sation, le  concile  ne  définit  pas  l'histoire,  mais 
la  façon  dont  il  convient  que  la  foi  l'inter- 
prète. Si  l'on  y  regarde  de  près,  il  est  aisé  de 
voir  les  opinions  que  se  faisaient,  touchant  l'ori- 
gine des  sacrements,  ceux  qui  ont  formulé  ses 
décrets.  Ces  opinions  sont  en  rapport  avec  la 
connaissance  qu'on  avait,  en  ce  temps-là,  des 
origines  chrétiennes,  c'est-à-dire  qu'elles  sont 
fort  éloignées  de  celles  que  professent  les  his- 
toriens contemporains,  même  catholiques.  Je 
vous  citerais  des  noms,  s'ils  ne  se  présentaient 
d'eux-mêmes  à  votre  esprit.  Que  les  opinions 
des  Pères  de  Trente  aient  déteint  sur  leurs  canons 
dogmatiques,  rien  de  plus  naturel  ;  mais  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  que  ces  opinions 
s'imposent  maintenant  à  nous,  et  les  historiens 
dont  je  parle  ne  semblent  pas  avoir  eu  de  scru- 
pule à  s'en  écarter. 

Le  concile1  décrète  que  les  sacrements  chré- 
tiens sont  au  nombre  de  sept,  ni  plus  ni  moins, 
institués  par  Notre-Seigneur  Jésus-Christ, 
nécessaires    au    salut,  instruments  de  la    grâce 

1.  Sess.  vu,  de  sacramentis  in  génère. 


—  224  — 

divine  et  la  donnant  par  le  fait  de  leur  collation. 

Allez-vous  inférer  de  là  que  le  Sauveur,  au 
cours  de  son  existence  terrestre,  a,  par  sept 
fois  différentes,  attiré  l'attention  de  ses  dis- 
ciples sur  sept  objets  ou  sept  rites  qui  devaient 
être,  dans  l'avenir,  les  sept  sacrements  de 
l'Eglise,  et  qu'il  leur  a  expliqué  la  doctrine  de 
la  grâce,  du  signe  sanctifiant  par  lui-même,  ex 
opère  operato,  comme  nous  disons  dans  notre 
latin  scolastique?  Cette  conception  peut  être  une 
vue  de  foi,  vraie,  à  sa  manière,  pour  la  foi; 
mais  si  vous  la  prenez  comme  lettre  d'histoire, 
ce  sera  une  opinion  absurde  et  insoutenable. 

Vous  n'ignorez  pas  que  les  théologiens  ont 
déjà  parlé,  pour  certains  sacrements,  d'institu- 
tion médiate.  Ce  n'est  pas  ce  que  dit  le  concile  ; 
maisjenevois  pas  d'inconvénient  à  ce  que  l'in- 
terprétation théologique  se  mette  d'accord  avec 
l'histoire.  Les  Pères  de  Trente  songeaient  à  une 
institution  formelle  des  sacrements  chrétiens, 
comme  ils  admettaient  une  institution  formelle 
de  l'Eglise  chrétienne,  en  tant  que  société  reli- 
gieuse distincte  de  la  Synagogue.  A  cette  société 
distincte  il  fallait  un  culte  distinct. 

Cependant,    il     est    de    toute    évidence    que 


les  fidèles  du  Christ  ne  se  sont  détachés 
que  peu  à  peu  du  judaïsme,  et  que  leur  culte 
particulier  s'est  organisé  de  même.  Jésus 
ne  l'a  pas  livré  tout  fait  aux  apôtres.  S'il  en 
était  autrement,  l'Eglise  aurait-elle  pu,  pendant 
des  siècles,  n'être  pas  fixée  sur  le  nombre  de 
ses  sacrements  ?  Et  la  définition  de  Trente  ne 
suppose-t-elle  pas  derrière  elle,  non  seulement 
tout  le  développement  du  culte  chrétien,  mais 
tout  le  développement  théologique  sur  la  doc- 
trine de  la  grâce  et  sur  la  notion  du  sacrement? 
Si  vous  mettez  tout  cela  dans  l'Evangile, 
vous  supprimez  l'histoire,  et  l'histoire  ne  se 
laisse  pas  supprimer  ;  vous  violentez  les  textes, 
et  les  textes  rendent  témoignage  contre 
ceux  qui  les  torturent.  Vous  allez  plus 
loin  que  n'allaient  les  Pères  de  Trente,  qui, 
n'ayant  pas  une  idée  précise  de  la  question  his- 
torique, ne  songeaient  pas  à  la  trancher  abso- 
lument. Le  Catéchisme  dit  du  concile  de 
Trente  1  déclare  que  Dieu  a  institué  les  sacre- 
ments par  le  Christ.   Une  telle  façon  de  parler 

1.  Pars  ii,  21. 
A.  Loisy.  —  Autour  dun  petit  livre.  15 


—  226  — 

exprime  bien  la  pensée  de  la  tradition  ;  mais 
elle  montre  aussi  fort  clairement  que  cette  pen- 
sée n'est  point  une  donnée  d'histoire. 

Le  concile  !  décrète  que  trois  sacrements,  le 
baptême,  la  confirmation  et  l'ordre,  impriment 
dans  l'âme  un  caractère  ineffaçable  ;  que  tous  les 
chrétiens  n'ont  pas  pouvoir  d'administrer  tous 
les  sacrements;  que  les  ministres  des  sacrements 
doivent  avoir  l'intention  de  faire  ce  que  fait 
l'Église. 

Ces  déclarations  n'ont  leur  signification  que 
dans  l'Eglise  catholiquement  organisée,  non  dans 
la  société  évangélique  avant  la  passion  du  Sau- 
veur. On  conçoit  que  l'initiation  chrétienne  ne  se 
renouvelle  pas,  et  qu'il  en  soit  de  même  pour 
l'investiture  sacerdotale.  Mais  pour  qu'il  y  ait 
initiation  aux  mystères,  il  faut  que  les  mystères 
existent,  et  pour  qu'il  y  ait  sacerdoce,  il  faut 
qu'il  y  ait  culte.  L'intention  de  faire  ce  que  fait 
l'Eglise  suppose  que  l'Eglise  est  constituée  et 
qu'elle  se  regarde  comme  interprète  des  volon- 
tés de  son  fondateur, 

Je    n'insiste  pas  sur  ce  que  le  concile,  sans 

1.  Loc.  cit.,  en.  9-11. 


—  227  — 

parler  des  intentions  du  Christ,  dit  que  le  mi- 
nistre du  sacrement  doit  se  conformer  à  l'intention 
de  l'Eglise.  Les  Pères  de  Trente  ne  faisaient  cer- 
tainement aucune  différence  entre  les  intentions 
de  l'Eglise  et  celles  de  Jésus.  Les  intentions  de 
l'Eglise,  en  effet,  sont,  pour  le  croyant,  les 
intentions  du  Christ  immortel.  Mais  il  ne  faut 
pas  contraindre  l'historien  à  retrouver  ces  inten- 
tions dans  l'Evangile,  comme  si  le  Christ  les 
avait  expressément  manifestées  au  cours  de  sa 
vie  terrestre.  On  perçoit  encore  sans  difficulté, 
dans  le  Nouveau  Testament,  que  l'Eglise  n'a  été 
fondée  et  que  les  sacrements  n'ont  été  institués, 
à  proprement  parler,  que  parle  Sauveur  glorifié. 
Il  s'ensuit  que  l'institution  de  l'Eglise  etdes sacre- 
ments par  le  Christ  est,  comme  la  glorifica- 
tion de  Jésus,  un  objet  de  foi,  non  de  démonstra- 
tion historique.  L'historien  peut  constater  seu- 
lement que  l'Eglise  est  la  continuation  vitale  et 
logique  de  l'Evangile.  Il  peut  vérifier  aussi  que 
le  Christ  a  toujours  vécu  et  qu'il  vit  encore  dans 
l'Eglise,  mais  il  n'accomplit  cette  vérification 
que  par  l'expérience  de  la  foi,  non  par  l'examen 
critique  des  textes  et  des  faits.  C'est,  Monsieur 
le   Supérieur,    la   distinction  que    j'avais  voulu 


—  228  — 

Vous  faire  accepter;  elle  me  paraît  expliquer 
suffisamment  le  langage  que  j'ai  tenu,  parlant 
en  historien,  dans  L  Evangile  et  V Eglise.  Je  vais 
maintenant  en  faire  l'application  à  chaque  sacre- 
ment. 


Il 


Le  concile  *  décrète  que  l'eau  naturelle  est  la 
matière  indispensable  du  baptême,  et,  comme 
vous  me  F  avez  fort  bien  dit,  que  le  passage 
de  Jean 2  où  il  est  question  de  la  nouvelle 
naissance  par  l'eau  et  l'esprit  doit  être  entendu 
au  sens  propre;  que  le  baptême  est  indispen- 
sable au  salut,  et  qu'il  oblige  celui  qui  l'a  reçu 
à  observer  tous  les  commandements  de  l'Eglise. 

Ce  n'est  pas  sans  peine  que  les  théologiens 
arrivent  à  fixer  le  moment  où  Jésus  a  institué  le 
baptême,  et  l'historien,  il  faut  l'avouer,  n'est 
guère  moins  embarrassé  pour  déterminerl'origine 
de  ce  rite  chrétien.  Les  paroles  les  plus  expli- 
cites sont  celles  qui    sont   attribuées,    dans  la 


1.  Sess.  vu,  de  baptismo,  en.  2,  5,  8. 

2.  Supr.  cit.  p.  221. 


—  229  — 

finale  de  Matthieu,  au  Christ  ressuscité  :  «  Allez, 
instruisez  toutes  les  nations,  les  baptisant  au 
nom  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit.  »  On 
y  retrouve  la  matière  et  la  forme  du  sacrement, 
c'est-à-dire  l'ablution  d'eau  et  les  paroles  qui 
manifestent  l'objet  de  l'acte  rituel.  L'ordre  de 
baptiser  équivaut  à  une  institution  formelle 
du  baptême.  Ainsi  le  sacrement  serait  insti- 
tué par  le  Christ  glorieux,  c'est-à-dire  que 
l'Evangile  même  attesterait  que  le  rite  a  pris 
naissance  dans  la  communauté  apostolique. 
L'apparition  décrite  par  Matthieu  étant  commeun 
résumé  synthétique  des  traditions  relatives  à  la 
résurrection,  les  paroles  du  Christ  expriment, 
pour  l'historien,  un  sentiment  vivant  de  la  con- 
science chrétienne. 

Mais  cette  donnée  se  trouve  combattue  par 
les  assertions  du  quatrième  Evangile,  qui  dit  que 
Jésus,  au  cours  de  son  ministère,  conférait  le 
baptême  ',  tout  comme  Jean,  son  précurseur. 
Les  commentateurs  se  demandent,  avec  une  cer- 
taine anxiété,  si  c'était  déjà  le  baptême  chrétien, 
l'auteur   ayant   pris   soin  de  dire,  un  peu  plus 

1.  Jean,  m,  22 


—  230  — 

loin,  que  l'Esprit -Saint  n'était  pas  donné  tant 
que  Jésus  n'était  pas  glorifié  l.  Le  Sauveur,  dans 
le  discours  à  Nicodème,  n'aurait-il  formulé  que 
la  théorie  du  sacrement  ?  Que  signifierait  alors 
le  baptême  donné  avant  la  résurrection  ? 

Il  faut  savoir  entendre  le  témoignage  johan- 
nique.  Après  avoir  affirmé  que  Jésus  baptisait, 
l'évangéliste  se  reprend,  disant  que  ce  n'était  pas 
lui  qui  baptisait,  mais  ses  disciples  2.  Y  avait-il 
donc,  dès  ce  temps-là,  une  communauté  organi- 
sée ?  Tout  s'arrange,  si  l'on  admet  que  le  qua- 
trième Evangile  ne  raconte  pas  un  fait  réel, 
et  qu'il  oppose,  dans  ce  récit,  le  baptême 
chrétien  au  baptême  de  Jean,  les  deux  ne 
coexistant  que  pour  la  perspective  de  la  narra- 
tion, et  le  droit  de  l'histoire  étant  sauvegardé 
par  la  double  remarque  sur  l'Esprit  qui  n'a 
été  donné  qu'après  la  résurrection,  et  sur  le 
baptême  conféré  seulement  par  les  disciples. 
Jean  sait  fort  bien  que  le  baptême  chrétien  n'a 
pas  été  administré  pendant  la  prédication  de 
Jésus.    Dans    le     discours    à    Nicodème,    il    a 


1.  Jean,  vu,  39. 

2.  Jean,  iv,  2. 


—  231  — 

formulé  une  théorie  du  sacrement  ecclésiastique. 
Tous  les  discours  du  quatrième  Évangile  sont, 
au  point  de  vue  chrétien,  comme  des  paroles  du 
Christ  glorieux,  anticipées  dans  sa  carrière  ter- 
restre; elles  sont  donc  aussi,  pour  l'historien,  une 
expression  du  sentiment  chrétien,  un  témoignage 
de  la  foi  chrétienne. 

L'état  de  la  question  ne  serait  pas  changé,  si 
le  doute  qui  a  été  émis  récemment  à  propos  des 
paroles  de  Matthieu  :  «  les  baptisant  au  nom  du 
Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit  »,  se  trouvait 
fondé.  On  a  observé  {  que  ce  passage  manquait 
dans  toutes  les  citations  d'Eusèbe  de  Gésarée 
qui  sont  antérieures  au  concile  de  Nicée.  Avant 
cette  époque,  Eusèbe  aurait  cité  constamment  le 
texte  sous  cette  forme  :  «  Allez,  instruisez  toutes 
les  nations  en  mon  nom,  leur  apprenant  à  obser- 
ver tout  ce  que  je  vous  ai  commandé.  » 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire,  Monsieur  le  Su- 
périeur, que  le  discours  se  présente  ainsi  dans  un 
meilleur  équilibre.  La  présence  delà  formule tri- 
nitaire  étonnait  les  critiques ,  et  beaucoup  voyaient 


1.  Conybeare,  Zeitschrift  fur  neut.  Wissenschaft,  1901, 
275-288. 


—  232  — 

là  un  motif  de  placer  la  rédaction  définitive 
de  Matthieu  plusieurs  années  après  le  com- 
mencement du  second  siècle,  une  telle  énumé- 
ration  des  trois  personnes  divines,  qui  serait  à 
peine  concevable  dans  le  quatrième  Evangile, 
ne  pouvant  se  trouver  dans  le  premier  que  par 
influence  de  l'usage  chrétien.  Si  le  passage  est 
une  glose,  ce  serait,  en  effet,  la  liturgie  bap- 
tismale qui  l'aurait  suggérée.  La  formule 
d'Eusèbe  s'accorderait  avec  les  textes  de  Paul 
et  des  Actes  qui  montrent  le  baptême  conféré 
au  nom  de  Jésus-Christ. 

Faut-il  vous  rappeler  que  certains  théolo- 
giens, de  leur  point  de  vue  spéculatif,  se 
sont  demandé  si  le  baptême  conféré  au  seul 
nom  de  Jésus  ne  serait  pas  valide  ?  C'est 
bien  ainsi,  semble-t-il,  que  les  apôtres  l'ont 
donné  d'abord.  Mais  nous  n'avons  pas  à  dis- 
cuter maintenant  cette  question  de  formule. 
Il  est  aisé  de  comprendre  comment  l'on  a  pu 
agréger  à  la  communauté  les  premiers  con- 
vertis du  judaïsme,  en  les  baptisant  «  à  Jésus- 
Christ  »,  et  comment  on  en  vint  bientôt  à  agré- 
ger les  païens,  qui  avaient  besoin  d'adhérer  au 
vrai  Dieu,  en  les  baptisant  «  au  Père  »  Dieu,  «  au 


—  233   - 

Fils  »  Christ  et  Sauveur,  «  et  à  l'Esprit  »  sancti- 
ficateur de  l'Eglise.  Toujours  est-il  que  le  rite 
baptismal  nous  apparaît  comme  une  coutume 
née  dans  la  communauté  apostolique,  d'après 
certains  antécédents,  comme  le  baptême  des  pro- 
sélytes juifs  et  celui  de  Jean,  que  Jésus  lui- 
même  avait  reçu.  Ni  Paul,  ni  l'auteur  des  Actes 
ne  rattachent  cette  coutume  à  une  volonté  for- 
melle du  Christ  ;  mais  ils  ne  la  conçoivent  pas 
autrement  que  voulue  par  l'Esprit  qui  gouverne 
l'Eglise,  c'est-à-dire  par  le  Christ  qui  donne 
l'Esprit. 

D'ailleurs,  quand  le  Christ  ressuscité  envoie, 
dans  Luc,  ses  apôtres  prêcher  la  pénitence  pour 
la  rémission  des  péchés,  et  quand,  dans  l'Evan- 
gilejohannique,  il  leur  communique  avec  l'Esprit 
le  pouvoir  de  remettre  les  péchés  et  de  les  rete- 
nir, les  deux  évangélistes  pensent  au  baptême, 
tout  comme  Matthieu  y  pensait,  s'il  a  écrit  seule- 
ment :  «  Instruisez  les  Gentils  en  mon  nom.  »Que 
l'adoption  du  rite  ait  été  suggérée  par  l'Esprit 
aux  apôtres,  ou  dans  une  vision  du  Christ  res- 
suscité, l'institution  se  rattache  au  Christ  de  la 
foi,  non  au  Christ  de  l'histoire  ;  et  l'historien  est 
autorisé  à   dire  que  le  premier  des  sacrements 


—  234  — 

chrétiens  est  né  seulement  avec  la  communauté 
chrétienne.  C'est  donc  la  communauté  qui  a 
réglé  les  conditions  dans  lesquelles  il  devrait  être 
administré,  qui  l'a  rendu  nécessaire  en  l'adop- 
tant comme  tel,  et  qui  y  a  impliqué  en  même 
temps  toutes  les  obligations  de  la  profession 
chrétienne.  Pour  la  foi,  ce  qu'a  réglé  la  commu- 
nauté, le  Christ  immortel  et  l'Esprit  l'ont  voulu. 
Dieu  est,  dans  le  Christ,  l'auteur  de  la  justifica- 
tion et  du  sacrement,  comme  dit  le  Catéchisme 
du  concile  de  Trente. 

Le  concile  1  décrète  que  la  confirmation  est 
un  vrai  sacrement,  dont  le  ministre  ordinaire 
est  l'évêque  seul. 

Il  faut  que  l'Eglise  ait  autorité  pour  régler  ces 
choses.  L'historien  n'en  peut  rien  savoir.  Pendant 
longtemps,  la  chrismation  a  été  un  complément  du 
baptême;  elle  l'est  encore  dans  l'Eglise  grecque, 
où  la  bénédiction  du  chrême  est  réservée  à  l'évê- 
que, mais  non  l'onction  sacramentelle.  Bien  que 
le  rite  soit  fort  ancien,  rien  ne  prouve  qu'il 
ait  été  pratiqué  par  les  apôtres.  Il  signifie  l'onc- 
tion de  l'Esprit,  qui  est  donnée  dans  le  baptême. 

1.  Sess.  vu,  de  confirmatione,  en.  1,  3. 


—  235  — 

C'est  évidemment  l'Église  qui  a  développé  ainsi 
le  rite  baptismal,  et  la  distinction  formelle  des 
deux  sacrements  n'appartient  pas  à  l'histoire  du 
christianisme  primitif.  Mais  la  théologie  est 
libre  d'admettre  une  distinction  virtuelle,  qui 
se  réalise  selon  le  besoin  de  la  commu- 
nauté, par  l'autorité  de  l'Eglise  en  qui  vit  le 
Christ. 


III 


Le  concile  '  décrète  que  le  Christ  est  réelle- 
ment et  tout  entier  présent  dans  l'eucharistie; 
que  la  substance  du  pain  et  du  vin  ne  demeure 
pas  sous  les  espèces  après  la  consécration,  mais 
qu'il  y  a  transsubstantiation,  c'est-à-dire  change- 
ment, par  substitution,  de  toute  la  substance  du 
pain  au  corps,  et  de  toute  la  substance  du  vin 
au  sang  du  Christ;  que  la  messe  est  un  véri- 
table sacrifice,  institué  par  le  Sauveur;  que  les 
apôtres  ont  été   faits  prêtres   par  les  paroles  : 

1.  Sess.  xiii,  de  eucharislia,  en.  1-2;  Sess.  xxn,  de  sacri- 
ficio  /mssae,  en.  1-2;  Sess.  xxm,  de  ordine,  en.  1. 


—  236  — 

«  Faites  ceci  en  mémoire  de  moi  »,  et  que 
Jésus  a  institué  ainsi  un  sacerdoce  visible  et 
perpétuel. 

Ce  sont  là,  Monsieur  le  Supérieur,  des  vues 
de  foi,  et  d'une  foi  qui  se  définit  selon  les 
conceptions  philosophiques  du  moyen  âge.  Pen- 
sez-vous que  les  apôtres,  pendant  la  dernière 
cène,  aient  eu  l'idée  bien  nette  de  la  transsub- 
stantiation, de  la  permanence  du  Christ  tout 
entier  sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin,  qu'ils 
aient  eu  conscience  d'être  désormais  des  prêtres, 
qui  remplaçaient,  dans  la  nouvelle  alliance,  le 
sacerdoce  d'Aaron  et  le  ministère  des  lévites  ? 
Et  nous-mêmes,  savons-nous  maintenant  aussi 
bien  que  les  Pères  de  Trente  ce  que  c'est  que 
substance  et  ce  que  c'est  qu'accident,  pour  con- 
cevoir aussi  facilement  qu'eux  une  substance 
corporelle  sans  apparence,  et  une  apparence 
sans  substance  ?  N'est-il  pas  évident  que  la  défi- 
nition philosophique  de  la  présence  réelle  s'est 
lentement  élaborée  et  finalement  déterminée  en 
vue  des  hérésies  qui  tendaient  plus  ou  moins  à 
faire  du  sacrement  un  pur  symbole,  et  que  la 
vérité  du  sacrifice  de  la  messe  doit  s'entendre 
par  rapport  à   une  notion  particulière  du  sacri- 


fîce,  que  les  théologiens  eux-mêmes  ont  quelqtié 
peine  à  interpréter  ?  Toute  l'histoire  de  l'eucha- 
ristie est  un  témoignage  de  la  foi  grandissante. 
Pour  la  foi,  c'est  le  témoignage  que  le  Christ 
vivant  se  rend  à  lui-même  dans  l'Eglise,  qui  vit 
par  lui.  Et  il  en  fut  ainsi  dès  le  commence- 
ment. 

Je  ne  puis  faire  ici  la  critique  des  récits  de  la 
dernière  cène.  Le  plus  complet  est  celui  de  saint 
Paul  J  ;  mais  quand  on  l'examine  de  près,  il  est 
assez  malaisé  de  distinguer  rigoureusement  ce 
qui  peut  venir  de  la  tradition  primitive,  ce  qui 
peut  être  la  relation  du  dernier  repas,  d'après 
ceux  qui  y  avaient  assisté,  du  commentaire 
théologique  et  moral  que  l'apôtre  en  a  fait. 
Saint  Paul  est  le  théologien  de  la  croix,  de  la 
mort  rédemptrice,  et  il  interprète  visiblement, 
d'après  sa  théorie  de  l'expiation  universelle,  la 
cène  commémorative  de  la  mort. 

Je  crois  et  j'ai  dit  que  la  doctrine  de 
Paul  a  influencé  la  rédaction  du  second  Evan- 
gile et,  par  l'intermédiaire  de  Marc,  celle  du 
premier.  Il  me  paraît  assez  clair,  en   effet,  que 

1.  ICor.  xi,  23-25. 


—  238  — 

les  paroles  :  «  Ceci  est  mon  sang  de  l'alliance, 
qui  est  répandu  pour  plusieurs  »,  ont  été  ajou- 
tées, par  le  rédacteur  du  second  Evangile  (car 
je  n'ai  point  prétendu  que  ce  fût  une  interpola- 
tion, et  Marc  tout  entier  contient  des  retouches 
et  des  additions  de  ce  genre),  dans  un  récit  plus 
simple  qui  était  ainsi  conçu  *  :  ((Et  pendant 
qu'ils  mangeaient,  prenant  du  pain,  il  le  bénit, 
le  rompit,  le  leur  donna  et  dit  :  «  Ceci  est  mon 
corps.  »  Et  prenant  la  coupe,  il  rendit  grâces,  et 
la  leur  donna  ;  et  ils  en  burent  tous.  Et  il  leur 
dit  :  ((  En  vérité  je  vous  dis  que  je  ne  boirai 
plus  du  fruit  de  la  vigne,  jusqu'au  jour  où  je  le 
boirai  nouveau  dans  le  royaume  de  Dieu.  »  J'ai 
fait  observer  que  ce  récit  concordait  avec  celui 
de  Luc  2,  sans  les  additions  qui  y  ont  été 
importées  de  la  première  Epître  aux  Corinthiens. 
Dans  ce  récit  plus  court,  il  y  a  bien  l'idée  de  la 
mort  prochaine,  mais  non  celle  de  l'expiation, 
et  rien  ne  fait  prévoir  le  renouvellement  de  la 
cène  en  dehors  du  festin  messianique,  dans  l'avè- 
nement du  royaume  céleste.  L'origine  de  la  cène 


1.  Marc,  xiv,  22-23,23. 

2.  Luc,  xxii,  15-19,  jusqu'à  :  «  Ceci  est  mon  corps.  » 


—  239  — 

eucharistique  se  présente  ainsi  à  l'historien  dans 
des  conditions  analogues  à  celle  du  baptême, 
mais  avec  cette  double  différence  qu'elle  se  rat- 
tache à  un  souvenir  précis  de  la  vie  de  Jésus,  à 
un  incident  significatif  et  très  déterminé  du  der- 
nier repas,  et  que  Ton  saisit  mieux  aussi  les  cir- 
constances dans  lesquelles  le  souvenir  de  la 
dernière  cène  s'incarna,  en  quelque  façon,  dans 
la  cène  de  la  communauté  apostolique,  dans  le 
sacrement  de  l'eucharistie.  » 

Les  critiques  ont  imaginé  toutes  sortes  d'hy- 
pothèses pour  expliquer  l'origine  de  la  cène 
ecclésiastique.  Il  ne  faut  pas  les  blâmer  d'avoir 
cherché.  C'est  chose  certaine  que  l'idée  du  sa- 
crement perpétuel  n'était  pas  dans  l'esprit  des 
apôtres  la  veille  de  la  passion,  et  l'historien  a  le 
devoir  d'expliquercomment  elle  y  est  entrée.  Une 
foi  naïve  peut  se  représenter  saint  Pierre  disant 
pontificalement  la  messe  le  lendemain  de  la  ré- 
surrection, devant  les  dix  apôtres  et  les  saintes 
femmes.  Un  théologien  aussi  traditionnel  et  cir- 
conspect que  vous,  Monsieur  le  Supérieur, 
ne  verrait  là  qu'une  pieuse  imagination.  Des 
auteurs  graves  reconnaissent  que  les  apôtres, 
le  soir  du  jeudi  saint,  n'avaient  pas  dû  très  bien 


^  240  — 

comprendre  ce  que  voulait  Jésus.  Comment 
donc  et  quand  ont-ils  compris  ?  Vous  me  di- 
rez que  Jésus  ressuscité  a  pu,  par  l'Esprit, 
leur  suggérer  l'instruction  dont  ils  avaient 
besoin.  Mais  ceci  est  une  explication  théolo- 
gique, une  explication  de  foi,  qui  ne  représente 
pas  tout  à  fait  la  forme  historique  du  fait  dont  il 
s'agit.  Peu  s'en  faut  cependant;  car  les  récits  de 
la  résurrection  me  semblent  témoigner  assez 
clairement  que  la  foi  au  Christ  ressuscité,  au 
Christ  immortel,  au  Christ-Esprit,  et  la  foi  au 
Christ  présent  pour  les  siens  dans  le  repas  de 
communauté,  dans  la  cène  eucharistique,  ont 
grandi  en  même  temps  et  sont  inséparables  l'une 
de  l'autre. 

Prenons,  dans  saint  Jean,  les  récits  du  dernier 
chapitre,  la  pêche  merveilleuse  et  le  repas  qui  la 
suit,  échos  de  la  tradition  galiléenne,  c'est-à- 
dire  de  la  tradition,  probablement  primitive,  qui 
plaçait  en  Galilée  au  moins  les  premières  appa- 
ritions du  Christ  ressuscité  :  qu'y  trouvons- 
nous  ?  Le  pain  et  le  poisson,  les  éléments  du 
repas  miraculeux  que  Jésus  avait  donné  à  la 
foule,  et  qui  sont  restés  dans  la  tradition  chré- 
tienne le  symbole  de  l'eucharistie.  N'en  doutez 


—  241  — 

pas,  Monsieur  le  Supérieur,  ils  le  sont  déjà  dans 
l'Evangile,  ici  et  dans  les  récits  de  la  multipli- 
cation des  pains.  Les  évangélistes  pensent  à 
l'eucharistie  en  racontant  les  miracles  et  l'appa- 
rition du  Sauveur.  L'historien  doit  admettre,  au 
fond  du  récit  de  Jean,  une  vision  qui  se  pro- 
duisit dans  un  repas  des  disciples,  et  où  Jésus 
parut  bénissant  et  distribuant  le  pain,  comme 
la  veille  de  la  passion. 

Passons  maintenant  au  troisième  Evangile  : 
que  voyons-nous  dans  l'histoire  des  disciples 
d'Emmaûs  ?  Jésus  bénissant  le  pain,  le  rompant 
pour  le  présenter  aux  deux  disciples,  et  dispa- 
raissant au  moment  où  «  la  fraction  du  pain  »  le 
leur  fait  reconnaître.  Que  pourrait-on  imaginer  de 
plus  significatif  ?  Les  critiques  qui  ne  prennent  pa  s 
ce  récit  comme  témoignage  d'histoire  devraient 
bien  lire  au  moins  ce  que  la  conscience  chré- 
tienne a  écrit  en  toutes  lettres  dans  cette  page, 
à  savoir  que  la  foi  au  Christ  toujours  vivant,  et 
la  foi  au  Christ  présent  aux  siens  dans  la  frac- 
tion du  pain  sont  une  seule  et  même  foi,  qui 
a  sa  racine,  pour  une  bonne  part,  dans  les  visions 
où  Jésus  paraissait  rompant  et  donnant  le  pain 
à  ses  amis. 

A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre.  16 


—  242  — 

Poursuivons  la  lecture  de  Luc,  et  nous  cons- 
taterons que  les  onze  disciples  sont  supposés  à 
table  quand  Jésus  leur  apparaît.  La  finale  deuté- 
rocanonique  de  Marc  le  dit  en  ternies  exprès  et 
doit  interpréter  exactement  le  troisième  Evan- 
gile, à  moins  qu'elle  ne  représente  en  ce  point 
la  tradition  que  Luc  lui-même  reflète  avec  moins 
de  netteté.  Vous  remarquerez  que  le  troisième 
Evangile  parle  aussi  de  poisson,  et  que  les  deux 
éléments  qu'on  trouvait  associés  dans  le  dernier 
chapitre  de  Jean  sont  comme  répartis  par  Luc 
entre  l'histoire  d'Emmaùs  et  l'apparition  aux 
onze  apôtres. 

Revenons  enfin  au  quatrième  Evangile,  dans 
le  récit  proprement  johannique  des  apparitions. 
Le  chapitre  xxi,  que  j'ai  cité  plus  haut,  est, 
comme  vous  savez,  un  appendice  rédactionnel. 
Les  deux  grandes  apparitions  du  chapitre  xx 
sont  pour  les  apôtres  assemblés.  Il  n'est  pas  dit 
qu'ils  fussent  à  table,  mais  il  n'y  a  pas  d'ana- 
chronisme à  soutenir  que  l'évangéliste  veut  les 
montrer  réunis  en  assemblée  chrétienne  ;  les 
deux  apparitions  ont  lieu  le  premier  jour  de  la 
semaine,  et  ce  sont,  n'en  doutez  pas,  dans  l'es- 
prit du  narrateur,  les  deux  premiers  dimanches 


—  243  — 

de  l'Eglise.  ]La  seule  différence  entre  ceux-ci  et 
les  suivants,  c'est  qu'on  y  a  vu  Jésus,  tandis  que, 
pour  les  autres,  il  y  est  sans  qu'on  le  voie. 
«  Bienheureux  ceux  qui  croient  sans  avoir  vu 1 .  » 
Le  souvenir  de  l'eucharistie  est  implicite,  et  si  Jean 
ne  lui  donne  pas  plus  de  relief,  c'est  qu'il  a  traité 
spécialement  ce  sujet  dans  le  grand  discours  du 
chapitre  vi,  sur  le  pain  de  vie,  et,  sous  une  autre 
forme,  dans  le  discours  après  la  cène.  Si  le  discours 
sur  le  pain  de  vie  était  une  instruction  du  Christ 
historique,  non  seulement  le  sacrement,  mais  la 
théologie  et  l'interprétation  mystique  du  sacre- 
ment auraient  été  donnés  par  Jésus  lui-même, 
une  année  avant  la  passion.  Mais  ce  discours 
remplace,  dans  le  quatrième  Evangile,  le  simple 
récit  de  la  cène  que  Jean  n'a  pas  voulu  repro- 
duire. Nous  y  entendons  la  voix  du  Christ  glori- 
fié, la  voix  de  l'Eglise  et  de  la  foi  chrétienne.  Il 
complète  les  récits  delà  résurrection,  parce  qu'il 
fait  voir  dans  le  Christ  immortel  le  Christ  eucha- 
ristique, le  pain  de  vie. 

Ainsi  donc,  au  point  de  vue  de  l'histoire,  la 
foi  à  l'eucharistie  est  attestée  à  peu  près  par  les 

l.J  Jean,  xx,  29. 


—  244  — 

mêmes  témoignages  et  de  la  même  façon  que  la 
foi  à  la  résurrection  ;  les  deux  sont  nées  en- 
semble et  se  sont  affermies  ensemble  par  les 
mêmes  causes,  la  foi  antécédente  à  Jésus  Messie 
et  les  apparitions  qui  ont  suivi  la  passion  ;  les 
fidèles  de  Jésus  ont  acquis  en  même  temps  la 
persuasion  que  leur  Maître  était  toujours  vivant, 
et  qu'il  était  avec  eux,  à  eux  dans  la  fraction  du 
pain  ;  et  de  même  que  la  foi  à  Jésus  Messie  sup- 
portait la  foi  à  Jésus  immortel,  le  souvenir  du 
dernier  repas  supportait  et  déterminait  la  foi  à 
Jésus  présent  dans  la  fraction  du  pain.  Jésus  res- 
suscité était  entré  dans  la  gloire  de  son  règne,  et 
la  cène  eucharistique  était  l'accomplissement 
mystérieux,  anticipé,  du  festin  messianique  où 
il  avait  convié  ses  disciples. 

De  bonne  foi,  Monsieur  le  Supérieur,  ne  trou- 
vez-vous pas  que,  si  la  critique  est  inquiétante, 
Yhypercritique  a  du  bon  et  qu'elle  peut  même 
être  rassurante  ?  Que  vous  faut-il  maintenant 
pour  satisfaire  aux  exigences  de  la  plus  rigou- 
reuse théologie  ?  Admettre  ce  que  vous  admet- 
tez et  ce  que  nous  croyons,  à  savoir,  que,  sous 
ce  mouvement  dont  l'historien  ne  voit  que  l'ex- 
térieur, derrière  ce  travail  de  la  conscience  chré- 


tienne  dont  l'analyse  des  textes  finit  bien  par1 
trahir  les  secrets,  dans  ces  apparitions  du  Christ 
et  cette  foi  des  apôtres,  il  y  avait  réellement  le 
Christ  immortel  et  Faction  de  l'Esprit.  Après  cela, 
vous  me  permettrez  bien  de  ne  pas  insister  sur 
l'idée  du  sacrifice,  qui  s'est  développée  naturel- 
lement, en  partant  de  l'oblation  du  pain  et  du 
vin  qui  se  faisait  dans  la  cène,  et  de  la  mort  du 
Sauveur  qui  y  était  figurée  et  rappelée.  J'aurai 
à  revenir  plus  loin  sur  le  sacerdoce. 


IV 


Le  concile  1  décrète  que  la  pénitence  est  un 
vrai  sacrement,  institué  par  le  Christ  pour  la 
réconciliation  des  fidèles  qui  ont  péché  après  le 
baptême  ;  que  les  paroles  :  «  les  péchés  seront 
remis  à  ceux  à  qui  vous  les  remettrez,  et  retenus 
à  ceux  à  qui  vous  les  retiendrez  2  »,  doivent 
s'entendre  du  sacrement  de  pénitence  ;  que  la 
matière  du  sacrement  consiste  dans  les  trois 
actes  du  pénitent,  la  contrition,  la  confession  et 

1.  Sess.  xiv,  de  poenitentia,  en.  1,  3-4,  6-9. 

2.  Jean,  xx,  23. 


—  246  — 

la  satisfaction  ;  que  la  confession  sacramentelle 
est  nécessaire  et  d'institution  divine,  et  que  la 
confession  secrète,  au  prêtre  seul,  n'est  pas 
étrangère  h  l'institution  du  Christ  ;  que  l'abso- 
lution est  un  acte  judiciaire,  une  sentence  qui 
opère  la  rémission  des  péchés,  et  que  le  pouvoir 
d'absoudre  n'appartient  qu'aux  prêtres. 

Ce  sujet  de  la  pénitence  a  été  traité  dernière- 
ment par  des  savants  autorisés,  qui  sont  en 
même  temps  des  personnes  fort  orthodoxe?.  On 
a  démontré,  par  exemple,  que  la  question  se 
posait,  vers  le  milieu  du  second  siècle,  dans  la 
communauté  romaine,  dans  l'Eglise  mère  et 
maîtresse,  de  savoir  si  un  fidèle  qui  était  tombé 
en  un  péché  grave  pouvait  être  admis  à  la 
pénitence;  et  l'on  a  loué  chaudement  la  sagesse 
du  bon  H ermas,  qui  concluait  à  ce  que  la  péni- 
tence fût  accordée  une  fois,  une  seule,  à  de  tels 
pécheurs.  Si  donc  vous  ne  vous  fiez  pas  à  mes 
renseignements,  Monsieur  le  Supérieur,  et  je 
vous  engage  moi-même  à  les  contrôler  sévère- 
ment, vous  pouvez  demander  à  quelque  docteur, 
bien  sûr  et  immaculé,  si  l'idée  du  chrétien  pé- 
cheur et  absous  par  jugement  ecclésiastique 
remonte  a  la  prédication  du  Sauveur;  si  la  pa- 


—  247  — 

rôle  du  Christ  johannique  sur  la  rémission  des 
péchés  vise  directement  le  sacrement  de  péni- 
tence ;  si  la  théorie  qui  voit  dans  les  trois  actes 
du  pénitent  la  matière,  et  dans  l'absolution  la 
forme  du  sacrement,  peut  se  prévaloir  dune 
origine  apostolique  ;  si  la  confession  des  péchés 
commis  après  le  baptême  a  été  formellement 
prescrite  par  le  Christ  ;  si  le  premier  âge  chrétien 
a  connu  la  confession  privée,  au  prêtre  seul,  et 
comme  un  sacrement  ;  si  l'absolution  ecclésias- 
tique a  été  regardée  d'abord  comme  une  sen- 
tence judiciaire. 

J'ai  exposé,  dans  le  dangereux  petit  livre,  les 
traits  gén  éraux  du  développement  de  la  discipline 
pénitentielle.  Après  ce  que  j'ai  dit  du  baptême, 
il  ne  me  paraît  pas  nécessaire  de  prouver  lon- 
guement que  Jésus  n'avait  pas  réglé,  pendant  sa 
vie  mortelle,  les  conditions  de  la  rémission  des 
péchés  commis  par  les  croyants  baptisés.  Les 
textes  qui  concernent  la  rémission  des  péchés 
sont  ce  que  j'ai  appelé  déjà  des  paroles  du  Christ 
glorifié,  soit  qu'elles  se  trouvent  dans  des  dis- 
cours attribués  à  Jésus  ressuscité,  comme  c'est 
le  cas  pour  la  parole  de  Jean  que  le  concile  a 
citée,  soit  qu'elles  affectent  le  caractère  d'addi- 


*-  248  — 

tions  rédactionnelles,  comme  c'est  le  cas  pont 
celles  qui  concernent,  dans  Matthieu,  la  correc- 
tion fraternelle  et  le  pouvoir  de  lier  et  de 
délier  i.  Plusieurs  de  ces  textes  ne  se  rap- 
portent pas  à  la  pénitence  ecclésiastique  indé- 
pendamment du  baptême.  On  peut  admettre  et 
il  est  vrai  qu'ils  supposent  dans  l'Eglise  la  con- 
science d'un  pouvoir  de  rémission  illimité  en 
principe,  et  dont  il  appartient  à  l'Eglise  de  dé- 
terminer l'application.  Mais,  dans  les  documents 
évangéliques,  c'est  le  baptême  qui  est  visé 
principalement. 

Comparez  avec  les  tableaux  parallèles  de 
Matthieu  et  de  Luc  la  scène  du  quatrième 
Evangile  où  Jésus  donne  aux  apôtres  l'Esprit- 
Saint  et  le  pouvoir  de  remettre  les  péchés  :  vous 
verrez  que  «  remettre  les  péchés  »,  dans  la 
perspective  johannique,  équivaut  à  «  instruire 
les  Gentils  en  les  baptisant  »,  dans  la  perspec- 
tive du  premier  Evangile,  et  à  «  prêcher  le 
repentir  aux  nations  pour  la  rémission  des 
péchés  »,  dans  celle  du  troisième.  Il  ne  peut  être 
question,  dans  Luc,  de  confesser  les  Gentils,  ni 

1.  Matth.  xviii,  15-18  (xvi,  19). 


—  249  - 

même  de  les  admettre  à  la  pénitence  ecclésias- 
tique ;  il  n'en  est  pas  question  davantage  dans 
le  quatrième  Evangile.  Il  s'agit  de  l'admission 
des  convertis  dans  l'Église,  et  conséquemment 
du  baptême. 

Mais  on  doit  dire  que  l'autorité  apostolique 
n'est  point  épuisée  par  là,  et  que,  si  l'Eglise 
peut  refuser  le  baptême  aux  indignes,  comme 
elle  l'accorde  à  ceux  qui  sont  bien  disposés,  elle 
garde  sur  les  baptisés,  relativement  au  péché, 
un  pouvoir  qui  se  manifeste  aussi  sous  une 
double  forme,  positive  et  négative,  par  la  con- 
cession ou  le  refus  d'absolution,  selon  le  besoin 
et  l'opportunité.  Ces  textes  montrent  que  la 
communauté  chrétienne  s'est,  dès  l'origine,  attri- 
bué un  tel  pouvoir,  et  qu'elle  croyait  le  tenir  du 
Sauveur  ressuscité,  comme  la  mission  de  prêcher 
l'Evangile. 

Le  pouvoir  tendait  tout  naturellement  à  se 
concentrer  dans  les  chefs  de  l'évangélisation  et 
dans  les  directeurs  des  communautés.  Son  ori- 
gine et  son  évolution  dans  l'histoire  de  l'Eglise  se 
dessinent  avec  assez  de  netteté  devant  le  critique  ; 
pour  la  foi,  elles  sont  légitimes,  puisqu'elles  repré- 
sentent un  aspect  du  Christ  qui  vit  et  de  l'Esprit 


—  250 

qui  agit  dans  l'Eglise  depuis  le  commencement. 
Vous  voyez,  Monsieur  le  Supérieur,  en  quel  sens 
l'historien  peut  admettre  que  rien,  dans  le  régime 
actuel  de  la  pénitence  ecclésiastique,  n'est 
étranger  à  l'institution  du  Christ. 


Le  concile  l  décrète  que  l'extrême-onction  est 
un  vrai  sacrement,  institué  par  Notre-Seigneur, 
insinué  dans  Marc 2,  promulgué  par  l'apôtre 
Jacques  3,  «  frère  du  Seigneur  »,  et  que  les 
anciens  qui,  d'après  Jacques,  doivent  faire  cette 
onction,  ne  sont  pas  les  plus  âgés  des  fidèles, 
mais  les  prêtres  ordonnés  par  l'évêque. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire,  Monsieur  le 
Supérieur,  que  l'état  historique  de  la  question 
est  beaucoup  moins  simple  et  moins  clair.  Les 
Pères  de  Trente  eux-mêmes  ont  hésité  à  dire 
que  les  onctions  pratiquées  par  les  apôtres, 
durant  la  mission  que  Jésus  leur  avait  con- 
fiée   pendant    qu'il   prêchait    encore    lui-même 


1.  Sess.  xiv,  de  extrema  unclione,  en.  1-i. 

2.  Marc,  vi,  13. 

3.  Jac.  v,  14-15. 


—  2S1  — 

en  Galilée,  fussent  déjà  le  sacrement  de  l'ex- 
trême-onction  :  c'était  quelque  chose  d'analogue 
et  qui  le  faisait  pressentir.  Que  Jacques,  «  frère 
du  Seigneur  »,  ait  été  apôtre  et  qu'il  soit  Fau- 
teur de  l'Epître  qu'on  lui  attribue,  ce  sont  des 
points  dont  on  est  moins  assuré  aujour- 
d'hui qu'au  xvie  siècle.  En  tout  cas,  l'auteur 
ne  manifeste  pas  l'intention  de  promulguer 
un  sacrement  du  Christ,  mais  de  recomman- 
der une  pieuse  coutume  ;  s'il  voit  dans  cet 
usage  un  moyen  de  grâce,  il  ne  l'entend  pas 
avec  la  même  rigueur  que  les  théologiens  qui 
ont  fixé  la  notion  et  le  catalogue  des  sacrements. 
Le  rite  appartient  à  la  tradition  chrétienne  et 
peut  s'autoriser  même  de  l'Evangile.  Son  appli- 
cation sacramentelle  peut  être  considérée 
comme  une  détermination  particulière  du  pouvoir 
de  remettre  les  péchés. 

Lé  concile  i  décrète  qu'il  y  a  dans  l'Eglise  un 
sacerdoce  institué  comme  sacrement  par  le 
Christ  ;  que  l'onction  est  requise  dans  le  sacre- 
ment de  l'ordination  ;  que  la  hiérarchie  à  trois 
degrés,  évêques,  prêtres  et  ministres  inférieurs, 
et  d'institution  divine. 

1.  Sess.  xxiii,  de  ordine,  en.  1,  3,  5-6. 


Ne  vous  lassez  pas,  Monsieur  le  Supérieur1, 
de  m'entendre  répéter  que  l'Eglise  et  le  culte 
catholiques  ont  été  fondés  par  le  Christ  ressus- 
cité. C'est  la  foi  à  la  résurrection  qui  a  été  le 
véritable  commencement  de  la  propagande  chré- 
tienne. Donc,  au  point  de  vue  de  l'histoire,  la 
prédication  apostolique  se  rattache  à  la  prédi- 
cation évangélique,  comme  la  foi  au  Christ  glo- 
rieux continue  la  foi  à  Jésus  Messie.  Mais,  au 
point  de  vue  de  la  foi,  j'entends  de  la  foi  qui  se 
rend  compte  de  l'histoire  et  du  sens  historique 
des  textes,  c'est  du  Christ  ressuscité,  c'est  de 
l'Esprit  que  les  apôtres  tiennent,  sinon  leur 
vocation  et  leur  élection,  du  moins  leur  mission 
définitive  et  leurs  pouvoirs,  les  pouvoirs  étant 
d'abord  acquis  implicitement  dans  la  mission, 
plutôt  que  nettement  perçus  et  déclarés. 

A  mesure  que  la  cène  prit  le  caractère  d'un 
acte  liturgique,  ceux  qui  y  présidaient  d'ordi- 
naire acquirent  le  caractère  de  prêtres.  L'ins- 
titution des  diacres,  comme  elle  est  racontée 
dans  les  Actes,  peut  bien  être  rapportée  à  une 
suggestion  de  l'Esprit,  mais  il  est  visible  qu'on 
ne  lui  attribue  pas  encore  le  caractère  d'une 
fonction  sacrée,  et   qu'on  ne  croit  pas  remplir, 


—  253  — 

en  l'établissant,  un  article  du  programme  consti- 
tutionnel que  Jésus  aurait  prescrit  a  ses  apôtres 
et  qui  paraît  être  dans  la  pensée  des  Pères  de 
Trente.  Les  anciens  (presbytres,  d'où  le  nom 
de  prêtres),  qui  exerçaient  dans  les  assemblées 
chrétiennes  les  fonctions  de  surveillants  (épis- 
copes,  d'où  le  nom  d'évêque),  ont  été  insti- 
tués de  même  par  les  apôtres,  pour  satis- 
faire à  la  nécessité  d'une  organisation  dans 
les  communautés,  non  précisément  pour  per- 
pétuer la  mission  et  les  pouvoirs  apostoliques. 
Leur  ministère  coexistait  à  celui  de  l'apostolat 
et  le  remplaça  en  fait,  autant  que  besoin  était. 
La  distinction  entre  Févêque  et  le  prêtre  s'ac- 
centua plus  tard. 

Tout  cela  est  œuvre  de  l'Esprit  dans  l'Eglise, 
institution  du  Christ,  pour  celui  qui  croit  au 
Christ.  Vu  du  dehors,  c'est  une  institution,  qui, 
comme  le  culte  chrétien  et  l'Eglise  elle-même, 
n'existe  encore  qu'à  l'état  rudimentaire  et  con- 
fus dans  les  temps  apostoliques,  et  qui  a  grandi 
en  même  temps  que  se  développaient  l'Eglise 
et  le  culte.  L'onction,  que  le  concile  de  Trente, 
après  Eugène  IV  et  le  concile  de  Florence, 
paraît  bien    considérer    comme  la    matière   du 


—  254  — 

sacrement  de  l'ordre,  a  été  inconnue  pendant  les 
premiers  siècles  de  l'Eglise.  Mais  pourquoi 
celle-ci  n'aurait-elle  pas  eu  le  droit  de  joindre 
l'onction  à  l'imposition  des  mains,  pour  signi- 
fier plus  expressément  l'idée  grandissante  qu'elle- 
même  se  faisait  du  sacerdoce,  et  pourquoi  l'Es- 
prit refuserait-il  de  suivre  l'Eglise  et  s'atta- 
cherait-il à  la  seule  imposition  des  mains, 
quand  l'Eglise  le  figure  en  même  temps  par 
l'onction? 

La  conception  systématique  d'un  programme 
cultuel  dressé  par  Jésus  lui-même  avant  sa  pas- 
sion, et  où  les  sept  sacrements  auraient  eu  leur 
place  déterminée,  avec  indication  de  ce  que  la 
théologie  scolastique  a  voulu  appeler  leur 
matière  et  leur  forme,  ne  résiste  pas  à  la  cri- 
tique. Les  définitions  de  Trente,  dans  la  mesure 
où  elles  sont  influencées  par  cette  conception, 
ne  la  présentent  pas  comme  historique.  Il  est 
trop  aisé  de  voir  que  le  point  de  vue  de  l'his- 
toire, celui  de  la  foi  et  celui  de  la  spéculation 
théologique  y  sont  confondus.  Pourquoi  vou- 
drait-on perpétuer  cette  confusion^  et  l'imposer 
à  l'historien  qui,  l'ayant  perçue,  ne  peut  plus  la 
maintenir  ? 


—  255  — 

Le  concile  *  décrète  que  le  mariage  est  un  des 
sept  sacrements  institués  par  Jésus-Christ. 

Le  mariage  n'a  pu  devenir  un  sacrement  que 
dans  l'Église,  après  la  résurrection  du  Sauveur. 
C'est  ce  que  le  concile  donne  à  entendre  en 
disant  que  le  Christ  a  mérité  par  sa  passion  la 
grâce  qui  fait  du  mariage  un  sacrement,  et  que 
l'Eglise  a  raison  de  le  considérer  comme  tel, 
parce  que  le  mariage  chrétien  l'emporte  sur  les 
«  anciens  mariages  ».  Ici  le  point  d'attache 
avec  la  vie  de  Jésus  est  très  réel  et  direct  : 
Jésus  a  déclaré  le  mariage  indissoluble.  Mais 
faut-il  répéter  encore  que  la  considération  du 
mariage  comme  sacrement  suppose  tout  le  déve- 
loppement de  la  doctrine  de  la  grâce  et  de  la 
théologie  sacramentelle  ? 


VI 


Si  donc  il  est  une  chose  évidente,  Monsieur 
le  Supérieur,  c'est  que  l'idée  générale  de  l'insti- 
tution sacramentelle,   comme   elle  est   énoncée 

1.  Sess.  xxiv,  de  sacr.  matrimonii  doctr. 


—  256  — 

dans  les  décrets  du  concile  de  Trente,  n'est  pas 
une  représentation  historique  de  ce  qu'a  fait 
Jésus  ni  de  ce  qu'a  pensé  l'Eglise  apostolique, 
mais  une  interprétation  authentique,  je  veux 
dire  autorisée  pour  la  foi,  du  fait  traditionnel. 
Je  n'avais  pas  à  défendre  cette  interprétation 
sur  le  terrain  de  l'histoire  primitive,  puisqu'elle 
ne  concerne  pas,  qu'elle  ne  pouvait  concerner 
directement  l'histoire.  Je  ne  me  reconnais  pas 
le  droit  d'altérer  le  sens  des  textes  à  seule  fin 
de  présenter  comme  historique  une  conception 
qui  ne  l'est  pas. 

M.  Harnack  et  tous  les  protestants  s'ap- 
puient sur  le  caractère  non  historique  de  cette 
conception  pour  battre  en  brèche  la  légiti- 
mité des  sacrements.  Avais-je  un  autre  parti  à 
prendre  que  de  me  reporter  au  fait  évangélique  ? 
J'ai  voulu  montrer  comment  le  principe  sacra- 
mentel avait  été  admis  et  posé  par  le  Christ 
lui-même,  qui,  à  aucun  moment  de  son  exis- 
tence terrestre,  n'a  manifesté  l'intention  de 
fonder  une  religion  sans  culte,  et  n'en  a  même 
pas  énoncé  l'idée.  Jésus  a  conçu  le  royaume  des 
cieux  comme  une  société  réelle,  extérieure,  vi- 
sible, où  l'individu  n'était  pas  seul  avec  Dieu,  mais 


—  257  — 

allait  à  Dieu  dans  la  communion  de  ses  frères  ; 
où  la  justice  intérieure  se  traduisait  en  œuvres,  et 
où  la  piété  du  cœur  n'excluait  pas  les  actes 
communs  et  publics  de  la  religion.  Je  pense  avoir 
prouvé  que  l'Eglise  apostolique  et  saint  Paul, 
même  l'auteur  du  quatrième  Evangile,  où  se 
trouve  la  formule  du  culte  en  esprit,  n'enten- 
daient nullement  ce  culte  au  sens  que  vou- 
draient faire  prévaloir  certains  critiques  protes- 
tants de  nos  jours.  J'ai  dit  comment  le  culte 
chrétien  s'était  développé  en  partant  de  l'Evan- 
gile et  de  la  tradition  apostolique  ;  comment  la 
détermination  théologique  de  la  doctrine  avait 
été  subordonnée  à  ce  développement  ;  comment 
enfin  les  intentions  spéciales,  invérifiables  et 
invraisemblables  pour  la  plupart,  que  l'on  vou- 
drait prêter  au  Christ  de  l'Evangile,  sont  avan- 
tageusement suppléées  par  la  volonté  indéfectible 
du  Christ  vivant  dans  l'Eglise,  par  l'action  per- 
manente de  l'Esprit  qui  anime  la  foi  et  qui  réa- 
lise pour  elle  tout  ce  qu'elle  croit.  Le  point  de 
départ  du  culte  chrétien  est  bien  réellement 
dans  l'Evangile,  mais  c'est  l'Esprit  du  Christ 
ressuscité  qui  a  donné  sens  et  vie  aux  rites  ;» 
c'est  l'Esprit  qui  «  a  enseigné  toute  vérité  »  à 
A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre.  17 


—  258  — 

F  Eglise,  comme  Fa  fort  bien  vu  et  fort  bien  dit 
Fauteur  du  quatrième  Évangile1. 

Je  n'ignorais  pas  Fabîme  qui  se  creuse  entre  la 
vérité  de  Fhistoire,  chaque  jour  mieux  connue, 
et  la  donnée  théologique  matériellement  com- 
prise, c'est-à-dire  entendue  à  la  fois  comme  une 
expression  directe  et  fidèle  de  la  réalité  primi- 
tive, et  comme  une  expression^  adéquate  de 
Faction  divine  dans  l'Eglise  par  le  moyen  des 
symboles  sacramentels.  Je  n'ai  point  insisté 
sur  cet  écart,  parce  que  je  n'écrivais  pas,  quoi 
qu'on  ait  dit,  pour  inquiéter  les  croyants  qui 
ne  savent  pas,  mais  pour  rassurer  les  croyants 
qui  savent,  et  que  je  pensais  atteindre  ce  but  en 
ruinant,  par  un  exposé  véritable  du  développe- 
ment chrétien,  l'objection  des  savants  qui  ne 
croient  pas.  Si  cet  exposé  a  des  lacunes,  tout  le 
monde  peut  le  compléter  ;  s'il  contient  des 
inexactitudes,  tout  le  monde  peut  le  corriger. 
Ce  qui  importe  est  la  vérité  générale  de  l'aperçu 
historique,  la  valeur  de  l'effort  tenté  pour  don- 
ner au  culte  catholique,  non  seulement  une 
explication,    mais   un  fondement   dans   la   plus 

1.  Jean,  xiv,  26  ;  xvi,  13. 


—  259  — 

indiscutable  réalité  de  l'Evangile  et  dans  la 
plus  intime  nécessité  de  la  religion.  Si  le 
résultat  de  cette  tentative  est  par  trop  insuffi- 
sant, que  de  plus  vigoureux  esprits  le  renou- 
vellent :  pour  être  ardue,  la  tâche  n'en  est  que 
plus  digne  de  leur  courage,  de  leur  science  et 
de  leur  foi. 

Sur  ce  vœu  très  sincère  et  auquel  je  ne  doute 
pas,  Monsieur  le  Supérieur,  que  vous  ne  soyez 
prêt  à  souscrire,  je  puis  clore  cette  épître  déjà 
longue,  en  vous  priant  d'agréer  l'expression  de 
mon  affectueux  respect. 


DOCUMENTS 


I 

Ordonnance  de  S.    E.   le   Cardinal   Richard 
Archevêque  de  Paris,  portant  condamnation  de 
U Évangile  et  V Eglise  *. 

François-Marte-Benjamin   RICHARD, 

Par  la  grâce  de  Dieu  et  du  Saint-Siège  apostolique 
Cardinal  Prêtre  de  la  sainte  Eglise  romaine,  du 
titre  de  Sainte-Marie  «  in  via  »,  Archevêque  de 
Paris, 

Après  avoir  pris  connaissance  des  conclusions  du 
rapport  qui  nous  a  été  soumis  parla  commission2  que 

1.  L'Univers,  21  janvier  1903. 

2.  Les  membres  de  cette  commission  étaient  :  Mgr 
Péchenard,  recteur  de  l'Institut  catholique  de  Paris, 
président;  le  R.  P.  Bainvel,  M.  Many,  M.  Fillion,  pro- 
fesseurs au  même  Institut  ;  M.  Létourneau,  curé  de 
Saint-Sulpice,  et  M.  Lesêtre,  curé  de  Saint-Étienne-du- 
Mont.  La  Vérité  française,  4  mars  1903. 


—  262  — 

nous    avions  instituée   pour  examiner    le   livre    de 
M.  l'abbé»Loisy,  intitulé  L Evangile  et  l'Eglise  ; 

Considérant  : 

1°  Qu'il  a  été  publié  sans  Y  imprimatur  exigé  par 
les  lois  de  l'Eglise  ; 

2°  Qu'il  est  de  nature  à  troubler  gravement  la  foi 
des  fidèles  sur  les  dogmes  fondamentaux  de  l'ensei- 
gnement catholique,  notamment  sur  l'autorité  des 
Écritures  et  de  la  tradition,  sur  la  divinité  de  Jé^us- 
Christ,  sur  sa  science  infaillible,  sur  la  rédemption 
opérée  par  sa  mort,  sur  sa  résurrection,  sur  l'Eucha- 
ristie, sur  l'institution  divine  du  souverain  pontifi- 
cat et  de  l'épiscopat  ; 

Nous  réprouvons  ce  livre  et  nous  en  interdisons  la 
lecture  au  clergé  et  aux  fidèles  de  notre  diocèse. 
Paris,  17  janvier  1903. 

■j-  François,  Cardinal  Richard, 
Archevêque  de  Paris. 

Par  mandement  de  Son  Eminence  : 
Maurice  Clément,  ch.  hon.,  secrétaire. 

Note  officielle,  publiée  dans  la  Semaine  reli- 
gieuse du  diocèse  de  Paris  *. 

Le  livre  de  M.  Vahhé  Loisy.  —  A  la  suite  de  l'or- 
donnance du  Cardinal  Archevêque  de  Paris  défendant 

1.  7  février  1903. 


—  263  — 

aux  fidèles  et  au  clergé  du  diocèse  la  lecture  du  livre 
de  M.  l'abbé  Loisy,  intitulé  L Evangile^  et  V Eglise, 
Fauteur  a  écrit  à  Son  Eminence  une  lettre  dans 
laquelle  il  déclare  avoir  arrêté  la  deuxième  édition 
de  cet  ouvrage  qui  était  sur  le  point  de  paraître, 
s'inclinant  devant  le  jugement  rendu,  et  réprouvant 
les  erreurs  qu'on  a  pu  déduire  de  son  livre  i . 

Son  Eminence,  heureuse  de  cette  démarche  de 
M.  l'abbé  Loisy,  lui  en  a  témoigné  toute  sa  satisfac- 
tion. 

\ .  Cette  formule  prête  à  équivoque  et  altère  assez  gra- 
vement le  sens  de  la  déclaration  dont  on  a  pu  voir  plus 
haut  le  texte  (Avant-propos  du  présent  livre,  p.  vu). 


II 

Ordonnance  de  Mgr  Etienne-Marie-Alphonse 
Sonnois,  Archevêque  de  Cambrai,  sur  le  même 
sujet !. 

ARCHEVÊCHÉ    DE    CAMBRAI. 

Cambrai,  le  29  janvier  1903. 

En  la  fête  de  saint  François  de  Sales. 

S.  E.  le  Cardinal  Archevêque  de  Paris  vient  de 
prononcer  la  condamnation  du  livre  de  M.  l'abbé 
Loisy,  L'Evangile  et  VÉglise.  S.  É.  le  Cardinal 
Evêque  d'Autun  a  condamné  récemment  un  ouvrage 
à  tendances  similaires  2. 

En  vertu  de  notre  charge  pastorale,  nous  con- 
damnons et  réprouvons  les  doctrines  exposées  dans 
ces  œuvres,  et  nous  prémunissons  d'office  nos  prêtres 
et  nos  diocésains  contre  ces  audaces  d'exégèse  et  ces 
innovations  malsaines.  Voici  un  critérium  qui  ne 
trompe  pas  et  qui  devrait  suffire  à  tout  catholique 
sincère  :  par  là  même  qu'elle  est  opposée  à  l'esprit 

1.  Etudes  des  Pères  jésuites,  20  février  1903,  p.  496. 

2.  Il  s'agit  probablement  de  l'article  écrit  par 
M.  Grosjean,  dans  L'Observateur  français,  sur  La 
Question  biblique,  de  M.  Houtin,  et  qui  a  été  censuré 
par  le  Cardinal  Perraud. 


—  265  — 

et  aux  règles  de  l'Église,  toute  tendance  est  funeste 
et  condamnable. 

Au  lieu  d'élever  rhomme  à  la  hauteur  mystérieuse 
des  Livres  saints,  certains  auteurs  font  descendre  ces 
livres  au  niveau  de  la  raison  et  de  la  nature  humaine. 
De  quel  droit  ?  Et  par  quelle  délégation  ? 

Diminution  progressive  des  vérités,  affaiblissement 
du  sens  catholique,  suprématie  du  sens  privé,  dévia- 
tion de  la  vraie  piété,  infiltrations  quotidiennes 
d'idées  presque  subversives  de  l'ordre  surnaturel, 
essais  de  conciliation  outrée,  abaissement  graduel 
des  vues  de  foi,  interprétations  fantaisistes  des 
saintes  Ecritures,  déférence  trop  indulgente  pour 
des  livres  écrits  par  des  adversaires  notoires,  igno- 
rance ou  mépris  du  magistère  infaillible  de  l'Eglise 
et  de  son  Chef  suprême,  tels  sont  les  résultats  déplo- 
rables de  certaines  méthodes  nouvelles  et  antitradi- 
tionnelles ;  voilà  l'air  ambiant  devenu  très  mauvais 
pour  beaucoup  de  chrétiens  de  notre  temps. 

La  foi  est  un  bien  qu'il  faut  à  tout  prix  et  toujours 
mettre  à  couvert.  Dès  qu'il  s'agit  d'elle,  directement 
ou  indirectement,  nul  égard,  nulle  considération  per- 
sonnelle, n'ont  le  droit  d'arrêter  :  non  possumus  non 
loqui,  nous  ne  pouvons  pas  ne  pas  parler. 

Nous  renouvelons  ici  les  enseignements  donnés 
dans  notre  lettre  pastorale  datée  du  11  janvier  der- 
nier, et  si  MM.  les  curés  le  jugent  utile,  ils  pourront 
la  communiquer  à  leurs  fidèles  avec  les  présentes 
observations  et  remontrances. 

-j-  Marie-Alphonse, 
Archevêque  de  Cambrai. 


III 

Ordonnance  de  S.  É.  le  Cardinal  Perraud, 
Evêque  d'Autun  * . 

Adolphe-Louis-Albert  PERRAUD, 

Cardinal  Prêtre  de  la  sainte  Eglise  romaine,  du 
titre  de  Saint-Pierre-ès- Liens,  par  la  grâce  de 
Dieu  et  du  Siège  apostolique,  Evêque  d'Autun, 
Chalon  et  Maçon, 

Après  avoir  pris  nous-même  connaissance  du 
livre  de  M.  l'abbé  Alfred  Loisy,  intitulé  L'Évangile 
et  C Eglise  ; 

Le  saint  nom  de  Dieu  invoqué  et  notre  conseil 
épiscopal  entendu  ; 

Adhérons  à  la  censure  portée  par  S.  Km.  le  Car- 
dinal Richard,  Archevêque  de  Paris,  le  17  janvier, 
contre  cet  ouvrage  ; 

Nous  déclarons  qu'il  est  «  de  nature  à  troubler 
gravement  la  foi  des  fidèles  sur  les  dogmes  fonda- 
mentaux de  l'enseignement  catholique  »  et  nous  en 
interdisons  la  lecture  au  clergé  et  aux  fidèles  de 
notre  diocèse. 

Autun,  le  28  janvier  1903. 

1.  L'Univers,  1er  février  1903. 


IV 

Ordonnance  de  Mgr  Léon-Adolphe  Amette, 
Évêque  de  Bayeux  \, 

Son  Éminence  le  Cardinal  Archevêque  de  Paris  a 
porté  l'ordonnance  suivante  2  * 


En  conséquence, 
Nous,  Evêque  de  Bayeux  et  Lisieux,  interdisons 
dans    notre   diocèse    la    lecture    du  livre    intitulé    : 
Lî Evangile  et  l'Église,   condamné   et  prohibé  par 
Son  Eminence  le  Cardinal  Archevêque  de  Paris. 
Bayeux,  le  2*2  janvier  1903. 

•j-  Léon- Adolphe, 
Evêque  de  Bayeux  et  Lisieux. 

Consultation    donnée   dans   la   Semaine  reli- 
gieuse du  diocèse  de  Bayeux 3. 

Le  livre  de  M.  Vabbé  Loisy.  —  La  lettre  de  sou- 

1.  Semaine  religieuse  du  diocèse  de  Bayeux,   25  jan- 
vier 1903. 

2.  Texte  donné  plus  haut,  p.  261. 

3.  22  février  1903. 


—  268  — 

mission  écrite  par  M.  l'abbé  Loisy  au  Cardinal  de 
Paris  a  comblé  de  joie  les  cœurs  catholiques,  donné 
un  bon  exemple,  et  réparé  une  partie  du  mal  produit. 
Mais  la  condamnation  qui  frappe  le  livre  de 
M.  l'abbé  Loisy  n'en  garde  pas  moins  toute  sa  force. 
On  ne  peut  pas,  plus  que  par  le  passé,  lire,  garder, 
prêter  cet  ouvrage.  Malgré  la  rétractation  de  son 
auteur,  il  garde  toujours  le  venin  de  doctrines  jugées 
dangereuses  et  nuisibles  à  la  foi.  On  doit  par  consé- 
quent s'en  interdire  la  lecture. 


Note  publiée  par  Mgr  Jules-Marie-Louis  de 
Garsalade  du  Pont,  Evêque  de  Perpignan,  dans 
la  Semaine  religieuse  de  son  diocèse  *; 

Nous  portons  à  la  connaissance  des  prêtres  et 
laïques  de  notre  diocèse,  qui  ont  été  si  émus,  et  cer- 
tains si  troublés  parles  doctrines  de  M.  l'abbé  Loisy, 
sur  les  questions  bibliques,  la  condamnation  que  Son 
Éminence  le  Cardinal  Archevêque  de  Paris  vient  de 
prononcer  contre  le  livre  où  sont  exposées  ces  doc- 
trines 2,  nous  nous  associons  à  cette  condamnation. 
Nous  réprouvons  énergiquement  ce  livre  et  les 
doctrines  qu'il  renferme,  et  nous  en  interdisons  la 
lecture  aux  prêtres  et  aux  fidèles  de  notre  diocèse. 

Nous  saisissons  cette  occasion  pour  recommander 
de  nouveau  à  nos  prêtres,  particulièrement  à  ceux 
qui  ont  charge  de  la  formation  des  clercs,  à  quelque 

4.  La  Vérité  française,  27  janvier  1903. 

2.  Il  s'agit  de  L'Évangile  et  V Église,  bien  que  la  dési- 
gnation générale  convienne  mieux  à  mon  petit  volume 
d'Etudes  bibliques.  Mais  il  paraît  évident  que  Mgr 
l'Evêque  de  Perpignan  n'a  pu  courir  le  risque  de  con- 
fondre l'un  avec  l'autre. 


—  270  — 

degré  que  ce  soit,  de  se  tenir  en  garde  contre  les 
audaces  de  certaines  écoles  d'exégèse  et  de  critique 
qui  ne  vont  à  rien  moins  qu'à  ébranler  les  bases 
mêmes  de  la  foi.  Qu'ils  ferment  l'oreille  à  tous  ces 
prêcheurs  de  nouveautés,  et  qu'ils  prennent  garde, 
selon  la  recommandation  de  saint  Paul,  de  ne  point 
s'écarter  de  la  vérité  pour  ne  point  devenir  la  proie 
de  l'erreur. 

Le  Souverain  Pontife,  qui  est  l'oracle  infaillible  de 
la  vérité  révélée,  est  le  seul  maître  que  nous  devions 
écouter.  Il  vient  d'instituer  à  Rome  une  commission 
biblique  chargée  d'étudier  les  questions  d'exégèse 
soulevées  dans  ces  derniers  temps. 

Attendons  que  le  Pape  ait  parlé  ;  sa  parole  ne  sera 
que  l'écho  de  celle  de  Dieu  ;  la  vérité  nous  viendra 
par  elle. 

f  Jules, 
Evêque  de  Perpignan. 


VI 


Ordonnance    de   Mgr  Charles-François  Turi- 
naz,  Evêque  de  Nancy  *. 


Après  avoir  pris  nous-même  connaissance  du  livre 
de  M.  l'abbé  Loisy,  intitulé  L'Évangile  et  l'Eglise, 
nous  adhérons  aux  condamnations  portées  contre  ce 
livre  par  S.  É.  le  Cardinal  Archevêque  de  Paris,  par 
S.  É.  le  Cardinal  Évêque  d'Autun,  et  par  Mgr  l'Ar- 
chevêque de  Cambrai. 

Dans  notre  lettre  pastorale  du  prochain  Carême, 
qui  sera  publiée  la  semaine  prochaine,  en  traitant  de 
l'immutabilité  et  du  progrès  de  la  foi,  nous  réfutons 
sur  ces  points  de  doctrine  une  erreur  fondamentale 
de  M.  l'abbé  Loisy  et  du  groupe  dont  il  est  un  des 
chefs.  Nous  démontrons  que  le  progrès  de  la  foi 
admis  par  lui  est  la  transformation  absolue  et  la 
destruction  de  la  foi.  Nous  signalons  quelques-unes 
des  vérités  essentielles  du  christianisme  combattues 
par  M.  l'abbé  Loisy.  Nous  démontrons  que  cet  ou- 
vrage d'un  des  chefs  si  vantés  des  novateurs  de  la 


1.  Semaine  religieuse  du  diocèse  de  Nancy,  7  février 
1903. 


—  212  — 

Critique  contemporaine  manque  de  méthode  et  de 
valeur  scientifiques,  que  ses  prétendues  démonstra- 
tions reposent  non  pas  sur  des  preuves,  mais  sur  des 
conjectures,  des  doutes,  des  hypothèses  et  des  con- 
tradictions. 

Nancy,  le  2  février  1903. 

-}-  Charles-François, 
Evêque  de  Nancy. 


VII 


Ordonnance  de  Mgr  Joseph  Rumeau,  Évêque 
d'Angers,  portant  condamnation  du  livre  de 
M.  Houtin  sur  La  question  biblique,  et  de 
L  Evangile  et  V Eglise  {. 

Nous,  Joseph  RUMEAU,  par  la  miséricorde  divine 
et  Vautorité  du  Saint-Siège  apostolique,  Evêque 
d'Angers, 

I.  —  Ayant  confié  à  une  commission  compétente 
l'examen  d'un  ouvrage  publié  à  Paris  par  M.  l'abbé 
Houtin,  prêtre  de  notre  diocèse,  sous  ce  titre  :  La 
question  biblique  chez  les  catholiques  de  France  au 
XIXe  siècle; 

Vu  les  conclusions  du  rapport  de  la  commission  ; 

Considérant  que  ce  livre  a  été  imprimé  une  pre- 
mière fois  et  vient  d'être  réédité  sans  l'autorisation 
de  l'Ordinaire,  ce  qui  constitue  une  désobéissance 
grave  aux  prescriptions  du  Saint-Siège  ; 

Qu'il  renferme  sur  les  études  des  catholiques,  et 
même  sur  les  décisions  des  conciles,  des  papes,  des 

1.  La  Vérité  française,  7  février  1903. 
A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre.  18 


—  274  — 

évêques,  au  sujet  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testa- 
ment, des  critiques  offensantes  et  des  appréciations 
téméraires  ; 

Qu'il  est  de  nature  à  scandaliser  les  âmes  et  à 
fausser  leur  jugement  en  matière  de  foi  ; 

Avons  déclaré  et  déclarons  par  les  présentes  : 

Que  ce  livre  est  dangereux  et  nuisible; 

En  interdisons  la  lecture  aux  prêtres  et  aux  fidèles 
de  notre  diocèse. 

II.  —  Ayant  pris  connaissance  de  l'ordonnance  de 
S.  E.  le  Cardinal  Archevêque  de  Paris,  qui  condamne 
l'ouvrage  de  M.  l'abbé  Loisy  intitulé  :  V Evangile 
et  V Eglise, 

Nous  le  réprouvons  à  notre  tour  pour  les  mêmes 
motifs  et  en  interdisons  pareillement  la  lecture  au 
clergé  et  aux  fidèles  de  notre  diocèse. 

Donné  à  Angers,  le  6  février  1903. 

-J-  Joseph, 
Evêque  d'Angers. 


VIII 

Note  publiée  par  Mgr  Louis-Henri-Joseph 
Luçon,  Evêque  de  Belley1. 

Nous  nous  joignons  au  vénérable  Cardinal  de  Paris 
pour  féliciter  l'auteur2  de  sa  soumission.  Mais  cette 
soumission  n'empêchant  pas  le  livre  d'être  dangereux 
pour  la  foi,  nous  déclarons,  après  avoir  pris  par 
nous-même  connaissance  de  l'ouvrage  incriminé, 
adhérer  à  la  censure  portée  contre  lui  par  l'autorité 
diocésaine  de  Paris,  et  en  interdire  la  lecture  au 
clergé  et  aux  fidèles  du  diocèse  de  Belley. 

1.  Reproduite  dms  la  Semaine  religieuse  du  diocèse 
de  Paris,  21  février  1903. 

2.  De  L 'Evangile  et  VEglise. 


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IX 


Extrait  d'une  lettre  adressée  par  Mgr  l'Arche- 
vêque de  Cambrai  au  clergé  de  son  diocèse1. 

A  notre  époque  de  concessions  à  outrance,  sous 
prétexte  de  convertir  ou  de  ramener  à  l'Eglise,  qui 
est  surnaturelle,  de  par  la  volonté  expresse  de  son 
fondateur,  on  prend  des  moyens  exclusivement  natu- 
rels, et,  pour  mieux  adapter  et  généraliser  nos 
dogmes,  on  cherche  des  formules  qui,  tôt  ou  tard, 
conduisent  au  doute,  à  la  négation  ou  à  la  quasi-né- 
gation de  Tordre  divin.  Ainsi  quelques-uns  croient 
qu'il  n'y  a  pas  moyen  d'arracher  les  Livres  saints  au 
reproche  d'erreur,  si  on  ne  se  décide  à  faire  preuve 
d'initiative  personnelle,  en  les  présentant  presque 
comme  des  livres  ordinaires  et  en  les  étudiant  comme 
des  productions  purement  historiques.  Autrefois 
«  nous  traitions  l'Ecriture  sainte  comme  une  seconde 
Eucharistie  »,  aujourd'hui  ce  respect  semble  refroi- 
dir de  plus  en  plus,  en  proportion  4e  l'affaiblisse- 
ment des  vues  surnaturelles. 

L'Eglise  ne  craint  pas  la  lumière,  elle  honore  les 

1.  La  Gazette  de  France,  28  février  1903.  Cf.  supr.y 
p.  265. 


—  211  — 

savant?,  elle  bénit  les  généreuses  initiatives,  elle 
encourage  les  recherches  scientifiques.  Qui,  plus  que 
Léon  XIII,  a  poussé  aux  études?  Ce  qu'elle  con- 
damne et  réprouve,  c'est  l'audace  de  certains  nova- 
teurs qui,  brisant  avec  l'enseignement  traditionnel, 
s'appuient  sur  des  méthodes  souvent  inconnues, 
téméraires  et  périlleuses,  parce  qu'elles  rejettent 
toute  idée  de  foi,  pactisent  avec  des  principes  dou- 
teux ou  compromettants,  préconisent  de  nouvelles 
orientations,  découvrent  sans  cesse  de  nouvelles 
aspirations,  comme  si  l'Eglise  n'était  pas  immuable 
dans  ses  affirmations. 

Aussi  bien  une  telle  exégèse  n'est  pas  de  la  science, 
mais  du  sentiment.  Certes  nous  sommes  et  nous 
devons  être  pleins  de  déférence  pour  les  personnes, 
leurs  intentions,  leur  bonne  foi,  et,  dans  les  discus- 
sions, éviter  toute  passion  et  tout  amour-propre.  En 
ce  qui  concerne  les  doctrines,  ne  craignons  pas  de 
nous  montrer  justement  sévères  en  regard  de  conces- 
sions, compromis,  hardiesses,  tendances  incompa- 
tibles avec  nos  croyances.  Est,  est,  non,  non  :  Cela 
est,  ou  cela  n'est  pas. 

Vous  défendrez  franchement  l'axiome  séculaire  : 
Il  n'y  a  pas  d'erreur  dans  la  Bible.  Que  si  quelques 
textes  paraissent  mystérieux,  obscurs  ou  difficiles, 
que  si  les  interprétations  de  tel  ou  tel  point  appa- 
raissent moins  concordantes,  recourons  à  l'étude  et 
à  la  prière.  Soyons  progressifs,  mais  orthodoxes  et 
traditionnels. 


X 


Extraits  de  la  lettre  écrite  par  S.  É.  le  Cardi- 
nal Perraud,  Evêque  d'Autun,  membre  de  l'Aca- 
démie française,  à  M.  C,  ancien  élève  de  l'Ecole 
normale,  agrégé  et  professeur  honoraire  de  phi- 
losophie, à  propos  de  V Evangile  et  V Eglise  l. 

Sans  doute,  dans  ces  pages  signées  par  un  prêtre, 
on  ne  se  heurte  pas  à  des  négations  formelles  des 
vérités  fondamentales  sur  lesquelles  repose  l'écono- 
mie de  la  foi  chrétienne.  La  méthode  employée  dans 
ce  livre  est,  si  je  puis  m'exprimer  de  la  sorte,  essen- 
tiellement fuyante  et  nuageuse.  Presque  à  chaque 
page  on  se  demande  si  l'auteur  a  voulu  dire  telle 
chose  ou  le  contraire  ;  s'il  entend  répondre  aux 
objections  du  professeur  protestant  dont  il  analyse 
les  conférences  sur  Lîessence  du  christianisme,  ou 
bien  s'il  se  les  approprie,  tout  en  essayant  soit  de  les 
atténuer,  soit  de  les  accommoder  tant  bien  que  mal 
aux  enseignements  traditionnels  de  la  théologie 
catholique... 

Oserai-je  dire,  en  me  servant  d'une  comparaison 

1.  L'Univers,  6  février  1903. 


—  279  — 

récemment  employée  dans  un  [article  *  consacré  au 
livre  de  M.  Loisy,  que  les  «  flottements  »  de  l'auteur 
de  L Evangile  et  l'Eglise  produisent  sur  le  lecteur 
quelque  chose  d'analogue  au  mal  de  mer?  On  voit 
trouble,  on  a  la  nausée,  on  se  sent  mal  au  cœur,  — 
et  le  reste... 

Si  d'ailleurs,  en  parlant  de  lui  2,  je  me  suis  servi 
plus  haut  de  cette  expression  de  novateurs,  je  serais 
presque  tenté  de  la  retirer,  après  avoir  relu  en  quels 
termes,  il  y  a  deux  cents  et  quelques  années,  Bossuet 
caractérisait  la  méthode  employée  par  Richard  Simon 
dans  l'interprétation  des  Livres  saints  et  particuliè- 
rement de  ceux  du  Nouveau  Testament. 

Pour  vous  éviter  la  peine  de  rechercher  vous- 
même  ces  textes..,  je  vais  mettre  sous  vos  yeux  les 
fragments  de  deux  lettres  écrites  par  Bossuet  en 
1691  et  en  1702... 

«  Une  dangereuse  et  libertine  critique  se  fomen- 
tait parmi  nous.  Quelques  auteurs  catholiques  s'en 
laissaient  infecter,  et  celui  qui  s'imagine  qu'il  est  le 
premier  critique  de  nos  jours3  travaillait  sourdement 
à  cet  ouvrage...  Bien  des  gens  qui  ne  voient  pas  les 
conséquences  avalent,  sans  y  prendre  garde,  le  poi- 
son qui  est  caché  clans  les  principes4.  » 

1.  De  M.  Sédilot,  curé  de  Sainte-Elisabeth,  Paris. 
L'Univers,  13  janvier  1903. 

2.  L'auteur  qui  donne  le  mal  de  mer. 

3.  Richard  Simon. 

4.  Lettre  à  M.  Nicole,  7  décembre  1691. 


—  280  — 

«  Il  y  faut  regarder  de  près.  Je  trouve  presque 
partout  des  erreurs,  des  vérités  affaiblies,  des  com- 
mentaires mauvais  mis  à  la  place  du  texte,  et  enfin 
les  pensées  des  hommes  au  lieu  des  pensées  de  Dieu  ; 
un  mépris  étonnant  des  locutions  consacrées  par 
l'usage  de  l'Eglise',  et  enfin,  de  tels  obscurcisse- 
ments qu'on  ne  peut  les  dissimuler  sans  prévarica- 
tion. Aucune  des  fautes  de  cette  nature  ne  peut  passer 
pour  peu  importante,  puisque'/  s'agit  de  V Evangile 
qui  ne  doit  perdre  ni  un  iota  ni  un  de  ses  traits2.  » 

1.  «  C'est  ainsi  que,  dans  un  précédent  ouvrage 
(Études  évangéliques),  M.  Loisy  emploie  souvent  le  mot 
«  fables  »  à  propos  des  paraboles  évangéliques.  »  Note 
de  S.  É.  le  Cardinal  Perraud. 

2.  Lettre  à  M.  de  Malézieu,  chancelier  de  Dombes, 
19  mai  1702. 


XI 


Conclusion  d'un  article  écrit  par  Mgr  Pierre 
Batiffol,  recteur  de  l'Institut  catholique  de  Tou- 
louse, le  jour  de  «  Noël  1902  *  »,  sur  L'Evangile 
et  V Eglise. 

Ainsi  l'Évangile  a  été  une  «  perspective  «  eschato- 
logique.  Quant  à  l'Église,  elle  a  été  une  adaptation, 
une  correction  vivante  et  continue  de  cet  Evangile. 
Cette  adaptation  n'a  pas  dit  son  dernier  mot,  qui 
sera  le  symbolisme.  On  peut  ramener  à  ces  trois 
termes  la  doctrine  du  livre  de  M.  Loisy,  et  les  con- 
ditions auxquelles  il  réconcilie  l'Evangile,  l'Eglise  et 

la  conscience  contemporaine Nous  croyons  avoir 

suffisamment  indiqué,  au  cours  de  notre  analyse, 
les  raisons  qui  ne  nous  permettent  pas  de  voir  dans 
«  l'Évangile  »  une  simple  apocalypse.  Quant  au  sym- 
bolisme, il  ne  relève  pas  de  l'histoire  :  c'est  le  refuge 
transitoire  où  les  positivistes  abritent  leur  émotion 
devant  l'inconnaissable.  Quant  à  l'œuvre  de  l'Église 
telle  que  la  conçoit  M.  Loisy,  œuvre  d'adaptation 
collective,  séculaire,  anonyme,  j'avoue  ne  pas  décou- 
vrir en  quoi  elle  diffère,  au  fond,  de  l'œuvre  indivi- 

1.  Publié  dans  le  Bulletin  de  littérature  ecclésiastique, 
janvier  1903. 


—  282  — 

duelle  tentée  par  M.  Harnack  quand  il  prétend 
adapter  le  christianisme  en  une  formule  acceptable 
aux  étudiants  berlinois  de  1900,  ce  en  quoi  il  est  si 
fort  raillé  par  M.  Loisy  :  l'Église  aura  modernisé 
perpétuellement  l'Evangile  en  l'aliénant.  11  ne  nous 
reste  plus  qu'à  l'aliéner  tout  à  fait  en  passant  à 
l'agnosticisme. 

Nous  ne  revivrons  plus,  quelque  bonne  que  soit 
notre  volonté,  le  point  de  départ,  c'est-à-dire  la 
pensée  de  Jésus.  Le  Maître,  si  nous  osons  l'appeler 
encore  de  ce  nom,  a  inauguré  un  mouvement  qui 
s'est  propagé,  mais  non  une  doctrine  qui  se  perpé- 
tue, fidèle  à  son  type  original,  dans  la  détermination 
de  ses  traits  essentiels.  Ce  mouvement,  si  son  éner- 
gie ne  s'éteint  pas,  traversera  les  orthodoxies  où  la 
tradition  a  pensé  le  fixer  à  jamais.  Le  catholicisme, 
s'il  accepte  ce  dogme  nouveau,  le  dernier,  le  dogme 
du  développement  ainsi  conçu,  rejoindra  la  «  foi 
sans  croyance  »  de  Sabatier,  le  «  Undogmatisches 
Christentum  »  de  Dreyer,  et  mieux  encore,  et  pour 
cause,  l'agnosticisme  spencérien  de  Caird. 

Je  m'arrête  et  n'ai  pas  le  courage  de  qualifier,  je 
ne  dis  pas  cette  critique  historique,  car  la  critique 
historique  n'est  plus  ici  en  cause,  mais  cette  philoso- 
phie de  la  religion  *. 

1.  Pp.  14-15. 


XII 


Conclusion  de  l'article  publié  par  le  R.  P. 
Léonce  de  Grandmaison,  de  la  Compagnie  de 
Jésus1. 

Il  est  difficile  de  résumer,  comme  il  le  faut  bien 
en  terminant,  l'impression  d'ensemble  que  laisse  cet 
essai  puissant.  L' Evangile  et  l'Eglise  est  le  livre 
d'un  homme  qui  connaît  à  fond  le  Nouveau  Testa- 
ment et  l'immense  littérature,  surtout  la  protestante, 
inspirée  par  les  Evangiles.  Mais  les  idées  philoso- 
phiques de  l'auteur  appellent  d'expresses  réserves,  et 
plus  encore  sa  façon  de  présenter  et  de  circonscrire 
la  doctrine  personnelle  du  Sauveur.  Le  Christ  qu'on 
nous  présente  ici  n'est,  j'en  ai  peur,  ni  celui  de  la 
théologie,  ni  (et  pour  un  catholique,  la  première 
conclusion  emporte  la  seconde)  celui  de  l'histoire. 
C'est  une  louable  intention  de  vouloir  concilier  le 
christianisme  catholique  intégral  avec  la  hardiesse 
des  nouvelles  méthodes  critiques.  Nous  doutons  que 

1.  Études,  20  janvier  1903,  pp.  173-174. 


—  284  — 

M.  Loisy  ait  réussi  dans  cette  tâche  ardue.  Beaucoup 
de  ses  assertions,  d'une  terminologie  équivoque, 
exigent,  pour  autant  que  j'en  puis  juger,  des  rectifi- 
cations graves,  de  principe  et  de  fait  ;  et  il  est  à 
craindre  que  beaucoup  de  lecteurs  ne  sortent  de  la 
lecture  attentive  de  son  livre  plus  troublés  qu'afîer- 
mis. 


XIII 

Extraits  de  l'article  duR.  P.  Joseph  Brûcker, 
de  la  Compagnie  de  Jésus1. 

La  soumission  de  M.  Loisy  fait  grand  honneur  au 
prêtre  et  ne  diminuera  pas  l'autorité  du  savant. 
Après  en  avoir  lu  la  nouvelle  avec  une  profonde 
joie,  notre  premier  mouvement  a  été  de  supprimer 
le  commentaire  de  la  censure  que  nous  avions  entre- 
pris et  déjà  mené  proche  de  son  terme.  Puis,  nous 
avons  réfléchi  que  si  la  soumission  édifiante  de  Fau- 
teur pouvait  rendre  son  volume  inoffensif  pour 
l'avenir,  cela  ne  suffisait  peut-être  pas  à  détruire  le 
mal  qu'il  avait  déjà  fait,  à  dissiper  le  trouble  porté 
dans  les  esprits  par  des  théories  spécieuses.  En  con- 
clusion, il  nous  a  paru  nécessaire  d'indiquer  briève- 
ment, et  sans  intention  de  polémique,  les  raisons  qui 
justifient  pleinement  l'intervention  du  Cardinal 
Richard  et  des  évêques  adhérant  à  son  ordon- 
nance2  

L'auteur  prévient  qu'il  ne  fera  pas  de  théologie, 
qu'il  étudiera  l'Évangile  et  l'Eglise  seulement  en  his- 

1.  La  condamnation  du  livre  de  M.  Loisy  «  U Evangile 
et  VÉglise  ».  Études,  20  février  1903. 
•    2.  Pp.  498-499. 


—  286  — 

torien.  Ce  qui,  dans  le  christianisme,  vient  du  Christ, 
et  ce  qui  vient  de  ses  disciples,  comment  est  née 
l'Eglise  et  sa  hiérarchie,  comment  se  sont  formés 
les  dogmes,  d'où  viennent  les  sacrements  :  ces  ques- 
tions et  bien  d'autres,  qui  sont  agitées  dans  ces 
pages,  ne  seraient  donc  pas  de  la  théologie?  Ou 
serait-il  permis  à  un  écrivain  calholiquede  les  traiter, 
sans  se  préoccuper  des  solutions  que  leur  donne  la 
théologie?  Intolérable  prétention.  Maison  sait  ce 
que  veut  dire  «  exégèse  historique»,  «  critique  histo- 
rique »  dans  certain  jargon  savant  :  c'est  l'exégèse,  la 
critique  rationaliste.  Par  le  fait,  sans  le  vouloir,  nous 
le  croyons  sincèrement,  M.  Loisy  interprète  les 
Evangiles  trop  souvent  en  rationaliste,  c'est-à-dire 
comme  il  ferait  des  documents  purement  humains  et 
sans  se  tenir  pour  lié  par  le  sentiment  de  l'Eglise, 
interprète  infaillible  de  l'Ecriture1....*. 

Ainsi  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  n'aurait  été 
qu'une  sorte  de  Bouddha  prêchant  à  l'humanité 
l'anéantissement  de  soi  même,  en  attendant  la  fin 
prochaine  du  monde.  On  est  stupéfait  de  l'assurance 
avec  laquelle  Fauteur  affirme  que  tel  est,  sans  nul 
doute,  le  vrai  sens  de  l'Evangile2... 

M.  Loisy  ne  se  lasse  pas  de  répéter  que  le  Christ 
n'a  directement  rien  prévu,  rien  institué,  rien  orga- 
nisé de  ce  qui  constitue  proprement  l'Eglise  :  ni  sa 


1.  Pp.  500-501, 

2.  P.  508. 


—  287  — 

forme  de  société  visible,  ni  sa  hiérarchie,  ni  son 
dogme,  ni  son  culte  ou  ses  sacrements.  Il  veut  bien 
admettre,  cependant,  qu'il  y  avait  dans  l'Évangile 
des  «  linéaments  »  de  l'ensemble,  et  que  le  dévelop- 
pement ultérieur  fut  légitime*... 

Par  les  textes  cités  ici,  et  Ton  pourrait  en  ajouter 
d'autres  non  moins  caractéristiques,  il  sera  évident 
pour  tout  le  monde  que  la  censure  prononcée  par  le 
Cardinal  de  Paris  n'était  que  trop  justifiée.  Dieu 
veuille  qu'elle  éclaire  tous  ceux  à  qui  le  talent,  cer- 
tainement peu  commun,  avec  lequel  l'œuvre  con- 
damnée est  écrite,  a  pu  faire  illusion  sur  ses  doc- 
trines !  Et  puisse  l'auteur  employer  désormais,  uni- 
quement en  faveur  de  la  vérité  catholique,  une  plume 
qui  pourrait  la  servir  si  bien  !  Il  lui  suffira  pour  cela 
de  réagir  courageusement  contre  un  goût  trop  exclu- 
sif pour  cette  exégèse  «  historique  »,  qui  ne  saurait 
faire  une  besogne  bonne  et  saine  en  opposition  avec 
la  vraie  tradition  exégétique  et  théologique  de 
l'Église2. 

1.  P.  510. 

2.  Pp.  510-511. 


XIV 

Extraits  de  l'article  du  R.  P.  Marie-Joseph  La- 
grange,  des  Frères  Prêcheurs1. 

Ce  livre  2  est  une  gageure.  Accepter  le  débat  avec 
un  grand  théologien  protestant  sur  le  terrain  qu'il  a 
choisi,  se  montrer  même  plus  exigeant  que  lui  clans 
la  critique  des  documents  écrits  et  lui  prouver  ce- 
pendant que  le  véritable  Evangile  de  Jésus,  son 
essence,  se  trouve  dans  le  catholicisme  et  ne  peut 
être  défini  en  dehors  de  la  tradition  ;  en  d'autres 
termes,  concilier  les  hardiesses  les  plus  osées  de  la 
critique  avec  la  justification  des  usages  catholiques, 
y  compris  les  dévotions  populaires,  comme  la 
requête  à  saint  Antoine  de  Padoue  pour  trouver  les 
objets  perdus,  c'est  un  paradoxe  intéressant,  conduit 
avec  entrain,  et  plusieurs  ont  cru  la  partie  gagnée... 

En  réalité,  c'est  le  christianisme  tout  entier  qui 
est  en  jeu,  et  gravement  compromis,  quelque  pure 
que  soit  l'intention  de  l'auteur. 

C'est  ce  que  plusieurs  ont  fait  voir. 

La  Revue  biblique  ne  peut  se  dérober  à  la  même 
tâche,  quoique  ingrate.   Si   M.  Loisy  était  seul  en 

1.  Revue  biblique,  1er  avril  1903. 
2»  L'Évangile  et  l'Église. 


—  289  — 

cause,  on  se  serait  abstenu  de  l'entreprendre.  Criti- 
quer l'œuvre  d'un  prêtre  catholique,  condamnée  par 
son  Ordinaire,  n'est-ce  pas  s'acharner  contre  un 
homme  déjà  frappé?  et  si  ce  prêtre  s'est  soumis,  il 
est  encore  plus  odieux  de  s'attaquer  à  une  personna- 
lité dont  le  caractère  n'impose  pas  moins  de  respect 
que  la  science.  Mais  M.  Loisy,  et  il  le  déplore  sans 
doute,  a  un  parti  qui  ne  s'émeut  guère  de  la  condam- 
nation dont  son  livre  a  été  l'objet.  D'après  ses  amis, 
on  a  pu  le  condamner,  mais  on  n'a  pas  su  lui 
répondre.  Chacun  de  ses  adversaires  reçoit  sa  quali- 
fication humouristique;  on  dirait  même  que  M.  Loisy 
est  le  seul  qui  n'écrit  que  pour  obéir  à  sa  conscience. 
Ses  partisans  ne  nous  reprocheront  donc  pas  d'avoir 
manqué  d'égard  envers  une  infortune  ;  libre  à  eux 
de  prétendre  que  nous  n'avons  pas  mieux  compris 
que  les  autres  un  livre  dont  ils  semblent  avoir  le 
secret. 

On  ne  tolère  même  pas,  dans  ce  camp  ',  qu'on 
fasse  remarquer  les  erreurs  théologiques  de  M.  Loisy, 
parce  que  M.  Loisy  n'entend  point  faire  de  la  théo- 
logie, mais  de  l'histoire.  On  a  pu  sourire  de  cette 
malice  adressée  aux  théologiens  quand  il  était  ques- 

1.  Comme  il  ne  s'agit  pas  ici  de  moi  ni  de  mes  opi- 
nions, je  crois  devoir  observer,  pour  l'édification  du  lec- 
teur, que  j'ignore  absolument  l'existence  de  mon 
<(  parti  »,  de  mon  «  camp  »,  et  les  «qualifications  humou- 
ristiques  »  dont  mon  «  parti  »  s'est  permis  d'affubler  mes 
«  adversaires  ». 

A.  Loisy.  —  Autour  d'un  petit  livre,  19 


—  290  — 

tion  des  mythes  babyloniens,  mais  les  meilleures 
plaisanteries  sont  les  plus  courtes,  et  il  faut  n'avoir 
jamais  lu  deux  lignes  de  M.  Loisy  pour  ignorer  l'at- 
trait invincible  qui  l'attire  vers  les  problèmes  théo- 
lçgiques* 

Certes,  aucun  avantage  de  polémique  ne  saurait 
compenser  les  pertes  que  nous  avons  comptées  ; 
mais,  en  somme,  il  est  rigoureusement  vrai  que  les 
théories  critiques  de  M.  Loisy  sont  aussi  fatales  à  la 
foi  chrétienne  que  celles  de  M.  Harnack,  et  l'avan- 
tage qu'il  emporte  sur  le  terrain  de  l'Église  n'abou- 
tit à  rien  de  solide  ;  car,  qui  consentira"  à  accepter  le 
joug  de  l'Eglise,  — c'est  un  joug,  —  si  elle  n'a  pas 
été  instituée  par  Jésus-Christ,  et  si  rien  ne  prouve 
que  Jésus-Christ  soit  Dieu  ? 

1 .  Harnack  soutient  avec  force  contre  les  savants 
israélites  l'originalité  de  l'enseignement  de  Jésus.  Si 
on  a  pu  citer  chez  les  rabbins  des  traits  analogues  à 
ceux  de  l'Evangile,  Jésus  a  prêché  la  vérité  déjà  con- 
nue avec  une  telle  pureté  et  une  telle  force  que 
c'était  vraiment  du  nouveau.  S'il  a  admis  la  tradi- 
tion populaire  du  royaume  de  Dieu,  attendu  comme 
une  apocalypse,  il  y  a  introduit  l'idée  nouvelle  de 
a  rénovation  intérieure  qui  commence  le  royaume. 
C'est  par  là  que  sa  religion  n'est  pas  celle  de  déses- 
pérés qui  sentant  que  la  lerre  leur  échappe,  s'em- 
parent du  ciel  ;  c'est  une  religion  qui,  au  delà  des 

1.   P.   293. 


—  291   — 

formes  historiques  et  au  dessus  d'elles  peut  s'appli- 
quer à  l'homme  de  tous  les  temps. 

Loisy  est  plus  préoccupé  de  s'en  tenir  au  pur 
domaine  de  l'histoire,  mais  au  point  de  méconnaître 
ce  fond  humain,  toujours  le  même,  qui  correspond 
au  fond  immuable  de  l'Evangile.  N'est-ce  pas  une 
religion  de  désespérés  que  celle  qui  nous  est  décrite  ? 
«  La  comparaison  des  disciples  avec  les  oiseaux  du 
ciel  et  les  fleurs  des  champs  montre  que  ce  n'est  pas 
seulement  le  souci  inquiet  pour  les  besoins  corpo- 
rels, mais  le  travail  même  qui  est  défendu  ou  décon- 
seillé ' .  » 

Si  donc  pour  Harnack  l'Evangile  n'est  pas  un  pro- 
gramme social  ni  un  code  politique,  c'est  qu'il 
domine  tous  les  temps  par  sa  valeur  morale  ;  pour 
Loisy,  Jésus  n'avait  pas  à  tracer  un  programme  à  une 
société  qui  allait  finir. 

"2.  Harnack  concède  que  Jésus  s'est  dit  Eils  de 
Dieu  d'une  façon  unique.  C'est  ce  que  Loisy  ne  veut 
point  accorder.  Il  montre  fort  bien  que  le  texte 
Confiteor  tibi,  Pater,  ne  doit  point  s'entendre  d'une 
façon  psychologique  et  il  lui  restitue  son  véritable 
sens.  Mais  Jésus  n'a  probablement  pas  prononcé  ces 
paroles,  il  ne  s'est  jamais  cru  ou  dit  Fils  de  Dieu 
d'une  façon  spéciale,  et  c'est  une  maigre  compensa- 
tion que  d'insister  sur  le  rôle  qu'il  a  comme  ag-ent  et 
vicaire  du  royaume,  comme  Messie  juif. 

1.   L'Évangile  et  V Église,  »  25  (2  59). 


—  292  — 

3.  Voici  encore  plus  grave.  D'après  Harnack,  la 
première  communauté  regardait  la  mort  du  Christ 
comme  un  sacrifice  offert  pour  la  rémission  des 
péchés  ;  il  est  historiquement  certain  que  saint  Paul 
lui  a  emprunté  cette  idée  qu'il  a  développée  théolo- 
giquement.  D'après  Loisy,  cette  idée  est  découverte 
par  saint  Paul. 

4.  Enfin,  l'Eglise.  Les  deux  savants  ne  paraissent 
pas  d'accord  sur  la  philosophie  de  l'histoire.  Pour 
Loisy  comme  pour  Harnack,  l'Eglise  s'est  dévelop- 
pée dans  une  certaine  ligne,  d'après  l'impulsion  de 
l'esprit  de  foi  et  sous  la  pression  des  c  rconstances. 
Le  mouvement  était  donc  en  quelque  sorte  fatal. 
Mais  il  semble  que  pour  Loisy,  tout  ce  qui  existe 
fatalement  est  légitime  :  «  le  développement  doctri- 
nal chrétien  était  fatal,  donc  légitime  en  principe  ^  », 
et  encore  :  «  En  même  temps,  chaque  progrès  s'ex- 
plique par  une  nécessité  de  fait  qui  s'accompagne  de 
nécessités  logiques2  »,  tandis  que  Harnack  admet 
dans  l'histoire  des  régressions  et  des  rechutes.  Ce 
dernier  système  est  incontestablement  plus  conforme 
à  la  théorie  de  la  liberté  humaine3 

1.  Op.  cit.  *  160  (2  204). 

2.  Op.  cit.  *  110(2  154). 

3.  Pp.  311-312. 


293 


Fragment  d'une  lettre  du  même  auteur,  cité 
dans  l'Univers  du  2ï  octobre  1903. 

Le  relativisme  est  Terreur  fondamentale  de  Loisy, 
qui  lui  permet  seule  de  continuer  à  rester  dans 
l'Église  sans  être  d'accord  avec  elle  sur  des  points 
essentiels,  comme  cela  paraît  désormais  évident  ;  et 
c'est  ce  qui  constitue  sa  bonne  foi. 


XV 


Extraits  de  la  lettre  adressée  par  Mgr  Emile- 
Paul  Le  Camus,  Evêque  de  La  Rochelle  et  de 
Saintes,  aux  directeurs  de  son  séminaire,  sous 
le  titre  :    Vraie  et  fausse  exégèse1. 

De  nos  jours,  il  semble  que  les  discussions  entre 
catholiques  devraient  se  vider  loyalement  sur  le  ter- 
rain de  la  science  religieuse,  avant  d'en  venir  à  des 
condamnations  qui,  dans  leur  sévérité  souvent 
dédaigneuse  d'explications  utiles,  éclairent  insuiïi- 
samment  ceux  qu'elles  prétendent  avertir,  et  irritent 
ceux  qu'elles  veulent  atteindre2 

Ce  livre  (L'Evangile  et  V Église),  tout  en  ren- 
dant, par  des  aperçus  nouveaux,  quelques  services 
à  l'apologétique,  emploie,  avec  une  désinvolture 
inattendue  chez  un  catholique,  des  procédés  visible- 
ment dangereux  et,  en  exégèse  comme  en  théologie, 
inacceptables.  Je  les  préciserai  sans  hésiter,  tenant 
à  dégager  l'école  exégétique,  progressiste  sans  doute, 
mais  autrement  sage,  à  laquelle  se  sont  ralliées  chez 
nous  tant  de  jeunes  et  belles  intelligences,  d'exagé- 

1.  Paris,  Oudin,  1903. 

2.  P.  4. 


—  295  — 

rations  capables  de  compromettre  l'heureux  mouve- 
ment biblique  dont  nous  sommes  témoins  ou  promo- 
teurs, mouvement  auquel  l'Église  devra  demain  son 
meilleur  système  de  défense  ' 

En  fait  de  liberté,  l'autorité  de  l'Eglise  a,  de  tout 
temps,  marqué  à  la  critique  de  sages  limites  qu'il  ne 
faut  pas  dépasser.  Pourquoi  ne  pas  s'y  tenir?  Onest 
catholique  ou  on  ne  l'est  pas.  Les  conditions  où  nous 
faisons  de  la  science,  me  dira-t-on,  ne  sont  donc  pas 
les  mêmes  que  celles  de  nos  adversaires?  Pas  tout  à 
fait,  et  il  ne  faut  pas  nous  en  plaindre,  car  cela  n'em- 
pêche aucunement  notre  science  d'être  réelle  et  plus 
durable  dans    les   résultats  acquis  que   celle  de  nos 

contradicteurs La    comparaison     empruntée    à 

Renan,  de  l'oiseau  dont  on  a  un  peu  écourté  les 
ailes,  n'est  pas  même  faite  pour  m'effrayer,  quand  je 
songeque  linalement,  si  on  enlève  au  cher  et  impru- 
dent volatile  la  possibilité  d'aller  se  jeter  dans  les 
serres  du  vautour,  on  lui  laisse  toujours  le  droit  de 
prendre  d'assez  utiles  ébats  et  de  chanter  dans  une 
liberté  qui,  pour  être  limitée,  n'en  demeure  pas 
moins,  comme  la  liberté  même  du  bien,  réelle  et 
suffisante2 

Il  n'est  pas  sage  de  s'obstiner  dans  des  prétentions 
trop  rigides,  quand  on  veut  parler  de  l'exactitude 
parfaite  de  nos  historiens  sacrés.  Il  y  a   plus,  c'est 

1.  P.:i. 

2.  Pp.  9-10. 


—  296  — 

qu'il  doit   paraître   loyal  de  reconnaître  parfois  chez 

eux  des  inexactitudes  de  détail J'ai  relevé  le  plus 

grand  nombre  de  ces  inexactitudes  dans  mes  notes 
de    la    sixième    édition    de    ma    Vie    de   Aolre-Sei- 

cfneur{ De  cette  théorie  suffisamment    large  sur 

l'exactitude  absolue  des  évangélistes  à  celle  cpii  dis- 
sèque leurs  écrits  pour  attribuer  telle  phrase  embar- 
rassante à  des  préoccupations  personnelles,  telle 
autre  aux  données  d'une  tradition  plus  tardive,  qui 
rejette  celle-ci,  défigure  celle-là,  il  y  a  la  distance 
qui  sépare  la  vérité  de  l'erreur.  Nous  devons  prendre 
nos  Evangiles  tels  qu'ils  sont,  comme  l'expression 
exacte,  lidèle,  irrécusable  de  ce  que  les  apôtres  ont 
vu.  entendu  et  raconté  de  Jésus.  Que  que  théorie 
qu'on  admette  quant  aux  éléments  de  leur  rédaction 
primitive,  ils  font  foi  pour  nous.  Respect  à  ce  code 
de  la  religion,  il  est  sacré2 


S'il  est  vrai  que  le  Maître  et  les  disciples  annon- 
çaient tout  d'abord  le  royaume  de  Dieu,  cela  ne  veuf 
pas  dire  qu'ils  le  voyaient  réalisé  en  dehors  de  la 
prédication  par  laquelle  le  Père  était  glorifié  et  de 
la  rédemption  qui  devait  sauver  le  monde.  Ajoutons 
qu'on  serait  bien  mal  inspiré  en  donnant  à  l'Eglise, 
pour  résumé  de  sa  religion,  l'idée  même  qu'elle  a  le 

1.  L'auteur  cite  en  exemple  les  variantes  du  litre 
placé  sur  la  tête  de  Jésus  en  croix,  celles  de  TOraison 
dominicale,  de  la  parabole  des  Vignerons,  des  récits 
concernant  le  possédé  de  Gérasa  et  l'aveugle  de  Jéricho. 

2,  Pp.    10-17. 


—  297  — 

plus  mal  saisie  dès  l'origine.  Qui  ignore,  en  effet, 
que  l'illusion  générale,  pour  ne  pas  dire  l'erreur,  des 
premiers  chrétiens,  apôtres  et  simples  fidèles,  sur  la 
venue  prochaine  ou  même  immédiate  du  royaume 
de  Dieu,  constitue  une  des  difficultés  les  plus  embar- 
rassantes pour  l'apologétique  chrétienne  '  ? 

1.  P.  19. 


XVI 

Extrait  de  la  brochure  :  La  vraie  méthode  des 
études  ecclésiastiques1,  par  Mgr  l'Evêque  de 
Nancy. 

En  résumé,  cette  méthode  si  vantée2  de  M.  l'abbé 
Loisy  n'est  pas  catholique.  Elle  ne  tient  aucun 
compte  des  dogmes  de  la  foi  et  de  l'autorité  de 
l'Eglise,  et  elle  est  en  opposition  manifeste  avec 
l'Encyclique  Providentissimus  Deus  et  E Encyclique 
au  clergé  français.  • 

Cette  méthode  n'est  pas  chrétienne  :  car  à  sa  base 
se  trouve  un  prétendu  progrès  de  la  foi  qui  en  est 
la  destruction,  et  elle  conduit  à  nier  les  dogmes  fon- 
damentaux du  christianisme  et  l'autorité  même  his- 
torique des  Evangiles. 

Cette  méthode  n'est  pas  historique,  puisqu'elle 
détruit  la  valeur  historique  des  Evangiles  et  que,  à 
la  place  des  documents  que  réclame  l'histoire,. elle 
met  des  négations  sans  preuves,  des  doutes,  des  con- 
jectures et  des  hypothèses. 

Cette  méthode  n'est  pas  critique  :  car,  si  ce  mot 
«  critique  »  a  un  sens,  il  veut  dire  examen  sincère, 

i.  Nancy  et  Paris,  1903. 

2.  La  méthode  critique  et  historique. 


—  299  — 

attentif,  sérieux,  sans  parti  pris,  des  documents  qui 
sont  les  sources  de  la  foi. 

Cette  méthode  n'est  certainement  pas  théologique  : 
par  système,  elle  écarte  la  théologie  et  elle  en  est  la 
négation. 

Elle  n'est  pas  scientifique  :  car,  qu'y  a-t-il  de  moins 
scientifique  que  la  suppression  arbitraire  de  textes 
historiques,  que  des  affirmations  et  des  négations 
sans  preuves,  appuyées  sur  des  doutes,  des  conjec- 
tures et  des  hypothèses  ? 

Est-elle  du  moins  loyale'?  Nous  voulons  croire  que 
malgré  les  avertissements  nombreux  qu'il  avait  déjà 
reçus,  M.  1  abbé  Loisy  a  pu  être  dominé  et  entraîné, 
aveuglé,  dans  une  certaine- mesure,  par  sa  déplo- 
rable métliode  et  par  l'influence  des  auteurs  protes- 
tants, de  ceux  qu'il  cite  et  même  de  ceux  qu'il  pré- 
tend combattre.  Sa  soumission  complète,  parfaite, 
aurait  fait  la  joie  de  tous  les  cœurs  catholiques.  Mais 
sa  soumission  à  la  condamnation  qui  l'a  frappé  et  que, 
pour  notre  part,  nous  avions  annoncée  avec  bonheur, 
est-elle  parfaite  et  complète?  Est-ce  une  vraie  sou- 
mission ?  Reconnaît-il  et  désavoue-t-il  ses  erreurs  ? 
Il  a  écrit  sans  doute  qu'il  se  soumettait  à  la  condam- 
nation portée  par  S.  E.  le  Cardinal  Archevêque  de 
Paris,  mais  il  a  ajouté  :  «  Je  réprouve  les  erreurs 
quon  a  pu  déduire  de  mon  livre.  »  Donc,  il  ne  recon- 
naît pas  qu'il  y  ait  des  erreurs  dans  son  livre,  et  il  ne 
réprouve  que  celles  qu'on  a  pu  déduire  de  ce  livre. 
Eh  bien!  cela  est  manifestement  insuffisant  ' . 

J.   Pp.  01-93. 


XVII 

Extraits  du  compte  rendu  publié  par  M.  Gabriel 
Monod,  membre  de  l'Institut,  directeur  de  la 
Section  de  philologie  à  F  Ecole  pratique  des 
Hautes-Etudes,  dans  la  Revue  historique  l. 

I*  Evangile  et  VEgli$e  (est)  un  exposé  de  révolu- 
tion du  christianisme  qui  est  à  la  fois  une  très  forte 
réfutation  des  idées  de  Sabatier  et  de  Harnack,  et 
une  apologie  du  christianisme,  si  noble,  si  intelligente 
et  si  solide  2  que  rien  certainement,  depuis  Newman, 
n'a  été  publié  qui  soit  plus  de  nature  à  faire  accep- 
ter le  catholicisme. par  des  esprits  éclairés...  M.  Loisy 
montre,  et  ceci  est  la  partie  vraiment  forte  et  belle 
de  son  livre,  que  cette  doctrine  chrétienne,  à  l'état  de 
germe  dans  F  Evangile,  ne  pouvait  se  développer,  se 
réaliser  pour  ainsi  dire,  et  conquérir  le  monde,  qu'en 
créant  une  société  chrétienne  avec  ses  formes  propres 
d'organisation  et  de  pensée,  c'est-à-dire  une  Eglise, 
un  sacerdoce,  des  dogmes,  des  sacrements  et  un 
culte.   Naturellement  cette    Église,   ces  dogmes,    ce 

t.   Mars-avril  1903,  pp.   342-340. 

2.  On  sait  que  M.  G.  Monod  est  protestant. 


:*o 


culte  se  transforment  dans  l'histoire  simultanément 
avec  révolution  de  la  société,  de  la  science  et  de  la 
pensée  humaines  ;  ils  sont,  si  Ton  peut  dire,  la  forme 
corporelle  et  intellectuelle  changeante  qui  enveloppe 
et  exprime  la  vérité  et  la  doctrine  chrétienne  fonda- 
mentales; ils  participent  nécessairement  à  la  relati- 
vité et  à  l'imperfection  de  toutes  les  choses  humaines  ; 
mais,  aux  yeux  de  M.  Loisy,  et  il  est  difficile  sur  ce 
point  de  n'être  pas  d'accord  avec  lui,  l'Eglise  catho- 
lique représenle  à  travers  l'histoire  le  développement 
logique,  organique,  légitime  du  christianisme  primi- 
tif tel  qu'il  existait  en  germe  au  temps  du  Christ  et 
des  apôtres  ' ... 

Tout  d'abord,  ce  qui  a  dû  choquer  ses  censeurs, 
c'est  le  ton  laïque  du  livre.  M.  Loisy  a  écrit  en  savant 
et  en  homme  raisonnable  qui  s'adresse  à  des   gens 

instruits  et  raisonnables En  second  lieu,  il  place 

dans  leur  réalité  historique  non  seulement  l'Eglise, 
mais  les  Livres  saints  et  le  Christ  lui-même  II  cherche 
à  dégager  la  vraie  pensée  du  Christ  dans  la  tradition 
des  Evangiles,  où  il  admet  que  tout  n'est  pas  égale- 
ment primitif  et  authentique...  De  plus,  dans  tout 
son  livre,  il  reste  sur  le  terrain  de  l'histoire  ;  il  montre 
la  pensée  et  la  religion  chrétiennes  se  développant 
dans  les  divers  milieux  historiques  qu'elles  tra- 
versent, s'y  adaptant,  si  bien  que  les  mêmes  formules, 


t.   Comparer    le   jugement    de    M.   Maurice   Veunes, 
Hevuc  critique  du  ï  mai  d 903 ,  p.  364. 


—  302  — 

qui  ne  peuvent  être  que  des  expressions  inadéquates, 
et  en  un  sens  symboliques,  de  la  vérité  éternelle, 
changent  de  sens  à  mesure  que  se  modifie    'esprit  de 

ceux  qui  les  emploient Au  fond,  cette  manière  de 

voir  est  bien  catholique  ;  mais,  depuis  le  concile  de 
Trente  et  surtout  depuis  le  concile  du  Vatican, 
'Eglise  a  perdu  le  sens  de  l'histoire,  même  de  son 
histoire,  bien  que  l'évolution  historique  soit  sa  rai- 
son d'être 

Il  y  a  deux  courants  en  ce  moment  au  sein  de  la 
pensée  catholique  :  tandis  que  les  uns  prétendent 
conserver  à  la  critique,  à  la  raison  leurs  droits  et, 
par  une  large  interprétation,  ouvrir  le  sanctuaire  à  la 
pensée  moderne,  d'autres,  et  c'est  la  majorité,  vou- 
draient continuer  le  système  qui  a  stérilisé  depuis 
quatre  siècles  la  pensée  et  la  science  des  catho- 
liques   En  agissant  ainsi,  l'Eglise  court  les  plus 

grands  risques,  et  elle  creuse  un  abîme  toujours  plus 
grand  entre  elle  et  la  pensée  moderne.  Elle  devient 
de  -plus  en  plus  incompatible  avec  la  société 
actuelle 

Comme  il  n'y  a,  aux  yeux  des  hommes  modernes, 
ni  science  catholique  ni  science  protestante,  mais 
seulement  la  Science  qui  cherche  le  vrai  dans  le 
domaine  humain  et  naturel,  sans  s  inquiéter  Apriori 
de  servir  ni  de  combattre  aucune  Eglise,  il  s'agit 
aujourd'hui  de  savoir  si  les  catholiques  veulent  créer 
un  État  dans  l'Etat,  une  science  dans  la  science, 
une  charité  dans  la  charité,  se  mettre  à  part  de  tous 


PB 


m 


SB 


—  303  — 

et  en  opposition  à  tous,  ou  s'ils  veulent  vivre  en  fra- 
ternité, en  communauté  de  travail,  de  pensée  et 
d'action  avec  les  autres  citoyens,  tout  en  réservant 
à  la  religion  son  terrain  propre.  Ils  se  plaignent 
aujourd'hui  qu'on  leur  fasse  la  guerre,  et  nous 
sommes  de  ceux  qui  ont  toujours  désiré  la  paix  et 
l'union  avec  eux  comme  avec  tous,  et  protesté  contre 
l'intolérance  de  la  libre-pensée  aussi  bien  que  contre 
l'intolérance  des  Eglises;  mais  pour  que  cette  paix 
soit  possible,  il  faut  que  les  catholiques  renoncent  à 
un  exclusivisme  dont  ils  sont  les  premières  victimes. 


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209.054  113594 

L836b 

Loisy,   Alfred 


<209.034  113594 

L836e 

Loisy,  Alfred 

Autour  d'un  petit  livre